Jean Zay, fusillé le 20 juin 1944 par la Milice alors qu’il n’avait pas encore 40 ans, a eu une vie courte mais dont les diverses facettes méritent d’être évoquées. Brillant ministre de l’éducation nationale et des Beaux arts pendant 40 mois, de juin 1936 à septembre 1940, Jean Zay est un fervent républicain partisan d’une politique de fermeté face aux menaces du fascisme et de l’hitlérisme. Outre ses origines juives du côté paternel, c’est sans doute ce qui lui vaut d’être emprisonné et condamné par les autorités de Vichy, du mois d’août 1940 jusqu’à son assassinat le 20 juin 1944.
Jean Zay est aussi, depuis son enfance, passionné par le journalisme et a le goût de l’écriture et des belles lettres (1).
En prison , Jean Zay comble les longues heures de la captivité par l’écriture d’un journal (mais aussi par la rédaction de nouvelles policières !) qu’il comptait publier après la guerre et après avoir recouvré la liberté. Finalement, ces mémoires de prison ont été publiées en 1946 par la veuve de Jean Zay, sous le titre « Souvenirs et solitude ». L’auteur y alterne, dans un ordre semble-t-il calculé, une chronique de sa vie quotidienne de prisonnier et la relation de souvenirs des années 30 au temps de sa vie de député et de ministre. La langue est soignée et les réflexions souvent profondes.
Dans cet extrait, Jean Zay dresse un portrait nuancé des résistants communistes, « condamnés politiques » comme lui et avec il a eu l’occasion d’échanger. Il loue leur force d’âme « qui n’est donné qu’aux saints et aux apôtres ». Le communisme serait-il donc la grande religion du 20ème siècle ? La question mérite d’être posée…
(1) : une partie des écrits de Jean Zay a fait récemment l’objet d’une édition commentée Ici
9 juin 1941
Les condamnés politiques, les communistes en particulier, ne se reconnaissent pas seulement à leur visage honnête, à leur propreté qui contraste avec l’aspect de leurs voisins, mais à l’expression de tranquille certitude qui marque tous leurs traits. Quelle que soit la durée de leur peine, la cruauté de leur sort matériel, ils ne se départent jamais d’une patience instinctive, d’une confiance qu’aucun événement ne peut ébranler, d’une force de résistance morale et physique sur laquelle rien n’a de prise. Toujours le sourire aux lèvres, sans jamais céder au moindre mouvement de révolte, ils s’accommodent à la prison sans effort, se plient docilement au règlement, accueillent les humiliations ou les travaux rebutants comme le signe d’une fatalité duis longtemps connue et acceptée. On comprend à les regarder pourquoi la répression n’est jamais venue à bout d’une idée ou d’un parti, avec quelle puissance recrute le martyre. On voit que le supplice ne parviendrait pas à les faire fléchir, comme le prouvent en ce moment tant d’épisodes tragiques. Intellectuels, métallurgistes ou ouvriers agricoles, du militant cultivé au plus inculte des néophytes, ils disposent exactement de la même force d’âme, ils font presque mot par mot les mêmes réponses aux questions qu’on leur pose. L’influence surprenante qu’ils exercent autour d’eux et qui atteint jusqu’à leurs surveillants, jusqu’aux gendarmes qui les arrêtent, est faite de leur complaisance, de leur esprit de camaraderie, de leur application à écouter tous les arguments et à y repliquer patiemment.
L’un d’entre eux, auquel sont confiées les fonctions de comptable, vient assez souvent me voir, sous un prétexte de service, et nous bavardons. Il parle avec impassibilé du présent ou du passé mais, dès qu’il s’agit de l’avenir, ses yeux jettent des éclairs. On sent que plusieurs hommes l´habitent, qui se succèdent en lui, selon le cours des événements, et dont chacun à son heure le possède complètement. Hier, le militant électoral rompu aux ruses de la réunion publique ; aujourd’hui, l’agitateur clandestin, prêt à se transformer en héros ; demain, si le destin le veut, l’homme du pouvoir, implacable et résolu. La foi politique, comme la foi religieuse, est sous tous les cieux la même ; elle façonne de manière identique les hommes les plus dissemblables. Le visage ardent de ce jeune métallurgiste auvergnat, ses expressions enflammées, me rappellent exactement l’ouvrier traqué qui, à Vienne, sur le Prater, m’aborda brusquement pour me glisser un billet sous l’œil même de la police de Schuschnigg ; celui qui Athènes, déjouait de la même manière la surveillance des agents de Métaxas ; le directeur de trente ans qui exhibait fièrement l’usine de roulements à billes de Moscou ; le jovial syndiqué de New York, qui se mettait en grève le jour inaugural de l’Exposition et déclenchait les jets d’eau à contretemps, à l’arrivée des officiels. Et tant d’autres.!..
les hommes se ressemblent moins par leur nationalité ou par leur classe que par leurs passions. Celui-ci, marié, père de plusieurs enfants, oublierait tout, sacrifierait tout pour la mission qu’il s’est fixée. Plusieurs milliers d’êtres de cette trempe, fortifiés par les épreuves de la prison, pèsent plus dans la destinée d’un peuple que tant de gouvernants ou de bourgeois amollis, sceptiques, résignés. Et ceux-ci ne pourront jamais venir à bout de ceux-là. Mon interlocuteur, grand garçon sympathique, discute posément, méthodiquement, intelligemment. Quand une objection gênante se dresse devant lui, il reste muet quelques secondes, mais ses yeux ne cillent point et, la réponse trouvée, avec quel éclair de joie ne la lance-t-il pas ! Devant un obstacle plus sérieux encore, lorsqu’on doute qu’il puisse répliquer, on est certain en tout cas qu’il ne capitulera pas et l’on a l’impression que, comme ce moine embarrassé dans une controverse publique, il va tout à coup se borner à répondre, en se frappant la poitrine : <<< Credo ! >>> . Cet homme est heureux en prison. Il serait heureux devant le supplice. Il possède le plus précieux viatique, le privilège suprême, celui qui n’est donné qu’aux saints et aux apôtres : la certitude.
Jean Zay, Souvenirs et solitude, chapitre 3, 9 juin 1941