La ville de Venise figure au programme d’HGGSP en Terminale (thème 4 « Le patrimoine », jalon « Le tourisme culturel, entre valorisation et protection : Venise »). La cité des doges, présentée comme l’un des sites les plus saturés au monde par les flux de touristes, s’efforce de lutter contre le « surtourisme », jugé nocif à sa préservation. Rémy Knafou revient pour les Clionautes sur le sujet. Nous le remercions vivement d’avoir accepté d’écrire pour nos collègues et nos élèves. 

L’auteur

Rémy Knafou est géographe et professeur émérite de l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne. Il est un des meilleurs spécialistes du tourisme, à l’origine de multiples contributions de référence. Voici la dernière  : Réinventer (vraiment) le tourisme. En finir avec les hypocrisies du tourisme durable, aux éditions du Faubourg en 2023. Il a également créé la première équipe de recherche sur le sujet (MIT pour Mobilités, Itinéraires, Tourismes), il y a plus de trente ans. Tout récemment, il a écrit deux articles pour la Fondation Jean Jaurès  qui sont utiles en prolongement de ce texte sur Venise :

Plus largement, il est l’un des co-fondateurs du FIG, le festival international de géographie de Saint-Dié.


Le texte

Venise est un des hauts-lieux du tourisme mondial : une réputation et une attractivité justifiées par un site extraordinaire (118 îlots au milieu d’une lagune) et une non moins extraordinaire concentration de chefs d’œuvre qui se traduisent par une intense fréquentation qui continue de s’accroître mais qu’on a du mal à évaluer sérieusement, pour au moins deux raisons distinctes : d’une part, le nombre des logements non déclarés, d’autre part, l’importance des excursionnistes – les plus difficiles à comptabiliser comme à réguler -, plus nombreux que les touristes (qui passent au moins une nuit).

Pourquoi l’emploi du mot surtourisme à Venise mérite d’être discuté

Pour justifier de parler de « surtourisme », lequel suppose l’existence d’un excès de touristes dans un lieu (= la différence entre beaucoup et trop), on rappellera les trois critères généralement convoqués dans la littérature scientifique, afin que ce jugement ne reflète pas la subjectivité de l’auteur ou bien le conformisme du moment, qui tend de plus en plus à faire de « surtourisme » le synonyme contemporain de « tourisme », privant ainsi ce terme de sa capacité à décrire une situation particulière localisée :
• premier critère, lorsque l’excès de touristes nuit à la conservation du lieu/site, naturel ou culturel : ce n’est pas le cas à Venise, ville menacée par la remontée des eaux et par le lent affaissement du bâti appuyé sur des pieux vieux de plus d’un millénaire ; tout au plus, pourrait-on incriminer les hélices des navires de croisière lorsqu’ils passaient dans le canal de la Giudecca (avant 2023). Sans l’argent des touristes ayant permis la restauration de nombre de bâtis, et sans une autre base économique (le grand commerce maritime qui fit la puissance de Venise est en déclin depuis le XVIe siècle), une grande partie de Venise serait en ruines ;
• le deuxième critère tient à l’acceptabilité du tourisme dans la société d’accueil : même s’il y a, à Venise, une petite partie de la population – surtout jeune – qui, non sans raison, s’élève contre l’augmentation des prix des loyers et de l’immobilier qui les exclut chaque jour davantage du lieu, il faut savoir que l’actuelle municipalité, pro-tourisme, applique une politique voulue par une majorité de Vénitiens (qui sont beaucoup plus nombreux à habiter sur la terre ferme qu’à Venise proprement dite) qui trouvent leur intérêt dans la touristification de plus en plus intense de la ville historique ;
• le troisième critère est observé lorsque l’excès de touristes nuit exagérément à la qualité de l’expérience touristique du lieu ; outre, son caractère éminemment subjectif, deux remarques permettent d’en contester le bien-fondé : d’une part, les touristes qui se rendent à Venise en provenance des quatre coins du monde savent bien qu’ils auront à partager ce lieu avec beaucoup d’autres touristes, comme c’est le cas partout ailleurs dans tous les hauts-lieux mondialisés ; d’autre part, des observations de terrain répétées montrent que les touristes
semblent bien s’accommoder de la très forte densité touristique comme le prix à payer pour jouir d’un lieu extraordinaire ; sans compter que pour bon nombre de ces touristes, le plus souvent venus de métropoles aux densités de population très élevées, la forte fréquentation n’est pas un élément répulsif, il est même pour beaucoup une source supplémentaire d’intérêt (de rencontres en particulier).

Les considérations qui précèdent ne signifient pas pour autant que Venise ne se trouve pas devant une réelle difficulté à gérer le poids et le rôle du tourisme, mais, pour en comprendre les enjeux réels, il est nécessaire d’identifier la réalité des situations et de ne pas se laisser piéger par les informations en provenance de la municipalité et reprises complaisamment par des médias incapables de décrypter la politique locale.

La réalité des chiffres de fréquentation : plus d’excursionnistes que de touristes

La fréquentation touristique totale à Venise oscille entre 27 et 30 millions de visiteurs par an, chiffre qui additionne les touristes au sens statistique du terme (ceux qui passent au moins une nuit à Venise) et les excursionnistes, ceux qui ne viennent qu’à la journée et repartent. Les premiers sont désirés, les seconds le sont d’autant moins qu’ils sont nettement plus nombreux, comme le montre ce graphique fondé sur l’utilisation récente des données provenant des téléphones permettant enfin de disposer de statistiques approchant la réalité du tourisme à Venise :

Présence des trois populations (résidents, touristes, excursionnistes) en 2022. Source : Baldin, A., Bertocchi, D., & Camatti, N. (2024). Crowding-in and (temporary) crowding-out in Venice. The effect of cultural events on residents. Tourism Economics, 0(0).

Ces données permettent de mieux objectiver la réalité du problème de la (sur)fréquentation à Venise : les touristes à Venise, au sens statistique du terme, ne sont pas plus nombreux que les visiteurs à Notre-Dame de Paris avant l’incendie… On voit bien que le problème principal à Venise réside dans l’afflux des visiteurs à la journée, ceux que les Vénitiens appellent les « mordi e fuggi » (ceux qui mordent – dans une pizza ou un sandwich – et s’enfuient), lesquels ne sont aimés nulle part, car ils salissent et ne consomment pas beaucoup. Leur nombre s’explique par le prix moyen élevé de la nuitée à Venise qui suscite la construction de vastes hôtels bon marché dans la périphérie vénitienne, ainsi que par l’existence d’un dense réseau urbain en Italie du nord qui permet, aux habitants de ces villes comme aux touristes qui y séjournent de se rendre à Venise à la journée (Milan est à 2h30 de train de Venise, Bologne à 1h30, etc.).
On comprend ainsi la politique touristique de la ville, toujours favorable au développement de la capacité d’accueil de Venise et, en particulier, au haut de gamme : ainsi, en 2025-26, devraient ouvrir : Airelles Venezia, à la Giudecca ; The Langham Venice, à Murano ; transformation de l’ancienne chambre de commerce en hôtel 5 étoiles + commerces de luxe, en plein cœur de Venise ; deux hôtels, avec 770 chambres au total dans l’île artificielle de Tronchetto, etc. De plus, la municipalité ne souhaite pas limiter le nombre des locations touristiques temporaires, comme le font désormais nombre de villes dans le monde. En revanche, elle s’efforce de lutter contre les excursionnistes et, comme cela ne marche pas, choisit d’en tirer parti financièrement.

L’art d’embrouiller les médias

Sur la ville classée en 1987 au patrimoine mondial par l’UNESCO, pèse depuis plus de deux décennies la menace de l’inscription sur la liste du patrimoine en péril, notamment parce qu’« On est encore trop dans un tourisme de masse, et non un tourisme durable, au détriment de la population. Venise ne doit pas se transformer en musée à ciel ouvert », selon un diplomate onusien à l’Agence France-Presse, cité dans un article du MondeL’Unesco recommande de placer Venise au Patrimoine mondial en péril, cf. article du Monde de 2023 . Face à cette menace, l’État italien et la municipalité ont multiplié promesses et manœuvres de diversion : ainsi l’interdiction de l’entrée dans la lagune des plus gros navires de croisière avait été annoncée en 2021 s’est finalement transformée en 2023 en interdiction de passer dans le canal de la Giudecca, devant le palais des Doges, les navires allant désormais s’amarrer au fond de la lagune à Porto Marghera ; on a donc éloigné ces navires plus hauts que le bâti vénitien, mais on a pris soin de ne pas négocier avec les armateurs le nombre des escales, qui est le moyen de faire baisser la pression touristique, comme cela est pratiqué depuis peu à Dubrovnik ou à Palma (cependant, en pratique, l’éloignement – relatif – de ces navires du centre historique a entraîné une baisse des escales, mais à l’initiative des armateurs et non de la municipalité).

L’instauration d’une taxe sur les excursionnistes (visiteurs à la journée) a été présentée par la municipalité comme une réponse au « surtourisme » et lui a permis d’éviter les foudres de l’UNESCO. Mais une taxe n’est pas un bon outil de régulation des flux : pour s’en convaincre, il suffit de constater que le produit de cette taxe expérimentale en 2024 a été deux fois supérieur à ce qui était attendu… D’où la décision de la pérenniser et d’en doubler le montant car, à défaut de réguler le flux, cela permet de faire entrer du cash et de contribuer, légitimement, à l’entretien de la ville.

Pour autant, la montée inexorable du tourisme doit interroger : pas seulement parce que la majorité des Vénitiens qui encouragent cette montée et en bénéficient doivent aussi en payer le prix (notamment, la diminution des commerces et services du quotidien), mais parce que, à terme, le lieu pourrait finir par relever de la catégorie du parc d’attraction, où les touristes seraient quasi exclusivement entre eux, et où les derniers Vénitiens seraient des employés du secteur de l’hébergement et de la restauration, voire de simples figurants, comme les gondoliers.
Il s’agit là d’un choix de société, qui sera de plus en plus difficile à faire au fur et à mesure que le processus touristique s’assure le contrôle du lieu et de son économie.

Rémi Knafou, décembre 2024, pour les Clionautes