L’homme qui monte à la tribune de la SDN à Genève en ce mardi 30 juin 1936 est un souverain déchu dont le pays a été conquis et intégré  dans l’Empire italien fasciste, en mai 1936. Le « roi des rois » Hailé Sélassié (1892-1975) est désormais un souverain en exil mais le discours qu’il prononce ce jour-là a marqué les esprits.

Représentant de ce qui était encore quelques mois auparavant le dernier État indépendant d’Afrique, Hailé Sélassié y dénonce l’inaction et l’incapacité de la communauté internationale à faire respecter le droit international et à protéger l’Éthiopie des pulsions agressives  de Mussolini et  de l’invasion  de l’Italie fasciste. Il endosse ainsi le rôle ingrat et cruel de l’huissier chargé de faire l’inventaire de ce que les manuels scolaires ont coutume d’appeler « la faillite de la SDN ».

L’extrait  que nous présentons ici dénonce l’emploi par l’armée italienne d’armes chimiques et ce, dès la fin de l’année 1935, au début de la guerre italo-éthiopienne. Cet usage d’armes chimiques variées était   connu  des contemporains et les historiens ont confirmé que  leur emploi avait reçu l’aval de Mussolini.

Utilisées sur les champs de bataille de la première guerre mondiale, les armes chimiques sont vite réemployées après la guerre, probablement pendant la guerre civile russe, ainsi que  par les Espagnols pendant la guerre du Rif au Maroc, à partir de 1922.

Cependant, l’emploi des armes chimiques par l’Italie fasciste contre le peuple éthiopien se déroule dans un autre contexte puisque depuis juin 1925, il existait le Protocole de Genève qui interdisait l’usage des armes chimiques et bactériologiques, protocole que l’Italie avait d’ailleurs signée dès 1925. C’est donc une violation flagrante du droit international.

Mussolini justifie son agression contre l’Éthiopie par l’argument  classique de l’oeuvre civilisatrice que notre orateur n’a aucune peine à retourner contre les Italiens, compte tenu des circonstances de la guerre qui vient de s’achever.

L’usage d’armes chimiques par les fascistes au milieu des annnes 30 est moins connu que la destruction de Guernica par les bombes incendiaires de la  légion Condor allemande, un après-midi du 26 avril 1937. Cependant, on peut rapprocher les deux faits qui dénotent une évolution des techniques de guerre : l’usage de l’aviation et d’armes produites par l’industrie chimique pour semer la mort – une mort venue du ciel – sur des populations civiles sans défense.


DISCOURS DU « ROI DES ROIS » HAILÉ SÉLASSIÉ À LA SOCIÉTÉ DES NATIONS

Moi, Hailé Sélassié Ier, Empereur d’Éthiopie, je suis ici ce jour pour réclamer justice, cette justice qui est due à mon peuple, ainsi que l’assistance qui lui a été promise il y a huit mois lorsque cinquante nations ont affirmé qu’une agression avait été commise en violation des traités internationaux. Qu’un chef d’État s’adresse lui-même à cette Assemblée est un précédent. Mais c’est également la toute première fois qu’un peuple est victime d’une telle injustice et qu’il est livré, comme c’est le cas aujourd’hui, à la merci de son agresseur. Par ailleurs, jamais auparavant un État ne s’était appliqué avec autant d’acharnement à exterminer un peuple par des moyens barbares, au mépris des promesses les plus solennelles faites par les nations du monde, à savoir que des gaz toxiques ne seraient jamais utilisés contre des innocents. C’est pour soutenir la lutte d’un peuple pour son indépendance qui remonte à la nuit des temps, que le Chef de l’empire éthiopien est venu à Genève afin de s’acquitter de cette ultime mission qui lui incombe, après avoir conduit ses armées au combat.

Je prie Dieu Tout-puissant d’épargner aux autres nations les souffrances effroyables qui ont été infligées à mon peuple, et que les chefs militaires qui m’accompagnent ont vécu dans toute leur horreur. Je me dois d’informer les représentants des gouvernements réunis ici à Genève afin qu’ils ne soient plus dans l’ignorance du sort funeste réservé à l’Éthiopie, et parce que la vie de millions d’hommes, de femmes et d’enfants exposés à un danger mortel est entre leurs mains. En effet, le gouvernement italien n’a pas seulement engagé des hostilités contre des combattants, il a surtout attaqué des populations vivant loin de la zone des combats, dans le but de les terroriser et de les exterminer.

Au début, vers la fin de l’année 1935, l’aviation italienne a largué des bombes lacrymogènes sur mes armées. Elles n’ont eu guère d’effets. Les soldats avaient appris à s’éparpiller et à attendre que le vent disperse rapidement les gaz toxiques. L’aviation italienne a alors eu recours au gaz moutarde. Des fûts de liquide furent largués sur les unités combattantes. Mais cette tactique s’est elle aussi avérée peu efficace : le liquide n’affectait que quelques soldats, et les fûts au sol étaient pour les troupes et les populations une mise en garde contre le danger qu’ils représentaient.

C’est au moment où les manœuvres visant l’encerclement de Makalle étaient en cours que le haut commandement italien, craignant une débâcle, a adopté la stratégie qu’il me revient de révéler au monde. Des pulvérisateurs spéciaux étaient installés à bord des avions afin d’épandre une fine pluie mortelle sur de vastes étendues de territoire. Des escadrilles de neuf, quinze voire dix-huit avions volant en file indienne couvraient le ciel d’un épais nuage persistant. C’est ainsi que dès la fin du mois de janvier 1936, soldats, femmes, enfants, bétail, cours d’eau, lacs et pâturages étaient en permanence sous cette pluie mortelle. Dans le but d’éliminer systématiquement toute créature vivante, afin d’empoisonner plus sûrement les eaux et les pâturages, le haut commandement italien organisa un ballet incessant d’avions. C’était là sa principale tactique réussi à conclure avec l’Italie un traité d’amitié qui interdit formellement le recours à la force des armes sous quelque prétexte que ce soit, et qui substitue à la force et à la pression la conciliation et l’arbitrage dont les nations civilisées ont fait le fondement de l’ordre international. […]

Extraits du discours prononcé par l’ex-empereur Hailé Sélassié à la tribune de la SDN.

Genève, 30 juin 1936