Le grand ministre de l’Éducation et des Beaux Arts Jean Zay, nommé par Léon Blum en juin 1936, passa 40 mois rue de Grenelle. Emprisonné par Vichy en août 1940, il demeura un temps plus long encore en prison (46 mois), jusqu’à l’issue tragique de son assassinat par la Milice, en juin 1944.

L’introspection, les souvenirs et l’écriture furent au centre de la vie du prisonnier politique Jean Zay. Correspondances, nouvelles policières et surtout rédaction de ses souvenirs, la prison fut pour celui qui avait, depuis l’enfance, la passion de l’écriture et des belles lettres  une période d’intense activité intellectuelle. Son journal Souvenirs et solitude publié après la guerre représente sans nul doute le sommet de cette production littéraire. Dans ce subtil dosage d’impressions de la prison et de souvenirs politiques des années 30, Jean Zay consacre de nombreuses pages à l’évocation et à la défense de son action ministérielle.

L’extrait ci-dessous est daté du 2 septembre 1942 et a été rédigé au motif du troisième anniversaire de l’entrée en guerre de 1939. Il permet de rappeler que le ministre de l’Éducation nationale est aussi ministre des Beaux Arts (le ministère de la Culture ne sera créé qu’en 1959) et qu’il a donc en charge la question du patrimoine artistique. Jean Zay évoque la réalisation du plan de « mesures de protection artistique » qui était dans les cartons du ministère depuis des mois. Il rend surtout un hommage appuyé au travail  des « fonctionnaires de l’Enseignement public et ceux des Beaux-Arts » qui « rendirent à la France des services ignorés », preuve que la conservation, la protection et la mise en valeur du patrimoine national relèvent bien d’une véritable  politique, au sens noble du terme, et que celle-ci ne peut être efficace que si l’État s’en donne les moyens matériels et surtout humains.

Dans un autre registre, on notera le jugement curieux de Jean Zay  sur le Panthéon, « ce cimetière souterrain, l’un des plus tristes du monde », dont il ignorait qu’il deviendrait sa dernière demeure…


2 septembre 1942

[…]

Nous avions mis en route dès le milieu d’août [1939], lorsque la crise se précipita, les mesures de protection artistique. En temps utile, les chefs-d’œuvre du Louvre et des principaux musées gagnèrent les souterrains des château de Loire. Nous nous offrîmes à joindre les grandes collections particulières et on en confia beaucoup aux conservateurs des musées nationaux dont la diligence comme compétence furent admirables. Les documents des Archives de France et de la Bibilothèque nationale suivirent le même chemin. On descendit, grâce à des tours de force techniques – une technique qu’il fallut improviser – les vitraux de Notre-Dame, de Chartres, de Reims,, de Troyes, de Metz, et on les mit à l’abri du souffle des explosions. Les vitraux de là Sainte-Chapelle quittèrent leurs cadres pour la première fois depuis sept siècles. Il fallut des miracles pour trouver les camions nécessaires, mais on y parvint. Plusieurs monuments, leurs bas-reliefs, statues intransportables, disparurent sous les sacs de sacs de sable.

Dans les journées des 30 et 31 août, lorsque je passai une longue inspection, un effort qu’on eût pu croire surhumain avait été accompli sans à-coup par les services de la rue de Grenelle et de la rue de Valois. […] Je parcourus les églises parisiennes, la Sainte-Chapelle, Saint-Séverin, Saint-Sulpice. Le silence des lieux sacrés se peuplait du bruit des marteaux, des caisses qu’on ajustait, des camions qui venaient s’accoter aux porches. Partout, l’animation, la fièvre. Nulle part le désordre. À Saint-Étienne-du-Mont, le jubé s’était complètement englouti dans une monstrueuse armature de sacs de terre et semblait se cacher peureusement devant le destin, malgré la protection voisine de la châsse de Sainte-Geneviève. Dans la crypte du Panthéon, excellent abri, on entassait les caisses où dormiraient les œuvres d’art, soigneusement emmaillotées. Dans ce cimetière souterrain, l’un des plus tristes du monde, sembla qu’on célébrait clandestinement les funérailles d’une civilisation. Je poussai jusqu’à Chartres : par anges baies, une lumière brutale, que ne tamisaient plus les vitraux, pénétrait dans la cathédrale, flamboyait les coins les plus secrets de l’abside, se ruait sur les autels sans défense. On eût dit le sanctuaire violé, livré aux forces de la nature. Mais, à quelques centaines de mètres, l’imprévoyance militaire avait construit un aérodrome et les vitraux de Chartres étaient sauvés par nos soins d’une action certaine.

Dans le tumulte d’une guerre naissante, qui ne comportaient point encore d’héroïsme mais qui exigeait déjà beaucoup de sang-froid et de méthode, les fonctionnaires de l’Enseignement public et ceux des Beaux-Arts rendirent à la France des services ignorés, mais qu’on aurait tort de tenir pour négligeables. Partout, ils firent, devant l’événement, preuve de compétence et de dévouement. Quand tout ce que commandait la mobilisation eut été mis en place, chacun d’entre eux put rejoindre son poste, la conscience en règle : l’un dans son école ou son musée, l’autre aux armées. Pour tout ce qui dépendait d’eux, la conjoncture les avait trouvé prêts.

Jean Zay, Souvenirs et solitude, chapitre 8,  2 septembre 1942

 

 

Pour mieux connaître la vie et l’oeuvre de Jean Zay, consulter :

Y Jean Zay, jeunesse de la République

Jean Zay, diversité d’une oeuvre, cohérence d’une vie