Élu à l’Académie française en 1962, Jean Guéhenno (1890-1978) a su concilier avec bonheur son activité littéraire, sa carrière d’enseignant et un engagement politique marqué à gauche.
Issu d’une famille ouvrière, Jean Guéhenno fut contraint de travailler à l’âge de 14 ans et prépara seul le baccalauréat. Boursier à la mort de son père, il réussit le concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure et devint agrégé de lettres en 1920. Commença alors pour lui une carrière d’enseignant qui se poursuivit pendant la Seconde Guerre mondiale.
Hostile au régime de Vichy et refusant la collaboration dès l’été 40, il s’abstint de publier pendant l’Occupation pour ne pas se compromettre avec les Nazis, contrairement à d’autres écrivains. Son activité au sein du Comité national des écrivains lui valut d’obtenir la médaille de la Résistance en 1947.
En juin 1940, Jean Guéhenno entama la rédaction d’un journal dans laquelle il relatait pêle-mêle ses états d’âme, les événements de la vie quotidienne, ses réflexions sur l’évolution de la guerre, ou bien encore des réflexions relevant de la littérature et de la vie intellectuelle. Ce journal, après relecture et sélection par l’auteur, fut publié sous le titre de Journal des années noires, en 1947. Il est depuis cette date régulièrement réédité, eu égard à sa qualité littéraire et son intérêt documentaire.
L’extrait présenté se situe à la fin du journal. Jean Guéhenno fait part de sa réaction et de ses sentiments sur le débarquement de Normandie qui vient de se produire, le 6 juin 1944. Il rend un hommage sincère au sacrifice à tous « ces jeunes hommes » venus de partout pour notre liberté bientôt retrouvée.
Liberté dont il donne une belle définition : « La liberté, ce n’est rien d’autre peut-être qu’une certaine ampleur de la respiration, la conscience continue d’un vaste espace autour de nous où peuvent s’épandre nos rêves, nos énergies et nos désirs, le droit d’être soi ».
Mardi, 6 juin.
Robin, Duval me téléphonent dès 8 heures. Le débarquement a commencé.Le 10 juin.
Notre angoisse a changé de forme. Ce n’est pas de la joie que j’ai senti mardi. J’étais écrasé par la reconnaissance, par le sentiment de tout ce que dans l’instant même, des milliers de jeunes hommes souffraient pour nous, pour des choses qui, à un homme bien né, semblent en quelque sorte aller de soi, ne pouvoir pas même être contestées, la liberté, l’honneur. C’est la mesure de l’ignominie de ce monde. Hitler se vantait, il y a trois ans, d’instituer pour mille ans au moins son « ordre ». Mille ans? C’était la prophétie d’un génie imbécile. Mais, oui, si son coup avait réussi, la servitude pouvait durer trente ans, cinquante ans, toute notre vie et celle de nos enfants.Après l’angoisse de la servitude, voici l’angoisse du combat. J’ai déplié les cartes de mes promenades de jadis. Je connais tous ces villages où l’on se bat; Langrume, Saint-Aubin, Arromanches, Sainte-Honorine. On y courait tous les ans, à la Pentecôte, vérifier que mer libre était là toujours, rapprendre une certaine manière ample de respirer. La liberté, ce n’est rien d’autre peut-être qu’une certaine ampleur de la respiration, la conscience continue d’un vaste espace autour de nous où peuvent s’épandre nos rêves, nos énergies et nos désirs, le droit d’être soi. Faut-il que milliers d’hommes meurent pour sauver des choses si évidentes et si simples ?
Le temps est mauvais et rend plus difficiles les débarquements. Jamais n’ai-je regardé avec tant d’inquiétude un baromètre…
12 juin
Une chose est sûre ; la France ne pouvait plus sortir toute seule de ses malheurs et nous devrons notre liberté et notre honneur retrouvés à ces jeunes hommes venus d’Angleterre, d’Amérique, du Canada, du bout du monde, se battre et mêler leur sang à celui des jeunes Français que rien n’avait pu asservir. Ainsi se fait l’histoire, et cet homme de demain pour qui la liberté de tous les hommes de la terre sera une cause commune. […]
Jean Guéhenno, Journal des années noires, 1940-1944