En 1990-1991, paraissaient chez Armand ColinCharles Robert-Ageron, Histoire de la France coloniale, Armand Colin, 1990-1991. T. I : Des origines à 1914, par Jean Meyer, Jean Tarrade, Anne Rey-Goldzeiguer et Jacques Thobie, T. 2 : 1914-1990, par Jacques Thobie, Gilbert Meynier, Catherine Coquery- Vidrovitch et Charles-Robert Ageron. Voir recension de Jacques Valette et Pierre Guillaume sur Persée. les deux volumes d’une Histoire de la France coloniale. Dans cet ouvrage collectif qui prétendait prendre sa place à côté des histoires de la France rurale ou urbaine, le sujet était présenté comme celui qu’on avait oublié, faute d’intérêt des jeunes générations pour la question. Il semblait alors que le temps était venu de remplacer les œuvres militantes anticolonialistes et les récits apologétiques de la geste coloniale par une histoire enfin devenue scientifique et distante dans un climat plus serein.

Trente ans plus tard, le colonial est tout sauf un sujet oublié des jeunes et le climat n’a rien de serein. Tous indignés devant une approche historique distanciée, les uns hurlent à la repentance, à la mort de la Nation et à l’ingratitude quand les autres attendent de la connaissance historique qu’elle se consacre à la dénonciation du colonialisme, terme d’ailleurs assez peu usité durant l’ère coloniale. Quant à l’idée d’histoire coloniale, elle est largement remise en question par ce qu’elle implique dans le continuum historique des territoires colonisés et parce qu’il n’y eut jamais de séparation entre l’histoire de la métropole et celle de l’espace impérialVoir aussi Jean-Frédéric Schaub, « La catégorie ‘’études coloniales’’ est-elle indispensable ?, Do we need colonial studies? », Annales. Histoire, Sciences sociales, 1er août 2008, 63e année, n°3, p. 625-646..


I1 y a soixante ans environ paraissait sous la direction de Gabriel Hanotaux et Alfred Martineau une Histoire des colonies françaises qui devait faire autorité pendant une ou deux générations et ne fut jamais remplacée. Ordonnée selon un plan géographique en six grands volumes, elle tâchait à retracer, non sans mérite parfois, l’historique détaillé de chaque colonie. L’air du temps et 1’engagement des auteurs avaient voué cet ouvrage quasi officiel à la célébration de la geste coloniale française, présentée comme « l’expansion de la civilisation chrétienne et méditerranéenne ». En 1990 les empires coloniaux européens ont disparu. Contraint ou soulagé, l’Homme blanc a dû déposer « le fardeau » ou la mission que Kipling lui attribuaitAgeron commet ici une erreur fréquente. La phrase de Kipling s’adresse en fait aux États-Unis dans le contexte de la guerre qu’ils livrent aux Philippines. L’auteur du Book of the Jungle entend ainsi que les EU ont vocation à reprendre le fardeau jusque-là porté par l’Empire britannique.. En France, l’heure n’est plus ni aux récits épiques de la conquête ni à la défense et illustration de l’œuvre coloniale de la Troisième République. Les dénonciations anticolonialistes qui entendaient travailler à la libération des peuples assujettis n’ont plus de raison d’être. Voici qu’est arrivé le temps de l’histoire coloniale critique, scientifique dirons-nous, dans la mesure où la connaissance historique est comme toute science une perpétuelle remise en cause. Quelques universitaires français connus pour leurs travaux sur l’histoire coloniale se sont donc associés pour écrire non plus une histoire patriotique ou révolutionnaire des colonies, mais une histoire scientifique de la France coloniale présentée dans son développement chronologique. Ils ont été d’accord pour estimer qu’au lieu d’évoquer le destin particulier de chaque colonie, c’était d’abord dans la métropole qu’il fallait regarder. Là se situait le centre qui impulsait la périphérie, un centre qui reste mal connu. La France coloniale, c’est actuellement la face cachée ou incomprise de notre histoire. On a multiplié les analyses et les synthèses de la France rurale, de la France citadine, de la France religieuse. La France coloniale a été jusqu’ici oubliée, ou maintenue à l’écart par un travail volontaire de mémoire. Mais cette France coloniale, Atlantide engloutie ignorée des jeunes générations, mérite-t-elle encore l’intérêt que nous lui portons ? Pourquoi interrogeons-nous inlassablement les archives et les témoins, les vieux textes et les statistiques, l’imagerie exotique et les films coloniaux, sinon pour établir la vérité de cette histoire par-delà les légendes et les ignorances, sinon pour rendre plus claire la perception de ce passé indéfini et lointain qui risque de nourrir un jour des mythes rétrospectifs. Reconnaissons-le, cette histoire n’est pas simple. Pourquoi la France a-t-elle, inlassablement pendant cinq siècles, été tentée par l’aventure outre-mer et retenue par l’entreprise coloniale ? La France qui ne fut jamais une nation de marins ou un peuple d’émigrants n”aurait pas dû, selon la logique historiciste, devenir une nation coloniale. Or elle le fut incontestablement, du moins pour une petite partie d’elle-même. Quelle partie et pour quelles raisons ? On le verra, les réponses ne sauraient être les mêmes au temps de Richelieu et de Colbert ou à celui de Jules Ferry et d”Eugène Étienne. Même si l’aspiration à un surcroît de puissance semble éternelle, les motivations des acteurs anciens nous échappent parfois, au moins autant que les calculs et les impulsions des décideurs plus récents. Les pesées économiques ou sociales parfois lourdes et évidentes, parfois impondérables, sont susceptibles au surplus d’interprétations diverses. Le mercantilisme porte-t-il en soi l’expansion comme la nuée porte l’orage ? Et l’impérialisme de la fin du XIXe siècle serait-il le stade suprême du capitalisme ? ou celui du mercantilisme ? La bourgeoisie française, dont la Dépêche coloniale assurait le 18 septembre 1902 « qu’elle restait dans ses moelles anticoloniale », appartenait-elle à la race des bourgeois conquérants ? Enfin, les rivalités internationales justifieraient-elles les poussées expansionnistes ? Elles ont pu dissuader autant qu’inciter. La prétendue « deuxième guerre de Cent Ans franco-britannique » de 1688 à 1814 (qui aurait donc duré 126 ans…) ne résiste pas à la critique historique. Versailles n’aimait pas les guerres coloniales, ni les conquistadores. Inversement la Troisième République encourageait ces derniers; elle ne fit pourtant pas la guerre aux Anglais. Est-ce parce qu’une rafale de politiques coloniales souffla sur l’Europe après 1880 que la France y fut entraînée malgré elle ? Ou la France, victime d’un accès de fièvre nationaliste après sa défaite de 1870 et la décennie de recueillement qui suivit, en fut-elle l’artisan délibéré ? On lira les explications variables selon les temps et la conjoncture données par nos collègues, selon leurs approches personnelles aussi. Il serait mensonger, soit dit par parenthèse, de laisser croire que notre éditeur ait pris d’abord soin d’assurer le pluralisme des sensibilités dans le choix des auteurs de cet ouvrage. Mais parce que n’ont été retenus que des universitaires appartenant à des écoles ou à des générations différentes, il se trouve que notre «France coloniale » est bien d’inspiration plurielle. Nous n’avons surtout pas voulu gommer nos différences – aucun de nous ne l’aurait accepté – et le lecteur les découvrira comme une preuve d”honnêteté. L’inégal découpage des périodes ne nous a pas davantage soucié. Certains d’entre nous ont accepté de ne traiter qu’un temps court, d”autres ont choisi le temps long, parfois séculaire. Chacun s’est adapté à ce compartimentage chronologique dès lors qu’il nous était apparu justifiable. Chacun a donné à sa période l’accent qui lui paraissait s’imposer, donnant la prépondérance à l’étude de la marine et du commerce ou à celle de la finance et de la politique, voire à celle des comportements sociaux et des mentalités collectives, mais sans jamais oublier que la réalité globale était faite de l’interpénétration de ces divers thèmes. Difficile, notre entreprise est aussi –  pourquoi le cacher ? – ambitieuse. Retracer, au-delà des idées reçues et des explications toutes faites, l’histoire heurtée des succès et des échecs coloniaux, retrouver la signification de ce qui relève de l’aventure individuelle, du grand dessein patriotique, de la politique empirique ou du calcul économique, exige un considérable effort d’information, parfois un méritoire décryptage. On ne peut pas lire le discours colonial, qu’il soit naïf ou glorieux, retors ou lyrique sans grilles d’interprétation adaptées aux mentalités d’époque. On ne peut pas expliquer les politiques coloniales successives sans faire référence au non-dit, à l’action de quelques « commis », de quelques publicistes ou de petits groupes. On verra, par exemple, comment les clubs de colons à la fin de l’Ancien Régime, les « colonistes » de la monarchie de Juillet ou du Second Empire, le « parti colonial » sous la Troisième République ont parfois exercé une influence plus décisive que des corps sociaux plus visibles, aussi considérables que l’Armée ou la Marine pour ne pas parler de l’Église missionnaire. Enfin la colonisation parce qu’elle fut d’abord une aventure collective s’est toujours nourrie de rêves exotiques et de mirages, autant peut-être que de profits. D’où l’attention que nous avons apportée à cerner l’imaginaire social, et cela, avant même qu’il ne devint presque mesurable au travers des sondages d’opinion publique. Bref le lecteur l’aura compris, au-delà des affrontements stériles de naguère entre chantres et détracteurs de la colonisation, nous avons tenté d’écrire, sinon « l’histoire totale » de la France coloniale, du moins une approche large des réalités multiples que contient ce concept en voie d’oubli peut-être, mais dont nous voudrions ressusciter la richesse.

Charles-Robert Ageron.