Léon Clément Le Fort, [Lille – Ménestreau-en-Villette], est un chirurgien et médecin français.

En 1861, il devient prosecteur à la Faculté de médecine de Paris ; puis  de 1865 à 1872, il est chirurgien dans différents hôpitaux de Paris. En 1870, lors de la guerre franco-prussienne, il est volontaire pour travailler à l’hôpital de Metz.

Membre de l’Académie de médecine, lors de la séance du 13 janvier 1891, Léon Le Fort s’élève contre l’idée d’une loi rendant la vaccination obligatoire. L’extrait proposé revient sur ses arguments qui mettent en avant une certaine idée de la liberté. Il compare la France à sa grande ennemie d’alors : l’Allemagne.

 


 

« […] Nul de vous n’ignore que si les bienfaits de la vaccine sont incontestables, si ses dangers ne sont pas démontrés, il est des personnes, j’en ai connu et j’en connais encore, qui regardent la vaccine comme un véritable empoisonnement. Pour que la vaccine, disent-elles, mette à l’abri de la variole, il faut qu’elle ait modifié puissamment la constitution et si elle nous protège de la variole, elle nous prédispose à d’autres maladies : le cancer, la fièvre typhoïde, la tuberculose. De plus, le vaccin humain peut nous inoculer la syphilis (ce qui n’est que trop fréquent) et le vaccin de génisse peut nous inoculer la tuberculose. Il est impossible à ces personnes de nous démontrer qu’elles ont raison ; il est vrai que nous ne pouvons leur démontrer scientifiquement qu’elles ont tort. Cela du reste importe peu, il suffit qu’elles aient cette conviction pour que nous n’ayons pas le droit de leur imposer la vaccination et je repousse, avec horreur, une loi sur l’obligation de la vaccine, comme un attentat abominable à la liberté individuelle. Sans doute, on ne vit en société qu’à la condition de subordonner à l’intérêt de tous une partie de ses droits et de sa liberté.

On subit le service militaire dans l’intérêt de tous et pour la défense de la patrie commune ; le droit de propriété cède devant le droit d’expropriation pour cause d’utilité publique ; mais il est des droits qui sont imprescriptibles : la liberté de notre conscience, l’intégrité de notre corps. Lorsqu’on a rendu l’instruction obligatoire, on a pris grand soin de respecter la liberté de conscience, en la faisant absolument laïque ; on a respecté la liberté du père de famille en autorisant les écoles libres. Le droit de protéger la santé publique ne saurait, dites-vous, s’arrêter devant un obstacle qui a son origine dans l’ignorance de quelques-uns, et, si un pauvre d’esprit se refuse à la vaccination, nous le vaccinerons malgré lui et, malgré lui, nous le protégerons contre la variole. […]

Votre fanatisme vaccinal l’invoque aujourd’hui contre la contagion de la variole, comme le fanatisme religieux l’a si souvent et si cruellement invoqué contre la contagion de l’erreur. La conviction que vous agissez dans l’intérêt de celui qui repousse vos croyances médicales ne suffit pas, sachez-le bien, à justifier votre attentat contre sa liberté. L’on n’a pas plus le droit de baptiser, malgré moi, mon enfant, parce que l’on a la conviction de sauver son âme, que vous n’avez le droit de le vacciner, malgré moi, parce que vous avez la conviction de protéger son corps. Vous n’avez pas plus le droit d’imposer à ma conscience une doctrine qu’elle repousse, que celui d’inoculer, malgré moi, à mon corps un virus quelconque, aujourd’hui la vaccine de la variole, demain peut-être la vaccine de la rage ou de la tuberculose. […] Cette loi que vous croyez obtenir facilement et à bref délai, vous l’attendez en vain depuis vingt-deux ans, et j’ai la conviction qu’elle ne sera jamais votée par une Chambre française. […]

Qu’une loi nouvelle soit présentée, la vaccination obligatoire deviendra fatalement un des articles sur lesquels chaque candidat devra donner son opinion. Sachez que le rappel de la loi sur la vaccine obligatoire figure aujourd’hui en Angleterre dans les programmes électoraux. Nous pouvons discuter à l’Académie la légitimité et l’utilité d’une loi sur la vaccine obligatoire. Je mets au défi un candidat libéral de soutenir devant le corps électoral et dans une discussion publique une loi aussi attentatoire à la première de toutes les libertés ! […]

On nous cite toujours la Prusse, et parce que la vaccination obligatoire a été acceptée en Prusse, on s’imagine qu’il en serait de même en France ; c’est une profonde erreur. La loi ne serait pas plus acceptée en France qu’elle ne l’a été en Angleterre. Violer les droits de la liberté individuelle, chez un peuple libre, c’est provoquer la résistance, c’est amener la réaction, et quand l’action a dépassé la mesure, la réaction la dépasse plus encore. […]

Il est des peuples où le respect des traditions, le respect du souverain ne sauraient faire oublier à personne les droits du citoyen, le droit de la liberté. Il en est d’autres qui, suivant l’énergique expression de Tacite « ad servitudinem ruunt. » Ceux-là trouvent naturel, légitime qu’un ministre puisse forcer un savant à publier prématurément ses découvertes tout en lui défendant d’en faire connaître la nature exacte ; ils trouvent naturel, légitime, que l’État confisque cette découverte pour l’exploiter à son profit comme un vulgaire remède secret et les représentants de la nation consacrent de leur vote une pareille doctrine. Est-ce que cela serait possible en France ? Notre caractère national nous rapproche-t-il du caporalisme prussien ou du libéralisme anglais ? C’est à vous de répondre. Quant à moi, ma conviction est faite depuis longtemps, et je vous dis : l’isolement réel des varioleux, joint aux mesures de désinfection, est le seul moyen certain, infaillible de combattre la propagation de la rougeole, de la scarlatine, de la diphtérie, de la variole, et d’empêcher l’apparition de ces épidémies. La vaccine est absolument impuissante à empêcher les épidémies de variole et elle ne protège que d’une manière très restreinte contre la contagion […]

Obtenez, comme vous le désirez, une loi qui rende la vaccine obligatoire, vous verrez surgir alors des résistances qui aujourd’hui n’ont pas de raison d’être, vous verrez attaquer, repousser la vaccination et vous aurez compromis la vaccine elle-même, parce que vous aurez porté atteinte à ce que personne ne violera jamais impunément, en France : la liberté ».

La vaccination obligatoire, par M. Léon Le Fort.

Bulletin de l’académie nationale de médecine, 55ème année, Paris, Masson, extrait de la séance du 13 janvier 1891, pp. 63-70.


Commentaire :

Depuis le début du XIXème siècle, et dès les débuts de la Troisième République, la question de l’obligation vaccinale revient souvent dans les débats parlementaires et médicaux, tandis que la presse se fait l’écho de ces derniers, montrant une division de l’opinion sur cette question en général et celle de la liberté individuelle face à l’intérêt général.

Dans son discours, Léon Le Fort rappelle d’ailleurs qu’en 1868 un projet de loi rendant la vaccination obligatoire en France avait été déposé, en vain. Contrairement à son confrère le docteur Proust qui lui répond lors de la séance du 20 janvier, Le Fort, pourtant convaincu de l’efficacité des vaccins, estime malgré tout, en bon Républicain partisan de la Revanche et défenseur de la liberté au sens large, qu’une loi de cette nature est impossible en France et non souhaitable. En revanche, il préconise comme alternative à la vaccination un confinement obligatoire des individus en cas d’épidémie.

L’avenir donna tort à Léon Le Fort puisque le 15 février 1902, la vaccination antivariolique devint obligatoire.