Emmanuel de Croÿ, [1718-1784], prince de Solre et du Saint-Empire est un militaire français élevé au grade de Maréchal de France en 1783. Témoin de son temps, il laissa un Journal riche en anecdotes factuelles sur son siècle. L’extrait proposé revient ici sur l’annonce de la maladie de Louis XV (28 avril 1774) et la manière dont l’inoculation, seul moyen de lutter à l’époque contre la petite vérole, est perçue.

 

 


« A dix heures du soir, j’allai chez la duchesse de Cossé où on raisonnait beaucoup de tout cela, et, quoi qu’on en dit, les apparences nous paraissaient annoncer une vraie maladie. À dix heures et demie, j’allai chez la comtesse de Marsan où, étant entré, je fus étonné de la trouver tête à tête avec Madame. Je voulu sortir ; on me retint, et nous causâmes assez longtemps. À onze heures trente juste, on annonça un billet de la part de Madame la Dauphine. Madame, croyant qu’il était à elle, quoiqu’il fût adressé à Madame de Marsan l’ouvrit précipitamment et, jetant un grand cri, s’écria : « mon Dieu ! La petite vérole est déclarée ! ».

Le prince de Soubise arriva peu après, très consterné, et nous confirma cette nouvelle.

Une bonne demi-heure après que nous étions sortis de chez le Roi, et vers dix heures trente du soir, les médecins, en lui donnant à boire, crurent voire de la rougeur. […] Un quart d’heure après, ils revinrent et, sous différents prétextes, comme de voir la langue, ils examinèrent et trouvèrent l’éruption de la petite vérole déclarée. Ils envoyèrent chez la famille royale lui annoncer qu’elle ne devait plus entrer chez le roi, ni avoir de communication, personne ne l’ayant eu. On voulut savoir pourquoi, et, tout le monde le sachant, on ne pût le leur cacher, et la nouvelle s’en répandit d’abord. […]

Quand la nouvelle vint chez Madame de Marsan, de la déclaration de la petite vérole, on en marqua de la joie, craignant la fièvre maligne, et elle se récria contre l’inoculation qui répandait le germe dans l’air. Il paraît que cela aurait dû faire l’effet contraire car, hors de la Maison de Bourbon, toutes les familles royales de l’Europe se mettaient au-dessus de cette inquiétude par l’inoculation, et on peut juger de celle qu’on devait avoir, personne de la famille royale n’ayant eu cette dangereuse maladie ».

 

Journal inédit du duc de Croÿ 1718 – 1784 publié d’après le manuscrit autographe conservé à la bibliothèque de l’Institut, avec introduction, notes et index par le vicomte de Grouchy et Paul Cottin,

4 volumes in 8°, Paris, Ernest Flammarion, 1906-1907. Extraits du tome III, pp. 85-86.

Y L’inoculation contre la variole de Louis XVI