Emmanuel de Croÿ, [1718-1784], prince de Solre et du Saint-Empire est un militaire français élevé au grade de Maréchal de France en 1783. Témoin de son temps, il laissa un Journal riche en anecdotes factuelles sur son siècle.  Dans cet extrait, l’auteur s’attarde sur la décision, révolutionnaire, de Louis XVI : l’inoculation  contre la variole quelques semaines après la mort de Louis XV, son prédécesseur, le 10 mai 1774. Cette décision prise certainement sur les conseils de Marie-Antoinette (elle-même avait été inoculée en 1768 sur ordre de sa mère, l’impératrice Marie-Thérèse) est, à l’époque, très suivie et commentée. Le texte du duc de Croÿ témoigne ainsi de la méfiance généralisée envers les débuts de la vaccination en France mais aussi de la prise de conscience qui s’opère au sein de la famille royale après la mort de Louis XV sur l’utilité de l’inoculation contre la variole.


L’inoculation contre la variole du roi Louis XVI

« Le 13 juin, à Saint-Omer, le duc d’Havré m’apprit bien des nouvelles ; la principale qui me frappa fort, été l’inoculation du Roi, en même temps que ses frères. On s’y attendait d’autant moins qu’on savait le Roi y être absolument opposé. Il avait dit, par-devant, qu’il aimerait mieux mourir. Se faire inoculer en même temps que ses deux frères dont les santés n’étaient pas bonnes ! Toutes nos ressources risquées à la fois, sans avoir de successeur ! Le Roi, prendre ce parti dans les plus grandes chaleurs, venant d’être Roi et de changer toute sa façon de vivre, travaillant sans cesse au lieu de chasser, et devant être échauffé, et le sang en révolution de tout cela ! Le tout par Richard, inoculateur peu connu et dans le même temps que plusieurs accidents ébranlaient les partisans de l’inoculation ! C’était, assurément, de quoi bien étonner les bons sujets du jeune Roi qui donnait de l’espérance !

Ces frères s’y étaient déterminés, peut-être outre le cruel exemple de la mort du Roi, par ce que les trois tantes en étaient revenues pour avoir été bien préparées ; on dit aussi que c’est la Reine qui l’y détermina aussi, cette pratique étant alors adoptée à la cour de Vienne et, en effet, dans toutes les Cours de l’Europe, hors, jusque-là, dans la Maison de Bourbon.[…]

L’inoculation du roi intéressait d’autant plus que son début était des plus heureux. […]

Cette inoculation générale de toutes nos ressources à la fois troublait la Nation zélée pour ce jeune maître pour qui on se passionnait. Comme il recevait assez facilement les mémoires, on lui en donna beaucoup pour l’en dissuader. Cela pouvait faire le mal de lui donner de l’inquiétude dans l’opération. Il marqua, sur cela, de la fermeté. Cependant l’inquiétude de la Nation fut bien marquée par le grand bercement subit des actions. Enfin, rien ne fit reculer […]. Voilà, avec ce que j’en ai dit si devant, des articles étonnants pour une Nation où cela n’avait pas encore pris beaucoup, au point même que la faculté de médecine était plutôt contre que pour. Nos trois princes à la fois, qui n’avaient pas d’enfants !

De plus on craignait qu’ils n’eussent pas un bien bon sang, et que le Roi devait être échauffé de son nouvel état et de son changement de vie. C’était sept jours après que devaient commencer les effets, et il fallait voir les suites. Au reste, si cela tournait bien, c’était de grandes inquiétudes de moins, et peut-être une révolution dans le Roi, qui pouvait lui faire faire des enfants, remarque qui pouvait avoir entré dans les vues justes de la Reine.

Toute la France fut donc en suspens et en crainte, surtout les provinces, où cette pratique n’avait pas pris.

Ce 18 juin, l’inoculation se fit sans beaucoup de préparation, mais cependant assez, par Richard qui eut parole de n’être pas troublé, et opérée par un chirurgien habitué à cela. On passa les fils dans les plus gros et beaux boutons d’un enfant de trois ans, dont on avait soigneusement étudié le tempérament, et ceux de ses père et mère ; et on passa de ces fils au bras du Roi et des autres, et aux deux bras de chacun.

Le roi est ferme, tranquille et sobre, et, ayant une fois pris son parti, quoique contre les premières impressions que lui avaient données Madame de Marsan et le duc de la Vauguyon, il ne montra pas d’inquiétude ; les autres un peu plus, mais peu. […]

Ayant été inoculés le 18 juin, ils furent tous, le 30 du même mois, hors d’affaires, et on ne donna plus de bulletins ».

Journal inédit du duc de Croÿ 1718 – 1784 publié d’après le manuscrit autographe conservé à la bibliothèque de l’Institut, avec introduction, notes et index par le vicomte de Grouchy et Paul Cottin,

4 volumes in 8°, Paris, Ernest Flammarion, 1906-1907. Extraits du tome III, pp. 123-127.