Au XVIIIème et XIXème siècles, l’Europe assiste au développement de la médecine naturiste (naturelle). Au XIXème siècle, cette médecine, qui se revendique comme l’héritière  d’Hippocrate et des pratiques anciennes, rentre en conflit avec la médecine académique qui devient à cette époque de plus en plus technique et s’éloigne de la nature. Les deux approches de la médecine se méprisent et s’invectivent.

L’invention du vaccin en particulier polarise les critiques des partisans de cette médecine alternative marginalisée jusqu’à la Première Guerre mondiale. En 1895, un certain Charles Dürr publie une brochure intitulée Mémoire explicatif et complémentaire de la critique du vaccin en général et du vaccin du croup en particulier – Protestation contre la vaccination obligatoire.

Se revendiquant Docteur es Sciences Naturelles, il est l’un des partisans des médecines alternatives dites « naturelles » et s’oppose farouchement à Pasteur (qu’il insulte régulièrement dans ses diverses publications) et à l’évolution technique et scientifique de la médecine. L’extrait de sa brochure permet d’avoir un tableau complet et simplifié de la méthode argumentative développée par les opposants à la vaccination issu de ce courant médical à la fin du XIXème siècle.

Mais l’argumentation de Dürr n’est pas inédite dans la mesure où il cite en grande partie les propos d’un médecin naturaliste, lui aussi opposé au principe-même de la vaccination, le docteur Charles Jean Antoine Pigeon [1814-1896]. Médecin des usines de Fourchambault situées dans la Nièvre dont il est originaire, il  publie en 1881 une brochure envoyée à l’Académie de médecine intitulée : « Lettre à Messieurs les députés relativement au projet de loi sur les vaccinations obligatoires ».


Extrait n°1 : la variole, une maladie mineure

Mais d’abord, qu’est-ce donc que cette variole, au sujet de laquelle il se fait plus de bruit que pour toutes les autres maladies ensemble ?  La variole à entendre les vaccinateurs serait la maladie terrible par excellence, dont aucune autre n’égalerait les ravages. Aussi est-elle la plus redoutée du public. Voici au contraire ce qu’en pensent les auteurs : La variole sans complication se termine presque toujours d’une manière favorable du quinzième au vingtième jour. (Dictionnaire de médecine, quinzième volume, page 587.) J’ajoute qu’avec un traitement rationnel appliqué dès le début, les complications sont excessivement rares, et que dans l’immense majorité des cas la guérison s’opère sans cicatrices au visage. Mon service gratuit des usines de Fourchambault m’a fourni à ce sujet de fort nombreuses et concluantes observations (2) […]

Quant à la prétendue propriété qu’aurait la vaccine de préserver de la variole, elle est si formellement démentie, tant par les statistiques de tous les pays que par les nombreux cas de variole, que l’on voit se produire chez les vaccinés à chaque épidémie, que je m’abstiens de toutes réflexions à ce sujet. D’ailleurs, quel est le praticien ayant assisté à des épidémies de variole, qui n’en a pas rencontré des cas, de nombreux cas, chez les vaccinés ? S’il en est un seul, qu’il se montre ! qu’il parle ! […]

Pour ma part, je tiens à déclarer que pendant la dernière épidémie qui a régné dans mon service des usines, sur environ 400 cas de variole, il y en a au moins 350 chez les vaccinés et d’autres familles chez lesquelles ce sont également des vaccinés qui ont été les premiers atteints ! […]

(2) Il est incontestable que la crainte d’être défigurées entre pour une large part dans l’horreur qu’éprouvent, les dames surtout, pour la variole.

Extraits p. 4


Extrait n°2 : le vaccin, un produit mortifère

« Mais quoi ! le dix-neuvième siècle croit au microbe et à la vaccine, avec la même foi, le même aveuglement que nos ancêtres croyaient aux revenants, tellement il est vrai que l’ignorance est crédule ! Et sur quelle autorité se base cette créance inepte? Sur une méthode empruntée par Jenner à des empiriques turcs !
Erreur regrettable, accréditée davantage encore, parce qu’elle a été mise en pratique et généralisée par un savant, dont les nombreuses erreurs sont patentes, même pour son entourage, mais que personne n’a le courage de relever, parce qu’il est l’arbitre incontesté de toutes les compétitions aux grades universitaires […] C’est en raison de ce lâche calcul, que les novateurs sont écartés du sanctuaire de la science et que nos malheureux jeunes gens, Polytechniciens, Saint-Cyriens, Lycéens, etc., nos pauvres soldats vaccinés, revaccinés et rerevaccinés, crèvent comme des mouches ! »

Extraits pp. 8-9

 

Source des extraits : Charles Dürr Mémoire explicatif et complémentaire de la critique du vaccin en général et du vaccin du croup en particulier – Protestation contre la vaccination obligatoire, Nevers, 1895, G. Vallières, 19 p.


Commentaires :

La négation du vaccin passe par deux étapes :

  • La maladie est relativisée, voire niée dans sa gravité, si nous prenons au mot les propos de Dürr qui cite comme preuve à l’appui et caution scientifique un dictionnaire de médecine, sans préciser réellement ni la date ni les auteurs. Dans la mesure où il plagie la brochure du docteur Pigeon, on peut penser légitimement qu’il s’appuie sur le Dictionnaire de médecine publié sous la direction des docteurs Adelon et Béclard entre 1821 et 1828 (1ère édition). Mais, niant indirectement le fait qu’une maladie ne touche jamais une population de manière uniforme, il prend soin de sélectionner un passage non représentatif de l’article, ce dernier évoquant effectivement les formes légères de la maladie mais pas seulement. Dürr écarte délibérément les passages évoquant ses aspects les plus graves. Or, le taux de mortalité de cette maladie va de 1 pour 5 ou 10, selon le lieu et le groupe, tandis que les survivants restent marqués par des cicatrices définitives. Relevons au passage la note de bas de page conservée ici qui relève de la misogynie pure et simple. Si la maladie laisse des cicatrices à vie sur le corps et, surtout, sur le visage, Dürr ignore la disqualification sociale qu’elle engendre.
  • La variole étant relativisée, le vaccin peut être alors dénigré selon une méthode pseudo-scientifique. Il est  accusé finalement d’être inutile et inefficace (au mieux) et mortifère (au pire), mais sans démonstration concrète. Dans l’extrait n°2, Dürr accuse Pasteur (« le savant ») d’être à la tête d’une politique mortifère de masse devant laquelle les autorités resteraient aveugles. Notons qu’au cours du XXème siècle, les accusations de meurtres de masse par le biais d’un vaccin deviennent un discours récurrent chez les complotistes.
  • Dans le même temps, il reprend à son compte la critique envers Jenner, classique du vivant de ce dernier : la vaccine relève d’une forme de charlatanerie. L’allusion aux « empiriques turcs » fait référence à la technique de la variolisation qui a précédé celle de la vaccination, répandue dans l’Empire ottoman, et qui fut dans un premier temps popularisée en Europe de l’ouest par une femme, Lady Mary Montagu [ 1689-1762], dans la première moitié du XVIIIème siècle. Or, pour une partie du monde médical, ce sont deux indicateurs du manque de sérieux de cette pratique pour lutter contre la variole.
  • Au final, c’est une manière pour Dürr de faire passer un message militant en faveur des médecines alternatives et des remèdes qu’il propose de son côté et qui sont commercialisés en pharmacie.
Photo prise en 1901 par le docteur Allan Warner, visible en ligne. Elle présente deux jeunes garçons âgés de 13 ans, contaminés par la variole. Le premier n’est pas vacciné et développe la maladie tandis que le second l’est et ne développe aucun symptôme visible.