La question de l’obligation vaccinale est, au XIXème siècle en France, une question récurrente. Posée et rejetée sous le Second Empire, elle ne tarde pas à revenir dès les débuts de la Troisième République qui garde en souvenir les ravages de la variole durant la guerre franco-prussienne.

En 1880, un projet de loi est ainsi présenté au Parlement par le docteur Henry Liouville, afin de rendre la vaccination obligatoire. Si la très grande majorité des médecins sont des défenseurs de la vaccine, la question de son obligation les divise comme le montrent les débats ayant lieu à l’Académie de médecine.

Les extraits proposés débutent par les arguments du docteur Claude Philibert Hippolyte Blot [1822-1888]. Spécialiste de l’accouchement, il est, en 1881, Directeur du service de la vaccine et rapporteur du texte intitulé Rapport sur la question de savoir s’il convient de rendre obligatoires la vaccination et la revaccination. Partisan de l’obligation, il revient en particulier sur la notion de liberté individuelle confrontée au contrat social, pilier de la République naissante et héritage des Lumières.

Certains collègues engagent le débat et lui répondent. Parmi les opposants à l’obligation, les textes  proposés sont des extraits des arguments du docteur Jules René Guérin [1801-1886) et du docteur Jean Anne Marie Depaul [1811-1883].


Extrait n°1 : le contrat social médical selon le Dr BLOT, partisan de la vaccination obligatoire

« Une autre objection, plus spécieuse que juste, a été souvent reproduite. Elle consiste à prétendre qu’on n’a pas le droit de porter ainsi atteinte à la liberté individuelle. A cela je réponds que, tout soucieux que je puisse être de cette liberté, je crois qu’elle doit avoir des bornes, et ces bornes sont précisément déterminées par l’intérêt général. Dans une société bien organisée, l’intérêt de tous doit primer toujours l’intérêt de chacun. Quiconque veut vivre en société doit, dans une certaine mesure, faire le sacrifice de cette liberté individuelle toutes les fois que son exercice absolu peut faire courir un danger aux autres membres de cette même société. Qui dit société dit contrat ; or, un contrat n’est pas autre chose qu’une série de conventions faites au profit de tous les contractants, grâce à l’abandon de certaines prérogatives particulières à chacun. Les exemples abondent dans tous les règlements d’hygiène publique ou privée. On règle les heures du travail et celles du repos ; on défend à chacun de répandre sur la voie publique les résidus et immondices de son habitation, etc., etc. ; pourquoi n’imposerait-on pas certaines obligations reconnues indispensables pour placer chacun et tous dans les meilleures conditions d’hygiène, de santé et de vie. […] Et d’ailleurs, messieurs, les partisans de cette liberté individuelle exagérée paraissent oublier qu’il s’agit ici de mineurs, de ceux que la loi range dans la classe des incapables, d’enfants nouveau-nés. L’État a donc le droit et même le devoir de s’occuper d’eux, de les protéger, même contre les erreurs, les préjugés et l’incurie de leurs propres parents. Ce droit et ce devoir sont d’autant plus indéniables que ces préjugés et cette incurie ne mettent pas seulement en danger les enfants qui en sont l’objet, mais aussi tous ceux qui les entourent. Dans la loi sur la protection de la première enfance, le législateur n’avait en vue que les enfants seuls, et cependant il a légiféré ; ici, il doit protéger, du même coup, les enfants, leurs parents et tous leurs concitoyens. Ce droit du législateur ne peut donc faire doute pour personne. Nous ajouterons encore qu’on est d’autant plus autorisé à imposer la vaccination que tous les autres moyens indiqués par l’hygiène (isolement, désinfection, etc., etc.), ne suffisent pas à préserver de la variole « .

Séance du 29 mars, extraits pp. 400-401


Extrait n° 2 : La réponse du Docteur DEPAUL, défenseur de l’autorité paternelle

 Jean Depaul est agrégé de la Faculté en 1847. Spécialisé en obstétrique, il est nommé en 1861 professeur de clinique d’accouchement à la Faculté. Il est aussi l’auteur, l’année suivante, d’une étude sur les vaccinations hâtives. En 1870, durant le siège de Paris, il décide de rester dans la capitale et, conformément aux préconisations de l’Académie de médecine, il procède à la vaccination systématique des gardes mobiles, la variole faisant de terribles ravages. L’année suivante, le docteur Depaul est élu conseiller municipal de Paris pour le quartier Saint-Germain-des-Prés. Pourtant, malgré son expérience, il se déclare opposé à l’obligation.

« Partisan déclaré de la vaccine, je n’en veux pas moins montrer que l’obligation de la vaccination et de la revaccination n’est pas favorable à la pratique préconisée. La loi qui veut l’imposer me parait vexatoire, impuissante et impraticable ; elle n’apportera aucune modification à l’état actuel du service de la vaccine, pour lequel il existe en dehors d’elle des moyens bien plus efficaces. Tels sont les divers points que je voudrai, successivement examiner. […]

Les enfants, m’objectera-t-on, sont des mineurs, et l’État a le droit et le devoir de les protéger contre l’incurie et les préjugés de leurs parents. Mais ces mineurs ont des tuteurs naturels, leur père, leur mère, auxquels il appartient de prendre les mesures qu’ils croient nécessaires pour protéger la santé de ce qu’ils ont de plus cher, et seulement par les mesures qu’ils croient nécessaires ; quant à moi, je déclare que je n’aurais pu souscrire à ce qu’on vaccinât mes enfants malgré moi. La loi proposée est donc odieuse et vexatoire. De plus, elle est inapplicable. Quelle est, en effet, sa sanction pénale ? Une amende de 1 à 5 francs pour la première contravention, puis de 5 à 15 francs. Les vaccinophobes sont rares en France, mais les négligents sont plus nombreux, il y aura donc beaucoup de contrevenants. Si c’est une personne riche, elle payera son amende sans mot dire ; s’il s’agit d’un malheureux, le maire de sa commune lui donnera un certificat d’indigence qui lui permettra de ne pas payer l’amende. Que deviendra donc la sanction pénale ? La loi ajoute bien qu’au cas de plusieurs récidives, le nom du contrevenant sera affiché à la porte de la mairie. Est-ce que vous voyez là une peine aggravante, quelque chose qui puisse donner à réfléchir ? Tout cela n’est pas législatif, et ne se comprend pas. On propose d’autres sanctions bien plus arbitraires encore on vous dit, par exemple « Vous serez obligé d’avoir un certificat de vaccination et de revaccination, lequel devra être représenté à toute réquisition des agents de l’autorité ». Qui ne rirait au nez du garde-champêtre, venant, à la campagne, demander non l’exhibition du permis de chasse, mais simplement un bulletin de vaccine ? […]

Et comment pourra-t-on constater qu’on s’est soustrait à la loi ? À Paris, où il y a deux millions d’habitants, cela est tout à fait impossible. Tous ceux qui ont vacciné et qui ont voulu en contrôler les résultats savent quelles difficultés ou éprouve. Il m’est arrivé de faire ainsi des recherches, de me rendre au domicile des gens que j’avais vaccinés ; ils avaient changé de demeure, ou bien ils étaient absents ou inconnus, et l’on ne s’imagine pas quelle peine il faut alors se donner. Faudra-t-il donc que les agents de l’autorité fassent des perquisitions à domicile pour rechercher les réfractaires à la vaccination, ou bien comptera-t-on sur la délation ? M. Fauvel, dans son rapport au Comité consultatif d’hygiène publique, et M. Blot, dans le rapport qu’il vient de nous lire, sont moins formels en ce qui concerne l’obligation de la revaccination. Pour M. Fauvel, ce serait presque une véritable inquisition, il préfère la persuasion, et je suis entièrement de son avis. Je regrette seulement que, pour être conséquent avec lui-même, il ne partage pas la même opinion en ce qui concerne la vaccination elle-même.

M. Blot nous a, il est vrai, cité l’exemple des pays voisins ; mais il n’ignore pas plus que moi que, si des lois pareilles y ont été promulguées, elles n’en sont pas pour cela mises en pratique. Demandez-le aux médecins qui exercent dans ces pays, et ils vous l’affirmeront. L’un de nos collègues de l’Académie me racontait avoir vu en Angleterre une affiche rappelant à l’exécution de cette loi, mais tous ceux qu’il interrogea lui déclarèrent qu’on n’y faisait aucune attention. L’obligation est restée lettre morte, et on a dû renoncer à appliquer les sanctions pénales. Je me résumerai donc en disant que la loi proposée est et sera absolument impuissante, et que, de plus, par son caractère tyrannique, elle soulèvera contre elle l’indignation publique ; elle deviendra même peut-être l’occasion de troubles que je comprends jusqu’à un certain point ».

Séance du 29 mars, extraits pages 411-413


débats sur obligation vaccinale
Le Dr Guérin, photographié par Nadar
Extrait n° 3 : Jules GUÉRIN, entre la remise en question du vaccin et la défense de l’indépendance des médecins

Médecin franco-belge, Jules Guérin effectue sa formation médicale à l’Université d’État de Louvain à partir de 1821 puis obtient son doctorat en médecine à Paris en 1826. Directeur de la Gazette de la santé en 1828, et doté d’une forte personnalité, il contribue au développement de la science orthopédique, et fonde en 1835 avec Charles Pravaz l’Institut orthopédique de Paris au château de la Muette, situé à Passy.

 

 » […] La vaccine, toute précieuse qu’elle est, n’a pas dit son dernier mot. Elle n’est qu’un remède transitoire, empirique. On s’occupe partout à découvrir son action mystérieuse, et on s’ingénie à remédier ses insuffisances. La vaccine n’est donc encore, dans l’évolution de l’idée scientifique à laquelle elle se rapporte, qu’un simple moyen prophylactique provisoire, en face d’une terrible maladie dont on ignore la cause et, par conséquent, le véritable remède. Cette double recherche, on ne saurait la méconnaître, est une des préoccupations de notre époque, et il ne manque pas de praticiens déjà, qui croient avoir trouvé le moyen de remplacer la vaccine, qu’ils soupçonnent de certains méfaits, – par des méthodes arrivant plus directement, suivant eux, à expulser de l’économie le principe varioleux. Je n’ai pas besoin de le dire, il n’y a encore là que matière à présomptions, mais cependant aussi un sujet d’études sérieuses, dont il n’est permis personne de prévoir l’issue, et dont nul n’a le droit de proclamer la stérilité absolue. Quant moi, je crois fermement qu’on arrivera tôt ou tard à cette double conquête. Eh bien, une académie qui a pour principale mission d’encourager le progrès peut-elle s’associer à une déclaration, à une sorte de veto, qui aurait implicitement pour résultat de la placer en travers de l’avenir, d’arrêter la recherche de la vraie cause de la variole, et du vrai remède et lui opposer, en proclamant l’obligation de s’en tenir à un remède empirique déjà battu en brèche de bien des côtés? […]

Mais allons plus loin. Le diplôme du médecin lui donne le privilège, c’est-à-dire le droit, de choisir ses remèdes, de les administrer quand et où cela lui convient ; il ne relève que de la science et de sa conscience. Or, aujourd’hui déjà, beaucoup de médecins ne croient plus à la vaccine ; le nombre des hérétiques pourra augmenter encore ; ceux-là ne voudront pas vacciner, ils dissuaderont leurs clients de faire vacciner leurs enfants. Qui leur enlèvera ce droit, et quelle justice entrera en conflit avec l’autorité du médecin pour juger entre son droit imprescriptible et l’obligation imposée à son client ? Il ne s’agit pas encore de la liberté du citoyen livrée à l’arbitraire de la loi, c’est la liberté du médecin couvrant de sa volonté et de son droit la liberté de son client. Ainsi considérée, la vaccine obligatoire serait donc une atteinte portée à la liberté professionnelle, et une source de conflit perpétuel entre le droit du médecin et l’arbitraire de la loi ».

Séance du 5 avril 1881 : extraits pp. 447-448


Extrait n° 4 : Jules Guérin et la question des effets de la contrainte

II faut partir de cette vérité que, si l’indifférence et la négligence des populations ont été un obstacle à l’adoption générale de la vaccine, c’est par la persuasion et le zèle toujours croissants des comités, des conseils d’hygiène, des académies, et la confiance du public et des médecins dans la vaccine, qu’elle a conquis le plus grand nombre des esprits. Qu’arrivera-t-il lorsqu’on l’imposera ? Elle deviendra une source d’ennuis, de froissements et de résistances. Les critiques, les dénégations, les oppositions d’une minorité disséminée jusqu’ici formeront bientôt le parti compacte de la résistance. Ce qui n’est aujourd’hui qu’une opinion individuelle deviendra demain une passion collective ; et la confiance, établie par la persuasion et l’exemple, fera place à un protestantisme d’une nouvelle espèce. Cela n’est pas une hypothèse, c’est la loi de l’esprit humain : la résistance croît avec la contrainte, et la vaccine court grand risque, dans cette lutte d’une erreur invoquant la liberté contre une vérité imposée par la violence, de perdre tout le prestige de ses bienfaits.

Séance du 5 avril 1881, extrait page 450

Source des extraits : Bulletin de l’académie nationale de médecine, 45ème année, 2ème série, tome X, 1ère partie, janvier-juin 1881, Paris, 1881, Masson, 1684 p.