La peste bubonique ayant à peu près disparu d’Europe au XVIIIème siècle, voilà qu’une nouvelle pandémie déferle sur le monde à partir de 1817 : celle du choléra. Originaire de l’Inde, le choléra est incontestablement le fléau sanitaire du XIXème siècle, celui qui fait des coupes sombres dans les populations, qui polarise l’attention des médecins et des lettrés, et qui enflamme les imaginations.
Mais, contrairement aux pandémies du passé, le choléra se développe dans le contexte d’un monde en mutations, en même temps qu’il en révèle les changements.
Les extraits proposés ici sont issus d’un article publié dans la Revue de Paris de juillet 1831. Fondée en 1829, la Revue de Paris est un périodique mensuel, qu’on peut définir comme une revue politique, culturelle et littéraire, de tendance libérale.
L’article, intitulé « Itinéraire du choléra-morbus, depuis le Bengale jusqu’en Europe », a été rédigé par Amédée Pichot (1795-1877), diplômé de médecine, écrivain et surtout traducteur de l’anglais. Comme son titre l’indique, A. Pichot décrit les étapes de la diffusion de la pandémie de choléra depuis son foyer initial au Bengale en 1817 jusqu’à son arrivée en Pologne, en 1830/1831. La source principale provient de différents auteurs britanniques qui sont cités par l’auteur dans son article.
À travers ce texte, nous percevons une des différences entre le choléra et les pandémies du passé : la capacité à suivre pas à pas la progression de la maladie dans le temps et dans l’espace. La pandémie du choléra est assimilé à un marcheur se jouant des frontières et qui « parcourt, terme moyen, de quatre à six lieues par jour, quelquefois moins ». Ce qui témoigne ainsi, en ce début du dix-neuvième siècle, d’une circulation toujours plus intense des hommes, des produits et des savoirs à l’échelle mondiale. Dans le contexte de cette première mondialisation, les Britanniques, qui dominent l’Inde, l’économie et le commerce mondial, sont évidemment les mieux placés pour observer la progression de l’épidémie!
En juillet 1831, au moment où l’article d’Amédée Pichot fut publié dans la Revue de Paris, le choléra n’avait pas encore gagné la France. Mais les esprits éclairés savaient qu’il s’approchait, qu’il arriverait un jour et qu’il fallait s’y préparer.
Le choléra s’abattit finalement sur Paris au printemps 1832 et le choc fut terrible…
Pour une version intégrale de l’article :
Itinéraire du choléra-morbus
GÉOGRAPHIE MÉDICALE.
ITINÉRAIRE DU CHOLÉRA-MORBUS, DEPUIS LE BENGALE JUSQU’EN EUROPE.
La nouvelle peste qui menace l’Europe est un sujet d’entretien dont l’intérêt pressant, actuel, l’emporte sur toutes les questions du moment. Non seulement les journaux lui consacrent presque tous les jours un article, mais encore le roi d’Angleterre a cru devoir lui accorder un paragraphe dans son discours. Nous avons pensé que la Revue de Paris devait aussi payer tribut à la circonstance. Les médecins anglais, par leurs communications plus fréquentes avec l’Inde, ont pu suivre depuis plus longtemps que les nôtres les progrès du cholera ; c’est à eux que nous empruntons la relation suivante de la marche de ce fléau, que nous eût peut-être apporté déjà le colosse moscovite si la généreuse Pologne ne lui eût opposé le cordon sanitaire de ses héroïques phalanges. Puisse cet admirable dévouement ne pas coûter à l’Europe des remords trop tardifs ! […]
Le cholera de l’lnde est aussi une peste moderne. Quoique différent par plusieurs symptômes du cholera d’Europe, i1 a été quelquefois confondu avec lui. Dans l’Indostan, le cholera-morbus a probablement toujours existé comme maladie endémique, ou locale, comparativement bénigne, affectant un certain nombre d’individus, en certaines saisons de l’année, en diverses parties du pays. Cette opinion se fonde sur les auteurs indous ; mais rien n’indique que le cholera ait eu le caractère épidémique avant l’année 1817, à moins que nous ne consentions à à conclure le contraire avec M. Scott, d’après l’étendue du pays qu’îl parcourut et d’après le nombre de malades qui en furent atteints avant la fin du dernier siècle. Quoi qu’il en soit de cette question, il est désormais certain que le cholera de l’Inde ne saurait mériter d’être dassé parmi les typhus pestilentiels du plus mauvais; caractère avant les premiers jours d’août 1817, où il éclata avec une malignité encore sans exemple.
Débutant parmi les habitants de Jessore, ville située à cent-milles nord-est de Calcutta, le cholera-morbus parcourut en moins d’un mois le cours du fleuve jusqu’à la ville, en ravageant les villages qu’il rencontra sur son chemin. Avant la fin août, la population indigène de Calcutta fut attaquée, et dans les premiers jours de septembre, la maladie se manifesta aussi parmi les Européens. […]
Preuves plus frappantes à l’appui d’un principe contagieux : le cholera-morbus a suivi en général très régulièrement les grandes routes des communications de peuple à peuple, le cours des eaux navigables, les traces des caravanes. Dans l’Inde, il s’est propagé le long des rives du Gange, du Hooghly, du Jumna et du Nerbudda. Il a pénétré en Arabie, en Perse, en Syrie, par le golfe Persique, le Tigre et l’Euphrate. Moscou l’a reçu par le Volga. La Chine, les autres contrées de l’Asie orientale et les îles ont été envahies par les relations de leurs ports et de leurs villes maritimes. Par analogie avec les pestes contagieuses, le cholera-morbus a été le plus terrible là où il a rencontré des agrégations d’hommes plus nombreuses et plus concentrées, les villes populeuses, les camps, les localités mal aérées, les plaines basses, les rues étroites. Les haltes progressives de sa marche accusent encore une origine contagieuse plutôt qu’atmosphérique. Il parcourt, terme moyen, de quatre à six lieues par jour, quelquefois moins cependant, comme dans le zellah de Nellore, où il ne fit que quinze lieues en douze jours. […]
Amédée Pichot, Revue de Paris, juillet 1831, tome 28, pages 5-15