Évagre le Scholastique (536-594) est un historien, contemporain de Procope de Césarée. Il est surtout connu pour son Histoire ecclésiastique en 6 livres, rédigée à la fin de sa vie, et traitant de l’histoire de l’Église byzantine de 431 à 593. Évagre le scholastique a vécu l’essentiel de sa vie à Antioche, cité qui était alors sous domination byzantine. Comme Procope de Césarée, il a été témoin direct de la Peste justinienne ; il en a été lui-même atteint dans son enfance et et y a survécu.

L’extrait ci-dessous est la traduction (du grec au français) du chapitre 29 du livre IV de son Histoire ecclésiastique. Si l’on suit les indications chronologiques données par Évagre le Scholastique, ce texte a été rédigé en 593, soit 52 ans après l’entrée de la peste dans l’Empire byzantin en 541. Comme Procope de Césarée, l’auteur interrompt le cours de son histoire ecclésiastique pour relater la Peste justinienne. Mais il ne se contente d’en être un témoin neutre, puisque dans la deuxième partie de son texte, il relate comment la peste a affecté profondément le cours de sa vie personnelle depuis son enfance. C’est sans doute l’aspect le plus original de ce texte et cette dimension personnelle témoigne de la violence du fléau de  la Peste justinienne.


 

Je me trouve obligé de décrire ici la maladie contagieuse qui survint en ce temps-là, et qui fit un horrible ravage presque par toute l’étendue de la terre l’espace de cinquante deux années, ce qu’on n’avait jamais vu auparavant. Elle commença deux ans depuis que la ville d’ Antioche eut été prise par les Perses, et parut en quelque chose semblable à celle qui a été décrite par Thucydide, et en quelque chose différente. Elle tomba d’abord sur l’Éthiopie, et de là se répandit tour à tour sur presque toutes les parties de l’Univers. Quelques villes en furent si horriblement affligées, qu’elles perdirent tous leurs habitants. D’autres en furent frappées un peu plus légèrement : elle n’arriva pas partout, ni ne se retira pas de la même sorte. Elle arriva en quelques endroits en hiver, en d’autres au printemps, en d’autres en été, et encore d’autres en automne. Il y eut des villes où elle n’infecta qu’un quartier, et épargna les autres. Il y en eut aussi où elle enleva plusieurs familles, et il y en eut enfin où elle ne toucha qu’à deux ou trois maisons. Mais comme nous l’avons observé très exactement, elle s’attacha l’année suivante aux autres maisons auxquelles elle n’avait point touché cette année-là, et qui est plus admirable est que quand le citoyen d’une ville affligée de ce terrible châtiment se trouvait dans un pays qui en était exempt ; il ne tirait aucun avantage de la présence dans un pays étranger, et était seul surpris du mal qui tourmentait ses compatriotes. Elle arrivait pour l’ordinaire à la fin des indictions, et redoublait sa violence en la seconde année de chaque indiction.

Comme je crois qu’il m’est permis de parler de l’auteur de cette histoire, je dirai ici, que j’étudiais en Grammaire lorsque cette maladie commença, et que j’en fus attaqué en ce temps-là. Par la suite du temps, j’en perdis ma femme, quelques-uns de mes enfants, de mes parents, et de mes esclaves. Maintenant que j’écris ceci, et que je suis en la cinquante-huitième année de mon âge, il y a deux ans que la ville d’Antioche est assignée de cette maladie pour la quatrième fois, et il y avait déjà quatre indictions qu’elle durait lorsqu’elle en fut attaquée cette fois dont je parle. Elle m’enleva alors une fille et un petit fils, outre tous les autres dont je viens de parler. Au reste cette maladie était une maladie composée, et qui semblait avoir ramassé la malignité de plusieurs autres. Il y avait des personnes auxquelles elle commençait à la tête, au visage, et aux yeux qui paraissaient extraordinairement enflés ; puis descendant à la gorge, elle les emportait impitoyablement : d’autres  avaient des dévoiements, d’autres des abcès dans l’aine, et d’autres des fièvres, dont ils mouraient, le second ou le troisième jour, avec une pleine connaissance, et beaucoup de force, d’autres perdaient ainsi la connaissance avant que de perdre la vie ; d’autres en mourant eurent tout le corps couvert de pustules et de charbons. Quelques-uns ayant été attaqués une ou deux fois de cette maladie, et y ayant résisté y succombèrent la troisième fois. Il y avait différentes manières de contracter cette maladie, et plusieurs étaient fort difficiles à comprendre. Quelques-uns moururent pour avoir demeuré dans des maisons, où il y avait des malades ; d’autres pour y être entrés une seule fois ; d’autres prirent le mal dans les places publiques. Quelques-uns se préservèrent du mal en fuyant des villes infectées, et ne laissèrent pas de le donner aux autres. Quelques-uns demeurèrent au milieu des malades, et des morts, sans en sentir aucune incommodité : d’autres étant las de vivre après avoir perdu les personnes qui leur étaient les plus chères, se tinrent continuellement au milieu des malades sans y pouvoir trouver ni la maladie, ni la mort. Enfin cette maladie fut la plus violente de toutes celles qu’on a vues jusques ici, et il y a, comme je l’ai déjà dit, cinquante-deux ans qu’elle dure, au lieu que Philostrate s’étonnait que celle qui arriva en son temps, en eût duré quinze. Nous ne savons pas quelle en sera la fin. Dieu à qui il n’y a rien de caché, soit des causes, ou des effets de la nature, le sait. Retournons cependant à notre sujet, et voyons la suite du règne de Justinien.

Évagre le Scholastique, Histoire de l’Église, livre IV, chapitre 29, extrait


Commentaire

Le texte d’Évagre le Scholastique est composé de deux parties qui ont chacune leur intérêt.

  • La première partie est un récit assez classique de la Peste justinienne qui évoque l’origine du mal, son caractère inédit, déroutant pour les contemporains, et sa létalité. Nous remarquons à travers ce texte que l’ auteur s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs de langue grecque qui ont décrit des épidémies : Thucydide et sa description de la Peste d’Athènes cités par l’auteur. Cela confirme l’importance fondatrice du texte de Thucydide dans la « littérature des épidémies », au moins dans le monde de culture grecque.
  • Il est avéré qu’Évagre le Scholastique connaissait l’oeuvre de son aîné Procope de Césarée. Bien que celui-ci ne soit pas nommé, on peut néanmoins penser que le texte proposé ici s’inspire directement de celui de Procope, tant les points communs sont nombreux entre les deux récits.
  • La deuxième partie est plus originale puisque l’auteur évoque sa propre expérience de la peste qui a bouleversé sa vie depuis son enfance. L’auteur témoigne indirectement de la mortalité effroyable de la pandémie qui lui a enlevé sa femme, plusieurs de  ses enfants, de ses parents, un petit-fils et des esclaves. Un fléau qui n’épargne personne et touche les pauvres comme les riches, les vieux comme les jeunes.
  • Enfin, le texte est intéressant, sur le plan historique, par ses indications chronologiques. L’auteur indique qu’en  52 ans, la peste justinienne aurait frappé Antioche 4 fois, ce qui fait un retour périodique de la Peste tous les 12/13 ans, en moyenne. Ce retour de la Peste est effectivement une caractéristique de la Peste justinienne, mais aussi de la Peste noire, qui a été mise en évidence par les historiens des pandémies.
  • L’auteur, fataliste, conclut par :  » Nous ne savons pas quelle en sera la fin. Dieu à qui il n’y a rien de caché, soit des causes, ou des effets de la nature, le sait ». On sait désormais qu’ elle a duré plus de deux cents ans,  jusqu’à la fin du VIIIème siècle …