Le comte Gustave Auguste Bonnin de la Bonninière de Beaumont est un homme politique français, né à Beaumont-la-Chartre (Sarthe) le  et mort à Tours (Indre-et-Loire) le .

Entré dans la magistrature sous la Restauration, il devient Procureur du roi au tribunal de première instance de Versailles en ), puis au tribunal de Paris trois ans plus tard. En 1831, Charles de Beaumont est chargé par le gouvernement d’aller étudier le système pénitentiaire américain. Il embarque en compagnie d’Alexis de Tocqueville, avec qui il se lie d’amitié. Ils passent dix mois aux États-Unis et environ une semaine au Bas-Canada. De son voyage, il rédige deux ouvrages : le premier, co-écrit avec Tocqueville, est intitulé Du système pénitentiaire aux États-Unis et est publié en 1833 ; le second Marie, ou de l’Esclavage aux États-Unis est publié en 1835.

Deux ans plus tard en 1837, Gustave de Beaumont, accompagné par son épouse Clémentine de Lafayette, effectue un voyage en Irlande. Ce voyage lui inspire un livre sur L’Irlande sociale, politique et religieuse paru en 1839. L’ouvrage connaît par la suite de multiples rééditions et ajouts, en particulier dans celle de 1863 où Beaumont consacre tout un chapitre à la Grande famine qui touche l’Irlande de 1845 à 1852.

En 1845, l’Irlande est touchée par une famine généralisée causée par la maladie de la pomme de terre : le mildiou, un  parasitaire originaire du Mexique qui provoque une maladie du . Sensible au sort des Irlandais, Gustave de Beaumont rajoute dans son ouvrage une notice d’introduction à son tome 2 consacrée à ce fléau, et dans laquelle il cherche à en analyser les causes mais aussi les conséquences de la famine. Dans les extraits proposés ici, Beaumont fait la démonstration des choix aberrants ayant conduit à la catastrophe. Sociologue avant l’heure, il s’attarde aussi sur la traduction de la faim dans les populations.


Extrait n°1 : origines et conséquences démographiques de la maladie de la pomme de terre

[…] Mais, d’abord, il est arrivé dans l’état social de l’Irlande un accident extraordinaire, inouï, dont il ne se trouverait peut-être pas un exemple analogue dans un autre pays, et qui avant tout demande à être expliqué.

En 1841, la population de l’Irlande était de 8 175 000 habitants ; en 1861, elle n’est plus que de 5 764 000. C’est le chiffre officiel du dernier recensement. L’Irlande a donc aujourd’hui 2 410 000 habitants de moins qu’elle n’avait il y a vingt ans.

Et ce ne sont pas seulement, remarquez-le bien, 2 410 000 âmes qui manquent à la population irlandaise. Suivant le cours naturel des choses, et en adoptant les bases d’après lesquelles les commissaires anglais du recensement ont coutume d’établir leurs calculs, cette population aurait dû, dans le cours de vingt ans, s’accroître de un à deux millions, qui, ajoutés au chiffre de 8 175 000 existant en 1841, auraient produit un chiffre d’environ 10 millions en 1861. Le déficit n’est donc pas de 2 millions et demi, mais en réalité de 5 millions.

Quelle a pu être la cause d’une pareille dépopulation ? Quel fléau s’est abattu sur ce malheureux pays pour anéantir ainsi en masse la moitié de ses habitants ? Quel nouvel Attila a promené sur les champs de l’Hibernie et sur ses pauvres cabanes la faux de la destruction et de la mort ? Et si de telles ruines ne viennent pas des hommes, quel en est donc l’auteur ?

C’est aujourd’hui en Irlande une espèce de lieu commun que la principale cause de ses maux vient d’un excès de population, et qu’il faut, par tous les moyens possibles, tendre à la diminuer. Le temps est cependant encore peu éloigné où tout l’effort de l’aristocratie irlandaise était de l’accroître. Il n’y avait pas de propriétaire, en Irlande, qui ne s’efforçât de multiplier sur son domaine le nombre de ses tenanciers. Outre que cet accroissement flattait son orgueil en étendant son influence, il augmentait aussi ses revenus.

La fécondité singulière d’un tubercule entré au dix-huitième siècle dans la culture européenne était venue favoriser cette disposition. La pomme de terre a, en effet, ce caractère particulier que, sur un espace de terre donné, elle produit une somme d’aliments humains proportionnellement beaucoup plus grande que tout autre fruit du sol. Le plus petit champ ensemencé en pommes de terre fournissait ainsi, au misérable qui l’occupait, de quoi vivre, en même temps que le surplus de son travail était consacré à payer la rente due au propriétaire. Sous l’influence de ce système, la population irlandaise se multiplia à l’infini ; la terre d’Irlande fut divisée en une infinité de parcelles, toutes soumises à la même culture. Le propriétaire irlandais vit ainsi pulluler sous sa main des fermiers, des électeurs et des clients ; le sol fut mutilé, broyé, réduit en poudre ; chaque grain de sable représentait une famille, une rente, un patronage. Mais telle était la conséquence économique d’un tel système, que désormais l’existence de tout un peuple dépendait exclusivement d’une racine.

Un jour vient où cette racine, seul aliment de 8 millions d’hommes, est atteinte d’une maladie qui la fait mourir, ou la rend malsaine pour ceux qui s’en nourrissent. C’était en 1845. Un cri s’élève dans toute l’Irlande, répété dans toute l’Angleterre, et dont l’écho retentit dans le monde entier : la pomme de terre est malade en Irlande. Ce cri voulait dire : l’Irlande va mourir de faim. Pourquoi ce cri ? Pourquoi cette conséquence ?

En même temps que le fléau frappait l’Irlande, il atteignait aussi l’Europe et l’Amérique elle-même ; la maladie de la pomme de terre se déclarait au même moment en Italie, en Espagne, en France, en Belgique, au Danemark et dans la Nouvelle-Écosse. Mais pour tous ces pays, où la pomme de terre n’est que l’un des moyens d’existence du peuple, ce n’était qu’un événement fâcheux ; pour l’Irlande, qui n’a pas d’autre aliment, c’était la plus affreuse calamité. Non que la pomme de terre soit le seul produit de l’Irlande : l’Irlande est féconde en céréales et en fruits de toutes sortes. En 1846, année de la famine, l’Irlande avait, en céréales, une magnifique récolte. Mais, comme l’écrivait sir W. Routh, commissaire général du gouvernement anglais, à M. Trevelyan, principal secrétaire pour l’Irlande, le 1erjanvier 1846 : « Le blé, l’orge et l’avoine ne sont pas considérés par le peuple comme des aliments. » (Wheat, oats and barley are not considered as food by the people). L’Irlande vit de pommes de terre et vend son blé pour payer la rente du propriétaire. […]

Extrait n°2 : les effets de la faim

Portrait de Bridget O’Donnel et ses deux enfants en 1849 pendant la famine, publié dans London News, le 22 décembre 1849.

[…] J’ouvre seulement les rapports officiels transmis au gouvernement par les commissaires spéciaux qu’il avait envoyés sur les lieux pour y suivre la marche du fléau et pour lui en rendre compte, et j’y vois comment une population attaquée par la faim procède dans sa lutte contre la mort.

D’abord, le pauvre Irlandais se réduit à deux maigres repas par jour ; puis, quand le cercle de la misère se resserre, il n’en fait plus qu’un. Les enfants sont les plus difficiles à régler ; ils ne respectent pas la limite imposée par la disette et anticipent sans cesse sur la réserve du lendemain. Ici commencent les grandes souffrances. Quelques-uns meurent tout de suite, ce sont les privilégiés ; le plus grand nombre tombe malade pour mourir un peu plus tard, quelquefois longtemps après, des maladies de la faim. C’est une erreur de croire que la famine tue aussitôt ceux qu’elle doit priver de la vie : hélas ! l’effet du mal n’est pas si prompt ! et la mort, quoique certaine, est plus lente à venir. La fièvre, la dyssenterie, le typhus, les inflammations des intestins, voilà le premier effet de la famine : des maladies lentes et cruelles, que crée et que développe une mauvaise nourriture ou l’absence de tout aliment. Et ce qui est triste encore dans ces temps de grande calamité publique, c’est la facilité de contagion de ces maladies funestes, qui engendrent un mal pire peut-être que celui dont elles sont nées. Que, dans les maisons de secours qui se sont ouvertes, que, dans les ateliers de travail, où tant d’infortunés se pressent, un seul apporte le germe fatal de l’une de ces maladies contagieuses, et tous périssent ! L’Irlande a été couverte de ces scènes de désolation et d’horreur. […]

Gustave de Beaumont L’Irlande sociale, politique et religieuse, tome 2, Paris, Calmann Levy, 1881 pour la nouvelle édition revue et augmentée, extrait du chapitre introductif « Notice sur l’état présent de l’Irlande« , pages 3 à 16.