En 1845, l’Irlande est touchée par une famine généralisée causée par la maladie de la pomme de terre : le mildiou, un  parasitaire originaire du Mexique qui provoque une maladie du . Sensible au sort des Irlandais et sociologue avant l’heure, Gustave de Beaumont rajoute dans son ouvrage consacré à l’histoire de l’Irlande une notice d’introduction à son tome 2 consacrée à ce fléau, et dans laquelle il cherche à analyser les causes mais aussi les conséquences de la famine.

Parmi les conséquences majeures constatées, Beaumont choisit de consacrer tout un chapitre à la question de l’émigration des Irlandais, vue comme le seul moyen de survivre. Le phénomène est massif et inédit : entre 1845 et 1914, plus de cinq millions d’Irlandais fuient la misère et partent pour le continent américain. L’extrait choisi n’a rien perdu de son caractère universel et, à travers l’exemple de l’Irlande et des rapports sociaux à l’époque de la Grande famine, amène le lecteur à s’interroger également sur les responsabilités des uns et des autres dans les phénomènes migratoires.


[…] L’année 1847, plus meurtrière encore que la précédente, est écoulée. Il est mort déjà par la famine plus d’un million de malheureux. Quel va donc être désormais le sort de l’Irlandais ? Va-t-il tenter encore cette culture, condition première de son existence, qui, si elle réussit, le fait vivre à peine, et dont l’insuccès est pour lui la mort ? Qu’espérer de l’avenir ? Chaque jour qui passe ajoute aux maux de la veille. La charité publique se fatigue ; les fermages arriérés se grossissent ; la patience du propriétaire se lasse ; la rage seule du fléau ne s’épuise pas. Comment demeurer plus longtemps sur cette terre qui semble maudite du ciel ? Comment la quitter ? Vaincu par tant de maux, l’Irlandais, cet homme aux mœurs âpres et rudes, mais qui a toujours tendrement aimé sa patrie, se demande un jour si c’est bien la patrie qu’une terre qui ne nourrit pas ses enfants ? Tandis que ce sentiment amer traverse son âme, la lecture d’un journal, la lettre d’un parent ou d’un ami, l’arrivée d’un vaisseau dans le port le plus proche, lui apprennent que dans des pays lointains, situés par-delà les mers, il y a des terres fertiles ; qu’il y existe des contrées où la propriété est distribuée plus équitablement entre les hommes, où la société a moins d’élégance, le passé moins de souvenirs, et où il se trouve aussi moins de traditions de haine et de vengeance.

Sa résolution de partir est arrêtée : qui le retiendrait ? Aucun lien personnel ne l’attache ni à cette terre, dont la moindre parcelle ne lui appartient, ni au propriétaire du sol, qu’il n’a jamais trouvé compatissant à ses malheurs. Il part donc librement ; il rassemble toutes ses ressources, entraîne avec lui ce qu’il a de plus cher, sa femme et ses enfants, dit en pleurant un dernier adieu à cette pauvre Irlande qu’il croyait ne plus aimer, et, quelques semaines plus tard, il aborde sur un rivage inconnu qu’on lui dit être le Canada, les États-Unis d’Amérique ou l’Australie.

En même temps que ces sentiments agitent le pauvre fermier et le poussent à cette résolution extrême, l’esprit du propriétaire irlandais n’est pas moins inquiet, ni son âme moins troublée. Si ses tenanciers sont malheureux, il ne se juge guère moins misérable qu’eux. Depuis deux ans il ne tire plus de sa ferme aucun revenu. La propriété, dans ses mains, n’est plus qu’un fardeau. L’impôt lui pèse toujours du même poids, accru de toutes les charges que la famine a ajoutées. Ses tenanciers ne payent plus leurs rentes et ne pourront plus les payer. Comment pourraient-ils pourvoir à ses besoins de luxe, quand ils ne peuvent subvenir à leur propre existence ? Conservera-t-il sur ses domaines des fermiers sans fermage, dont il ne reçoit rien, et dont on lui reprochera la mort, s’il ne les nourrit lui-même à ses dépens ? Évidemment un tel état de choses ne peut durer.

Les propriétaires irlandais sont ainsi amenés à chasser de leurs fermes ceux de leurs tenanciers qui ne les ont pas déjà quittées d’eux-mêmes. Seulement les uns apportent dans l’exécution de cette mesure rigoureuse des sentiments et des formes d’humanité que les autres n’y mettent pas.

Ceux que la pitié anime disent au pauvre fermier : « Consens à quitter la terre que tu occupes et où tu es misérable, et tu seras transporté, sans qu’il t’en coûte rien, dans un autre pays où une existence plus heureuse t’est réservée. »

L’infortuné auquel on tient ce discours est-il bien libre de l’écouter ou d’y rester sourd ? On ne saurait le dire ; car à la suite du langage bienveillant qui lui propose un établissement lointain sous la condition du départ volontaire, le pauvre tenancier peut apercevoir l’usage du droit rigoureux qui, s’il refuse l’asile offert, l’expulserait de sa demeure. Si l’émigration est un mal à ses yeux, il l’accepte cependant comme le préservatif d’un mal plus grand encore[24].

Mais un grand nombre de riches possesseurs exercent plus durement leur droit. Ils renvoient de leurs domaines quiconque n’a pas payé son fermage, sans prendre souci du sort de l’expulsé. Dans la seule année 1850, il y a eu 75 000 fermiers ainsi expulsés de leurs fermes. Cette terrible extrémité à laquelle les propriétaires se portent leur paraît, en somme, une rigueur bienfaisante. Il fallait bien, un jour ou l’autre, recourir à quelque expédient pour délivrer la propriété d’une population surabondante. La maladie de la pomme de terre et la famine ont commencé l’œuvre de salut, qu’il ne s’agit plus que d’accomplir. La famine a été un mal, on le concède ; mais de ce mal sera né un grand bien.

Maintenant si vous demandez à ces propriétaires ce que vont devenir toutes les pauvres familles jetées tout d’un coup et en masse sur la voie publique, ils vous répondront que ceci est une autre question qui ne les regarde point.

Ils se tiennent religieusement dans les termes de leur contrat. Ils ont maintenu le tenancier en possession aussi longtemps que celui-ci a payé sa rente, et ne l’expulsent qu’à défaut de paiement. Ceux dont la pensée s’élève au-dessus de leur intérêt personnel appuient leur procédé sur une raison philosophique, et ils estiment que le sacrifice d’une génération, quelque douloureux qu’il soit, est plus que compensé par la prospérité assurée des générations à venir.

C’est ainsi que le pauvre Irlandais, chassé du champ qu’il occupait, n’a d’autre alternative que de mourir ou de quitter l’Irlande. La mort est en effet le sort d’un grand nombre, et l’émigration la destinée fatale de ceux qui ne meurent pas.

Cette phase de l’exode a été la plus cruelle. C’est celle qui a précédé le départ de la moitié d’un peuple violemment arraché à son foyer domestique. Ici ce n’est plus l’émigration volontaire qui va librement chercher une autre terre, d’autres cieux, d’autres rivages. J’aperçois ici tous les signes de la violence et de la tyrannie. Je vois un paysan grossier et ignorant, sans doute, mais ingénu, qui d’abord a fixé le lieu de sa demeure sur la foi d’un propriétaire jaloux de l’attirer et appliqué à le retenir ; un pauvre fermier qui, aussi longtemps qu’il la pu, a payé le loyer de son champ et de sa chaumière. Cette chaumière, c’est lui-même qui l’a construite, à ses frais, sur le domaine du maître. Tout humble qu’il était, ce toit était pour lui le monde. Sa simplicité n’en connaissait pas d’autre. Ce petit espace de terre, où s’était écoulée sa vie, où avaient vécu ses pères, où ses enfants avaient grandi sous ses yeux, il le préférait à tous les lieux de l’univers. À défaut d’autres richesses, il y avait mis tout son cœur. On ignore en Angleterre, mais on sait en France la passion que le plus petit coin de terre peut inspirer à l’homme. Dans sa naïveté primitive, le pauvre Irlandais s’était persuadé à la longue que cette terre était à lui, ou du moins il s’y croyait un droit, droit chimérique dont on lui a laissé l’illusion pendant un demi-siècle, c’est-à-dire aussi longtemps que l’idée de ce droit, en stimulant son travail, le rendait plus utile au maître, et qu’on lui conteste ouvertement le jour où le champ, devenu mauvais pour la pomme de terre, n’est plus bon qu’à mettre en pâturage. Un jour il reçoit d’un officier de justice un ordre écrit qui lui enjoint de déguerpir. Il ne comprend pas ; il reste. Un second ordre suit le premier. Il demeure immobile encore. Alors le constable vient, le chasse de sa cabane lui et les siens. Le soir la famille entière y est rentrée. Le lendemain on l’expulse encore. La fourmillère, dispersée un moment, se rassemble de nouveau. Des hommes armés sont requis pour dompter cette rébellion ; on s’en rend maître ; et, afin de mieux assurer le succès de l’expulsion, après avoir chassé les habitants de leur demeure, on en rase les murs. Quand la nuit est venue, ces malheureux reviennent encore comme par instinct vers le seul asile qu’ils connaissent, et on les voit, semblables à des ombres, errer dans les ténèbres parmi les ruines de leurs chaumières. Les constables et les coroners d’Irlande peuvent dire combien de ces infortunés, saisis par le froid, par la faim et par le désespoir au milieu de ces décombres, y ont trouvé la mort. Ceux qui ont échappé à la mort ont émigré… mais non, ce n’est pas là l’émigration, c’est l’exil ! l’exil violent, avec les amers regrets de la patrie, de la patrie plus chère peut-être au pauvre qui ne possédait qu’elle. C’est l’exil, sans les promesses et les rêves de l’émigration libre. C’est l’exil avec toutes ses tristesses et avec son désespoir.

Est-il vrai que la plupart de ces pauvres Irlandais, qu’un droit inique a chassés de leurs cabanes et de leur patrie, sont aujourd’hui, sur une terre nouvelle, plus heureux qu’ils n’étaient en Irlande ? On l’assure, et je le crois sans peine. Quelle pire destinée pourraient-ils avoir que celle à laquelle ils se sont soustraits ? Mais quels maux, grands dieux ! que ceux pour lesquels il faut de pareils remèdes ?

Plus d’un million d’Irlandais ont ainsi, depuis 1847, les uns librement, les autres contraints, tous avec le sentiment d’une grande douleur, abandonné leur patrie.

Exode solennel ! dernière grande migration qui se soit vue de tout un peuple, mais différente de toutes les autres, et absolument nouvelle dans l’histoire ; qui peut-être frappe moins l’imagination que les grandes migrations du Moyen-âge, accomplies en masse ; parce qu’elle se fait jour par jour, famille par famille, homme par homme, en quelque sorte goutte à goutte, et qui cependant paraît plus extraordinaire encore que celles qui l’ont précédée, si l’on considère les voies par lesquelles elle s’opère et les fins auxquelles elle aboutit !

On avait vu jusque-là de grandes agglomérations d’hommes, sous la pression d’un besoin général, ou d’une passion commune, et sous la conduite d’un homme quitter leur pays natal pour chercher des terres nouvelles ou pour soumettre à leur foi religieuse de nouveaux empires, semant sur leur passage la terreur, le pillage, la mort, et ne devant une nouvelle patrie qu’au droit de la force et de la conquête.

Mais ce qui ne s’était pas encore vu, c’était cette multitude de migrations individuelles, assez répétées pour constituer le départ de tout un peuple, accomplies uniformément quoique séparément et opérant la fusion pacifique de ce peuple dans une autre nation ou plutôt dans plusieurs nations parmi lesquelles il se partage, dans lesquelles il s’infiltre et s’absorbe, et auxquelles il porte des bras robustes et des âmes énergiques en échange de la nouvelle patrie qu’il reçoit.

Ce qui ne s’était pas vu, ce qui n’avait pu se voir avant les merveilleux progrès accomplis de notre temps dans tous les arts, et ce qui ne pouvait être exécuté que par la nation tout à la fois la plus civilisée et la plus libre, c’était le transport de ce peuple à travers et par-delà l’Atlantique, se pratiquant par les seuls procédés de l’industrie particulière et des associations privées, sans aucune intervention directe de la puissance publique : immense entreprise au service de laquelle, pour qu’elle fut possible, il fallait que concourussent tant de sagesse et d’énergie individuelles, tant de procédés perfectionnés, empruntés à l’art de la navigation et à la science politique.

Les uns ont reproché au gouvernement anglais l’émigration irlandaise, pour laquelle d’autres lui ont donné des louanges. Le gouvernement britannique ne mérite ni ce blâme ni cet éloge. La vérité est qu’il n’a point été l’instigateur de l’émigration qu’il ne croyait ni possible ni désirable dans d’aussi grandes proportions, et qu’il n’y a point fait obstacle. La conduite qu’il a tenue dans cette circonstance est pourtant la meilleure et la plus sage. […]

Gustave de Beaumont L’Irlande sociale, politique et religieuse, tome 2, Paris, Calmann Levy, 1881 pour la nouvelle édition revue et augmentée, extrait du chapitre introductif « Notice sur l’état présent de l’Irlande« , chapitre 4 l’émigration.