Au début des années 1890, les débats sont vifs au sein de l’Académie de médecine sur la question de la vaccination obligatoire.

À la suite de l’intervention de Léon Le Fort, opposé à cette dernière, et qui développe ses arguments lors de la séance du 13 janvier 1891, plusieurs médecins (dont Adrien Proust, le père de Marcel) prennent la parole pour défendre une position inverse lors des réunions suivantes.

Chacun déroule son argumentaire long et chiffré et revient sur les termes employés par leur confrère.  Tout en dissertant sur la question de la liberté individuelle, chacun insiste aussi à sa manière sur la nécessité de la vaccination en mettant en avant une autre valeur républicaine : l’égalité.

 


Extrait n°1 : la réponse du docteur Proust concernant la notion d’obligation

« Ce qui vous effraie, c’est le mot obligatoire ?

Mais n’avons-nous pas déjà l’instruction obligatoire, le service obligatoire, et n’imposons-nous pas la vaccination et la revaccination obligatoires à tous les soldats, à tous les employés des grandes administrations.

Je suis cependant heureux que l’amour de M. Le Fort pour la liberté, amour qui est égal chez chacun de nous dans cette enceinte, ne l’empêche pas de réclamer l’isolement obligatoire, la désinfection obligatoire et même la déclaration obligatoire des maladies transmissibles.

M. Le Fort fera sans doute remarquer qu’il existe une grande différence entre isoler un malade atteint de variole et faire pénétrer un virus dans le corps d’un individu sain pour l’empêcher de contracter une maladie.

L’objection serait sans réplique si la maladie ou l’accident, comme un kyste de l’ovaire, une fracture devaient s’éteindre avec l’individu et ne pas se répandre au dehors. Mais il n’en est plus de même lorsqu’il s’agit d’une affection contagieuse, et la société a le droit et le devoir d’empêcher qu’un citoyen ne s’expose à prendre une maladie transmissible qui peut être le point de départ de contagions multiples et d’épidémies graves.

Aussi, nous admettons que la liberté de répandre les maladies, comme l’a dit, dans cette enceinte, notre regretté collègue Bouley, est « une de celles que l’intérêt commun ordonne le plus de refréner ».

Comment ! L’Allemagne est arrivée à supprimer à peu près complètement la mortalité par variole, et nous ne pourrions arriver au même résultat ? Mais en agissant ainsi, nous commettrions un acte de lèse-patrie, nous compromettrions la défense nationale ».

Séance du 20 janvier 1891- Extrait pp. 104-105

Extrait n° 2 : la réponse de M. Dujardin-Beaumetz au sujet de la liberté individuelle

« Je crois que M. Le Fort exagère beaucoup le libéralisme du peuple français et que si l’on vient à rendre plus facile et absolument gratuite la pratique de la vaccination, je suis porté à admettre, contrairement à son opinion, que tous les citoyens français s’y soumettront facilement. Mais j’admets pour un instant l’hypothèse de M. Le Fort, et je vais tâcher de lui démontrer que l’isolement réel du varioleux soulève des questions bien autrement graves que la pratique de la vaccination obligatoire, et que s’il fallait invoquer l’esprit de liberté dans ces questions d’hygiène et de salubrité, à coup sûr la pratique de l’isolement devrait être absolument repoussée […]

L’isolement d’un malade suppose la déclaration de la maladie, et si les lois de police sanitaire relatives aux animaux ont exigé cette déclaration pour les maladies contagieuses et épidémiques, il n’en est pas de même pour l’homme. Nous avons vu déjà un grand nombre de médecins, en présence des tendances du comité consultatif d’hygiène de France, invoquer le secret médical pour résister aux prétentions de ce comité […]. Une fois ce premier obstacle franchi, on arrive à une mesure bien autrement grave, à l’isolement du malade. Soit qu’on le place dans des établissements spéciaux, soit qu’on l’isole dans la maison qu’il occupe, on est forcé d’adopter une série de mesures qui touchent à cette liberté individuelle, l’un des points les plus importants de nos droits de citoyens. […]

Ainsi donc, violation du secret médical, suppression de la liberté individuelle, internement du malade, possibilité de foyers de contagion, telles sont les objections que soulève cette question de l’isolement, et lorsqu’on les compare à la pratique de la vaccination et de la revaccination, on est bien obligé de reconnaître le peu d’inconvénients de cette dernière pratique par rapport aux difficultés presque insurmontables que présente la seconde. La désinfection, compagne obligée de l’isolement, entraîne aussi des mesures vexatoires, moins rigoureuses, il est vrai, que l’isolement, mais qui n’en existent pas moins […]. Ainsi donc, en résumé, si l’on se place sur le terrain qu’a accepté M. Le Fort et qui lui fait repousser l’obligation de la vaccination, on voit que l’isolement et la désinfection qu’il préconise entraînent des mesures bien autrement attentatoires à la liberté individuelle que la vaccination qu’il repousse ».

Séance du 20 janvier 1891 – Extrait pp. 108-109

Extrait n° 3 : la réponse de M. Hervieux sur la liberté individuelle

« L’autre objection est celle du respect dû à la liberté individuelle. Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à la voir figurer dans la communication de notre distingué collègue. « Vous n’avez pas plus le droit d’imposer à ma conscience une doctrine quelconque, s’écrie M. Le Fort, que celui d’inoculer, malgré moi, à mon corps, un virus quel qu’il soit. » Je ferai remarquer à notre éloquent contradicteur que ce droit, nous l’exerçons sur les soldats avec une certaine rigueur depuis soixante ans. L’article 120 du règlement du 1er avril 1831, enjoint en effet, aux officiers du corps de santé, de soumettre à l’inoculation jennerienne tous les militaires dépourvus de traces matérielles de variole ou de vaccinations antérieures. C’est à ce droit, considérablement étendu et de plus en plus strictement exercé depuis la note ministérielle du 31 décembre 1857, que l’armée a dû l’immunité presque complète dont elle jouit par rapport à la variole. Si la personne du soldat peut, dans l’intérêt de la défense nationale, être violée par le virus vaccin, pourquoi donc la personne de M. Le Fort serait-elle plus sacrée quand il s’agit du pays tout entier ? »

Séance du 27 janvier 1891 – Extrait page 141

Extrait n° 4 : la réponse de Léon Colin au sujet de l’efficacité relative de l’isolement

« Ce qui nous a particulièrement ému dans l’argumentation de notre collègue M. Le Fort, c’est de le voir lui, partisan en somme de la vaccine, la pratiquant, et en semant les bienfaits, de le voir révoquer en doute des vérités devenues aussi évidentes. Comment a-t-il pu dire que la vaccine est impuissante à conjurer les épidémies de variole ; qu’elle peut à peine restreindre ces épidémies. Je me demande si, en cette circonstance, la ferveur de M. Le Fort pour les résultats, suivant lui, bien supérieurs de l’isolement, n’est pas la conséquence d’une foi trop absolue en un dogme qu’il aurait émis en 1865, à savoir qu’il n’y a d’épidémie que par la multiplicité des contagions. Cette formule renferme une grande part de vérité, c’est incontestable, et justifie l’éloignement de tout organisme producteur de contage, mais elle offre à mes yeux l’inconvénient de ne viser que l’un des facteurs de l’épidémie. S’il est des affections contagieuses strictement ou à peu près soumises, comme expansion, au nombre des germes existant à un moment donné; si, par exemple, il y a d’autant plus de chances de voir surgir des cas de rage humaine qu’il y a, pour le moment, plus de chiens enragés […] il n’en est pas de même des affections à transmission plus aléatoire, plus variée, moins exclusivement directe, se propageant surtout par certains intermédiaires (air, aliments, eaux, vêtements, literies, etc.), accessibles à l’hygiéniste; or c’est dans ce groupe que rentrent à peu près toutes les épidémies. […]

Pour obtenir de l’isolement des résultats approchant de ceux que donne la vaccine, il faudrait, à vrai dire, proclamer une sorte de séquestration universelle, l’appliquer à tous, aux individus sains comme aux malades, suspendre tout voyage, toute relation, chaque déplacement multipliant les chances de contact avec les germes d’une affection encore aussi universellement répandue. Et cela au moment où les relations internationales ont pris, grâce à la multiplication des voies ferrées une intensité toute nouvelle. Nos expositions deviendraient de vraies hécatombes. Et la mobilisation des armées ? […]

Et si l’on veut bien y prendre garde, cette obligation de la vaccine dont on prétend faire un attentat à la liberté, n’est, suivant nous, à ce point de vue spécial, que la suppression ou plutôt l’extension d’un privilège, dévolu jusqu’ici aux classes aisées, où les vaccinations sont généralement acceptées et même imposées (admission au lycées, aux écoles, aux facultés, etc.) ; aussi que ce soit à Paris, à Rome et aujourd’hui encore à Bruxelles, la variole est-elle surtout la maladie des quartiers pauvres, des classes ouvrières, dont la protection nous est plus particulièrement dévolue.

Séance du 3 février 1891- Extraits pp. 199-205

Source des extraits : Bulletin de l’académie nationale de médecine55ème année, Paris, 1891, Masson, 944 p.