Les sciences


Attitude des chefs religieux à l’égard de la science
Ce récit, rapporté par un chroniqueur arabe, met en scène une entrevue entre Averroès et Abu Ya’qub Yusuf.

« Lorsque je fus en présence de l’Émir des Croyants, Abû Ya’qûb, je le trouvais seul avec Abû Bakr Ibn Tufayl. Ce dernier commença à faire mon éloge, mentionnant ma famille et mes ancêtres, et incluant dans son exposé des faits supérieurs à mes propres mérites. Après m’avoir demandé le nom de mon père et ma généalogie, la première chose que me dit l’émir des Croyants fut : « Que pensent-ils du ciel ? – en se référant aux philosophes – est-il éternel ou créé ? ». La confusion et la crainte s’emparèrent de moi, et je commençai à inventer des échappatoires et à nier que la philosophie m’ait jamais intéressé, car je ne savais pas ce qu’Ibn Tufayl lui avait dit à mon sujet. Mais l’Émir des Croyants, comprenant ma crainte et ma confusion, commença à commenter ce qu’il m’avait demandé, mentionnant ce qu’avaient dit Aristote, Platon et tous les philosophes, et présentant en outre les objections des penseurs musulmans contre eux ; je me rendis compte qu’il avait une mémoire (et connaissance) telle que je n’aurais pas cru que l’on puisse en trouver, même chez ceux qui se consacrent exclusivement à ce thème. Il poursuivit en me tranquillisant de cette façon jusqu’à ce que je parle et me mis à exposer ce que je pensais de la question ; et lorsque je me retirai, il ordonna qu’on me fasse don d’une somme d’argent, de vêtements d’apparat et d’un coursier. »

P. Guichard, L’Espagne et la Sicile musulmanes aux XIe et XIIe siècles, Lyon, PUF, 1990

Discours d’Averroès

« Puisque donc cette révélation est la vérité, et qu’elle appelle à pratiquer l’examen rationnel qui assure la connaissance de la vérité, alors nous, musulmans, savons de science certaine que l’examen [des étants] par la démonstration n’entraînera nulle contradiction avec les enseignements apportés par le Texte révélé : car la vérité ne peut être contraire à la vérité, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur.

S’il en est ainsi, et que l’examen aboutit à une connaissance quelconque à propos d’un étant quel qu’il soit, alors de deux choses l’une : soit sur cet étant le Texte révélé se tait, soit il énonce une connaissance à son sujet. Dans le premier cas, il n’y a même pas lieu à contradiction, et le cas équivaut à celui des statuts légaux non édictés par le Texte, mais que le juriste déduit par syllogisme juridique. Dans le second, de deux choses l’une : soit le sens obvie de l’énoncé est en accord avec le résultat de la démonstration, soit il le contredit. S’il y a accord, il n’y a rien à en dire ; s’il y a contradiction, alors il faut interpréter le sens obvie. (…)

Nous affirmons catégoriquement que partout où il y a contradiction (…) cet énoncé est susceptible d’être interprété suivant des règles d’interprétation de la langue arabe. C’est là une proposition dont nul musulman ne doute et qui ne suscite point d’hésitation chez le croyant. Mais combien encore s’accroît la certitude qu’elle est vraie chez celui qui s’est attaché à cette idée et l’a expérimentée, et s’est personnellement fixé pour dessein d’opérer la conciliation de la connaissance rationnelle et de la connaissance transmise ! »

Averroès, Discours décisif, Paris, Flammarion, 1996 (trad. M. Geoffroy)

Un savant juif en terre musulmane

« Shemuel Ha-Naguid [993-1056] est un homme des plus parfaits, bien que Dieu ne l’eût pas instruit dans la foi véritable. Il brillait par sa sagesse, sa tolérance, son intelligence (…), sa finesse d’esprit, par sa maîtrise de soi et sa courtoisie naturelle (…). Quel homme extraordinaire ! Il rédigeait en deux langues [l’hébreu et l’arabe] et connaissait la littérature des deux peuples. Il étudia la littérature arabe et s’intéressait profondément à la langue arabe, sur laquelle il fit des recherches et dont il analysa les racines (…). Il écrivait couramment en arabe, en son nom ou au nom du roi, utilisant fort à propos les invocations à Dieu et aux prophètes propres aux musulmans. Il chanta les louanges de l’islam et ne tarit point d’éloges sur ses avantages, au point que ses lettres semblaient une véritable propagande pour cette religion. Il brilla également par sa connaissance des Anciens, des diverses disciplines des mathématiques et de l’astronomie, où son savoir dépassait celui des astronomes eux-mêmes. Il savait tout sur la géométrie et sur la logique. Son habileté dans le débat écrasait ses adversaires (…). Il réunit une importante bibliothèque.

Ibn Hayyan (987-1076), historien andalou in Ron Barkaï, Chrétiens, musulmans et juifs dans l’Espagne médiévale, Ed. du Cerf, 1994

Démarche de la science arabe

« Le phénomène de la vision n’ayant pas été éclairci, nous avons décidé de nous préoccuper de la question, autant que cela nous est possible, de nous y adonner exclusivement et d’y réfléchir mûrement (…). Nous reprenons toute l’étude, commençant par le commencement, par les principes et les postulats (…). Au début de notre recherche, nous rassemblons d’une manière exhaustive les faits réels (…). Nous élevons ensuite notre recherche (…) critiquant les prémisses et prenant des précautions dans l’enregistrement des conclusions et conséquences (…). Notre objectif est de faire usage d’un jugement juste (…). Peut-être alors pourrons-nous finir, de cette façon, par atteindre la vérité qui nous apportera la joie du cœur (…). Et malgré tout cela nous ne serons pas à l’abri des défauts inhérents à la nature humaine (…). Nous demandons à Dieu de nous prêter assistance en toute entreprise. »

Ibn al-Haytam, Almanazir

De l’intérêt des Anglais pour les sciences arabes

« La passion de l’étude m’avait naguère chassé d’Angleterre et je restai un moment à Paris. Je n’y vis que des sauvages installés avec une grave autorité dans leurs sièges scolaires, avec devant eux deux ou trois escabeaux chargés d’énormes ouvrages. Leur ignorance [des lettrés parisiens] les contraignait à un maintien de statue, mais ils prétendaient montrer leur sagesse par leur silence même. Dès qu’ils essayaient d’ouvrir la bouche, je n’entendais que balbutiements d’enfants. Ayant compris la situation, je réfléchis aux moyens d’échapper à ces risques et d’embrasser les disciplines qui éclairent les Ecritures autrement qu’en les saluant au passage ou en les évitant par des raccourcis.

Aussi, comme de nos jours c’est à Tolède que l’enseignement des Arabes, qui consiste presque entièrement dans les arts du quadrivium, est abondamment dispensé, je me hâtai de m’y rendre pour écouter les plus savants philosophes au monde (…). Rappelé enfin par mes amis et invité à rentrer d’Espagne, je vins en Angleterre avec une précieuse quantité de livres. On me dit qu’en ces régions l’enseignement des arts libéraux était inconnu, qu’Aristote et Platon y étaient voués au plus profond oubli (…). Que personne ne s’émeuve si, traitant de la création du monde, j’invoque le témoignage non des Pères de l’Eglise mais des philosophes païens car, bien que ceux-ci ne figurent pas parmi les fidèles, certaines de leurs paroles, si elles sont pleines de foi, doivent être incorporées à notre enseignement. »

[L’auteur présente ensuite le sommaire de son livre.]

« La première partie de cet ouvrage traite de la partie inférieure du monde, la seconde de la partie supérieure. Il faut donc suppléer et exhorter de mainte façon le lecteur : bien qu’ici ne soit consigné rien d’obscur, qu’il ne se hâte pas de mépriser les opinions claires et limpides des Arabes, au contraire qu’il considère que les philosophes latins, accumulant sur ces matières un labeur inutile, ont produit par ignorance des affabulations obscures. »

Daniel de Morley, introduction à sa Philosophia, XIIe in Jacques Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, Editions du Seuil, 1957

Un médecin de Cordoue

« Une fois la trachéotomie décidée, il faut inciser au-dessous du troisième ou quatrième anneau de la trachée, peu largement et en travers, entre deux anneaux, de manière à ne point intéresser les cartilages, mais seulement la membrane [intercartilagineuse] (…). Laissez quelque temps la plaie ouverte. Quand vous jugerez qu’il n’y a plus danger de suffocation, vous réunirez les deux lèvres de la plaie, mais en ne comprenant dans la ligature que la peau et non les cartilages. Vous panserez ensuite avec des médicaments qui excitent les chairs jusqu’à la guérison (…). »

Al-Zahrawi Abulqasim (930-1013)

L’agriculture

« Au nom du Dieu clément et miséricordieux en qui est toute ma confiance. L’auteur de ce livre, le cheik illustre Abou Zakaria Iahya Ibn Mohammed ben Ahmed Ibn AI-Awwam, à qui Dieu fasse miséricorde, dit : « Louange à Dieu, le maître des mondes… » Après avoir lu les livres sur l’agriculture laissés par les agronomes musulmans d’Espagne, et ceux qui viennent d’autres agronomes anciens qui écrivirent antérieurement sur la culture des divers terrains, ouvrages dans lesquels se trouve l’indication satisfaisante des travaux à exécuter pour les semis, les plantations et tout ce qui s’y rattache ; et en outre ce qui, dans ces mêmes écrits, forme l’accessoire de l’agriculture, comme l’élevage des animaux, c’est-à-dire de ceux d’entre eux qui lui viennent en aide, mon attention s’est fixée sur ce que ces ouvrages contenaient de plus intéressant. C’est, d’après les sources originales mêmes que je rapporte dans mon livre, les systèmes ou manières de voir qui y sont contenus (…).

De l’établissement des jardins et de la disposition des plantations qu’on y doit faire, d’après ce qu’a écrit Ibn Hedjah sur ce sujet. Il faut, dit Junius, quand on veut planter un verger, choisir les emplacements dans lesquels se trouve de l’eau en quantité suffisante. Il faut qu’il ne soit point trop éloigné de l’habitation du maître, autant que faire se peut, afin de jouir à la fois de l’agrément de la vue, de la salubrité de l’air qu’il assainit et du repos qu’il procure à l’œil. La plantation des arbres ne doit point se faire confusément et sans ordre ; il faut, au contraire, rapprocher tous les congénères pour éviter que les espèces trop vigoureuses n’absorbent les sucs nourriciers, et que celles qui sont délicates n’en soient privées. »

Ibn Al-Awwam, Livre de l’agriculture, traduction J.-J. Clément-Mulet, Paris, 1864-1867