Les enfants déposent des fleurs sur les tombes des soldats au cimetière de Douaumont : [photographie de presse] / Agence Mondial

Souvenirs des tranchées à Verdun

« Le soldat patauge lourdement dans la boue… Il est chargé : à bout de bras, deux « bouteillons » pleins – la soupe encore chaude -, les gourdes de vin, le pain en bandoulière et les musettes remplies de singe. Il cherche l’entrée du boyau qui mène à la tranchée où les autres attendent la bouffe. Il est presque à découvert et ne pense qu’à ça. Quelques balles perdues finissent leur trajectoire à hauteur de ses bandes molletières, elles viennent s’enfoncer, encore meurtrières, dans la gadoue jaune. Les godillots du soldat s’engluent dans la boue. Il fait encore nuit. Il n’y a que cette lueur à l’horizon avec, par moments, une sorte d’éclair ou une série de lumières plus fortes et un roulement sourd, un bourdonnement toujours présent, qui prend au ventre quand on l’écoute. C’est plus haut que ça se passe, ici le secteur est calme, comme on dit. De temps en temps, un tir de routine auquel nos artilleurs répondent mollement. C’est le Boche qui s’ennuie, en mal de cartons, qui serait presque le plus dangereux…

Il a ça en tête, le soldat, et il a hâte de trouver le boyau pour être à couvert… Et la soupe qui refroidit ! Il pense aussi au froid, à ses pieds trempés, au col de sa capote si rugueux…

A chaque pas, son casque mal ajusté lui cogne l’oreille droite, gelée, prête à se casser comme du verre. Putain d’équipement ! Vraiment, y a pas de respect pour le contribuable qui se bat pour la Patrie ! Sa gamberge s’arrête là. On vient de tirer une fusée éclairante qui retombe tranquille au bout de son parachute, à la verticale du soldat, illuminant tout, absolument tout… comme si ça suffisait pas d’être paumé, le voilà qui joue la cible. Et ça se fait pas attendre, ça crépite ! Un tir de mitrailleuse… Alors il plonge au sol, s’étale à plat ventre. La crosse de son Lebel lui fiche un sacré coup dans les reins. La soupe se répand sur le sol, il sent la tiédeur du bouillon contre sa cuisse. Il essaie de dégager son fusil et s’empêtre dans les brides des musettes, les doigts plein de boue. C’est la confusion, le bordel, la panique et il faut pas bouger surtout! Ça tire dur et pas loin. Il y a deux minutes, c’était le calme plat, maintenant, y a pas de comparaison. Des balles s’écrasent à quelques centimètres de son corps. Sûr qu’il va s’en prendre une, là, comme un con, allongé dans la boue… allongé dans la merde, oui.. .ça pue ! … Au moins un Boche qui pourrit pas loin! On fait plus attention aux cadavres, il y en a tellement, par couches, des Français, des Allemands, on leur marche dessus, on les recouvre même plus… On vit avec et ils rendent des services, on accroche son bidon à un pied qui dépasse de la paroi de la tranchée… mais celui-là, de mort, il dégage sérieux ! C’est moindre mal… En attendant, ça canarde et il ne peut pas bouger, et pourtant, il faudrait… Une heure au moins, il reste là. C’est difficile à évaluer, la durée, dans ces moments où le corps est tétanisé par la peur. Il n’y que le long de son dos, contre sa peau, qu’il y a de l’animation… un vrai boulevard à poux. Ça aussi, c’est qu’une habitude, ces bêtes, avec les rats et la chiasse. Le canon de 75 s’y met, c’est parti pour le reste de la nuit, la journée, peut-être. Un obus tombe pas loin et voilà les éclats qui rappliquent, et les mottes de terre qu’il est allé chercher en profondeur, et la boue. Le soldat, les deux mains crispées sur son casque, tente de se protéger la nuque. C’est à rire, ce geste, avec toute ces saloperies, ces bouts de fer qui vont se ficher profondément dans le sol et qui ne demandent qu’à pénétrer dans sa chair si fragile… même son casque ne pourra pas les arrêter. Le feu s’intensifie. Il faut démarrer. Où est donc ce putain de boyau, la tranchée, l’abri ?

Le jour s’est levé. Les ardeurs guerrières se sont un peu calmées et puis tout s’est tu. Maintenant, on y voit tout à fait et le soldat se rend compte qu’il a passé la nuit allongé sur un mort, les deux mains dans son ventre. Ce qu’il prenait pour de la boue: de la chair pourrie, infecte. On a beau être endurci, coutumier de l’horreur, indifférent à la tripaille chaude qui se dévide des corps éclatés, c’est pas plaisant, comme découverte… Et les maladies ? S’il avait une coupure aux mains ?… tétanos, gangrène et je ne sais quoi… Sa première idée : trouver de l’eau… se laver les mains dans une flaque dégueulasse.

Courbé en deux, il retrouve le boyau de communication. Quand il arrive, ils font la gueule pour la soupe perdue et le pain boueux, mais ils boufferont quand même.

Le soldat a passé la matinée à chercher de l’eau, il n’en a pas trouvé… il s’est bien essuyé aux pans de sa capote. Ça se passait à Verdun. C’est ma grand-mère qui me racontait cette histoire, celle de mon grand-père. J’avais cinq ans, mon pépé s’était tapé toute la guerre, il en était sorti un peu gazé. A l’époque, il somnolait encore, son livre ouvert sur la toile cirée de la table de la cuisine. Avait-il oublié ? Il n’en parlait jamais… Mais moi, la nuit, j’entrais dans son horreur. Le mort tout pourri et grand-père les deux mains dedans son ventre… Quand il est mort, il a repoussé le curé venu pour l’extrême-onction. Il lui a dit que si Dieu existait, n’y aurait pas de guerres… que tout ça c’était des conneries. Ça l’avait marqué… certainement. Après lui, grand-mère a disparu, elle aussi.

Quand j’ai lu mon premier vrai livre avec des car typographiques et quelques illustrations, il racontait l’histoire édifiante d’un chien qui suivait son maître dans la tranchée, faisait la guerre avec lui, mordait les Allemands, sauvait son maître blessé – un capitaine, un héros qui retrouvait sa belle fiancée à la fin (après avoir gagné la guerre à lui tout seul). J’ai oublié le titre et le nom de l’auteur, mais certains passages me reviennent en mémoire au moment où je cause. C’était mon premier livre… lu « au hasard ». J’en ai lu d’autres, depuis, sur le sujet… de tout poil, de toutes opinions… du Feu au Croix de bois, en passant par A l’ouest rien de nouveau et Orages d’acier, pour ne citer que les meilleurs. Mais mon préféré reste la Peur, de Gabriel Chevalier et les premiers chapitres du Voyage au bout de la nuit. Et toujours, j’ai vu mon pépé avec ses bidons et son pain allongé sur le mort.

On me dit: « Encore dans tes trucs de poilus? vas-tu sortir de ta tranchée ?… » Avec allusions aux anciens combattants, charentaises, bérets, décorations, drapeaux à l’Arc de Triomphe, le 11 novembre. J’ai bien peur qu’on y soit toujours, dans nos tranchées Est, Ouest… plus exactement dans le no man ‘s land, sur le terrain… entre les lignes… là où a lieu l’affrontement ! En fait, dans tout ça, il s’agit moins de la guerre de 14-18 que de LA GUERRE… De crapouillots en ogives… c’est la prochaine qui m’inquiète. »

TARDI, « C’était la guerre des tranchées » , Tournai, 1994, pp. 29-30.

Des écrivains, Cendrars et Dorgelès, racontent…

En 1914, le Suisse Blaise Cendrars est « engagé volontaire étranger » dans l’armée française. En 1915, un obus lui emporte le bras droit, et il quitte les combats. Rentré du front, il raconte ses souvenirs : on voit ici l’ efficacité de l’artillerie. « Cette nuit-là, les Boches bombardèrent Bus pour la première fois depuis le début de la guerre et le premier obus tomba en plein sur la voiture de la 6e Cie qui débouchait sur la place du Marché. Le cheval, le cocher et Lang furent écrabouillés. On ramassa deux, trois écuellées de petits débris et les quelques gros morceaux furent noués dans une toile de tente. C’est ainsi que furent enterrés Lang, le cocher et de la bidoche de cheval. Et l’on planta une croix de bois sur le tumulus.

Mais en revenant du cimetière quelqu’un remarqua la moustache de Lang qui flottait dans la brise du matin. Elle était collée contre la façade, juste au-dessus de la boutique du coiffeur. Il fallut dresser une échelle, aller détacher ça, envelopper cette touffe sanglante dans un mouchoir, retourner au cimetière, faire un trou et enterrer ces poils absurdes avec le reste. Puis nous remontâmes en ligne, dégoûtés. »

in CENDRARS, Blaise, La main coupée, Lausanne, le livre du mois, 1960, p. 30

Dorgelès, engagé volontaire dans l’infanterie en 1914, est un auteur français ayant vécu toute la guerre. Rentré du front, il raconte ses souvenirs : on voit ici l’utilité d’une tranchée. « Sans regarder, on y sauta [dans la tranchée]. En touchant du pied ce fond mou, un dégoût surhumain me rejeta en arrière, épouvanté. C’était un entassement infâme, une exhumation monstrueuse de Bavarois cireux sur d’autres déjà noirs, dont les bouches tordues exhalaient une haleine pourrie, tout un amas de chairs déchiquetés, avec des cadavres qu’on eût dit dévissés, les pieds et les genoux complètement retournés, et, pour les veiller tous, un seul mort resté debout, adossé à la paroi, étayé par un monstre sans tête. Le premier de notre file n’osait pas avancer sur ce charnier, on éprouvait comme une crainte religieuse à marcher sur ces cadavres, à écraser du pied ces figures d’hommes. Pourtant, chassés par la mitrailleuse, les derniers sautaient quand même, et la fosse commune parut déborder.

– Avancez, nom de Dieu!…

On hésitait encore à fouler ce dallage qui s’enfonçait, puis, poussés par les autres, on avança sans regarder, pataugeant dans la Mort… Par un caprice démoniaque, elle n’avait épargné que les choses : sur dix mètres de boyau, intacts dans leurs petites niches, des casques à pointe étaient rangés, habillés d’un manchon de toile. Des camarades s’en emparèrent. D’autres décrochaient des musettes, des bidons.

– Vise, la belle paire de pompes! beugla Sulphart, agitant deux bottes jaunes. »

in DORGELÈS, Roland, Les croix de bois, Paris, Albin Michel, 1925, p. 199-200, chap. XI

Deux témoignages allemands sur Verdun, par le peintre Franz Marc et le poète Rudolf Binding.

(2 mars)

« Nous voici au milieu de la plus formidable journée de la guerre. Qui n’a pas participé à cette avance allemande ne peut se faire une idée de la folle fureur et de la gigantesque force de l’avance. Nous sommes à la poursuite. Les pauvres chevaux ! Mais il a fallu que vienne ce moment où tout est mis sur une carte ; mais ce qui est incroyable, c’est que nous avons réussi (et nous continuerons à réussir) sur le point le plus fort du front français, Verdun – personne n’y aurait cru, c’est incroyable. »

(4 mars, écrit juste avant d’être tué)

« Nous sommes ici dans une tension fiévreuse concernant l’issue de cette énorme lutte que jamais des mots ne réussiront à décrire. Je ne doute pas un seul instant de la chute de Verdun et de l’irruption que nous ferons dans le coeur du pays. »

F. Marc.

(15 mars)

« Depuis l’arrêt devant Verdun je me sens très déprimé (…). L’affaire piétine sur place. Et quand on nous dit maintenant que l’on n’avait pas voulu obtenir plus que ce que l’on a fait, à savoir  » écraser par le feu la place forte « , on se comporte comme un enfant et on nous demande en même temps une crédulité d’enfant. »

R. Binding. (Traduction des textes : A. Becker.)

300 sur 1200

Gaston Biron, interprète, avait vingt-neuf ans en 1914. Blessé le 8 septembre 1916, il mourut de ses blessures le 11 septembre 1916 à l’hôpital de Chartres.

« Samedi 25 mars 1916 [après Verdun]

Ma chère mère,

(…) Par quel miracle suis-je sorti de cet enfer, je me demande encore bien des fois s’il est vrai que je suis encore vivant ; pense donc, nous sommes montés mille deux cents et nous sommes redescendus trois cents ; pourquoi suis-je de ces trois cents qui ont eu la chance de s’en tirer, je n’en sais rien, pourtant j’aurais dû être tué cent fois, et à chaque minute, pendant ces huit longs jours, j’ai cru ma dernière heure arrivée. (…) »

in GUÉNO, J-P, (s. d.), Paroles de poilus : lettres et carnets du front 1914-1918, Paris, Librio, 2001, p. 103

Extraits du journal de guerre du Docteur Marcel Poisot

(manuscrit retrouvé en 1986)
Verdun

« Vendredi 25 février 1916 : Depuis trois jours, les Allemands ont déclenché une attaque formidable contre nos lignes du nord de Verdun. C’est peut-être son suprême et dernier atout que l’Allemagne se décide à jouer. (…)

Mardi 29 février : L’attaque allemande de Verdun a continué, formidable. C’est la grande offensive tant annoncée. Serait-ce « la dernière » (…).

Le carnage est immense. La débauche des projectiles d’artillerie est incroyable : 80 000 obus en quelques heures, sur un espace de 1000 mètres de long sur 3 à 400 mètres de profondeurs. 3 millions d’obus en quelques jours. On se demande comment des êtres vivants arrivent à se maintenir et à combattre dans un pareil enfer, (…).

Lundi 13 mars : Verdun apparaît décidément comme le grand tournant de la guerre. Jusqu’à ces dernières semaines, il eût été impossible de prévoir la fin de la tourmente. Aujourd’hui, à voir l’acharnement de la bataille « pour Verdun », à lire les commentaires des journaux du monde entier, il semble que l’issue de la guerre se dessine à l’horizon (…). Tous les belligérants sont en effet bien près de l’épuisement militaire et financier. Si nous perdions Verdun, la partie serait évidemment perdue pour les Alliés (…).

Mercredi 22 mars : (…) Les derniers communiqués boches (…) mentent : ils ont affirmé la prise du fort de Vaux au nord de Verdun – et ont dû ultérieurement démentir cette nouvelle par un nouveau mensonge : contre-attaque française ayant réussi à reprendre le fort (…). Les Allemands ont jeté contre nos lignes Malancourt-Avoncourt une division fraîche précédée de soldats munis d’appareils lançant des liquides enflammés à grande distance (…).

Mercredi 29 mars : La bataille de Verdun, la plus longue et la plus effroyable de l’histoire universelle, continue (…). Nos poilus héroïques tiennent bon, malgré les déluges d’acier, de liquides enflammés et de gaz asphyxiants (…). Leur héroïsme a, une fois de plus, compensé l’engourdissement de notre état-major (…).

Mardi 4 avril : Les poilus en ont assez et ne marcheront pas au-delà de quelques mois. A ce moment, nous serons acculés à la paix, sans avoir vaincu (…).

Lundi 10 avril : Ils ne passeront pas ! Mais viendra-t-il un jour où nous pourrons, nous passer et vaincre ? Où ? Comment ? (…).

23 avril, Pâques : Qui eût osé prévoir, il y a un an, à Pâques 1915, que la guerre durerait encore à Pâques 1916 et que les armées ennemies seraient sur le front d’Occident, dans les mêmes et immuables tranchées. Aujourd’hui, qui oserait espérer qu’elles n’y seront plus à Pâques 1917 ! (…)

Vendredi 23 juin : Les Allemands ont déjà perdu 500 000 hommes devant Verdun ; ils en sacrifieront encore autant si cela est nécessaire ; mais ils n’abandonneront pas la partie. C’est pour eux une question de vie ou de mort. Pour nous, hélas, c’est la ventouse qui peu à peu suce le sang de notre armée ; nos pertes sont énormes : 350 000 hommes, dit-on, dont moitié sont tués (…) Il n’est pas suffisant de tenir dans cette défensive prodigieuse où nous nous épuisons. Il faut repousser l’ennemi, il faut le vaincre (…).
Extraits publiés in « L’Histoire » No 107, janvier 1988, pp. 74-76

La bataille de Verdun en chiffres (février-décembre 1916)

L’artillerie

1200 canons allemands et 270 canons français

2 millions d’obus tirés le premier jour, le 21 février 1916

30 millions d’obus tirés au total sur le champ de bataille
Le sol de la Meuse a reçu 10 obus au centimètre carré en moyenne

Le bilan humain

378’000 pertes françaises (morts, blessés et disparus)
337’000 pertes allemandes
Bilan humain total : plus de 300’000 morts (soit environ 1’000 morts par jour), près de 400’000 blessés
300 jours, 300 nuits, soit 9 mois de combats

in s. d. Sébastien Cote, Histoire 9e, Nathan, Paris, 2011, p. 43