Le 19 mai 1974, Valéry Giscard d’Estaing est élu Président de la République. Élu avec « seulement » 400 000 voix d’avance face à François Mitterrand (gauche), il ne juge alors pas nécessaire de dissoudre l’Assemblée nationale, cette dernière étant même trop risquée. La Vème législature (1973-1978) est donc menée à son terme. Les élections législatives de 1978 sont programmées normalement les  et  pour pourvoir les mandats de la VIème législature. Mais VGE sait que la situation est tendue.

Le climat économique et politique s’est considérablement détérioré (crise économique, hausse du chômage), tandis que la majorité sortante est en difficulté car déchirée depuis la démission de Jacques Chirac de son poste de Premier ministre et la création du RPR deux ans plus tôt, qui multiplie ses attaques contre le gouvernement dirigé par Raymond Barre.

Le contexte est alors favorable à la Gauche en général et au Parti socialiste en particulier : elle  multiplie les victoires depuis deux ans, aux cantonales de 1976  et aux municipales de 1977. La dynamique créée par la signature du programme commun  en 1972 continue de porter ses fruits. La gauche semble aux portes du pouvoir.

C’est dans ce contexte que VGE décide de « mouiller » la chemise et de s’investir sur le terrain. Le 27 janvier 1978, il se rend à Verdun-sur-Le-Doubs situé en Saône-et-Loire (Bourgogne). Devant une salle comble de 25.000 personnes, Giscard livre sa vision des élections et analyse les risques d’une potentielle cohabitation avec la gauche… cohabitation qu’il ne connaîtra finalement pas.

 


1er extrait : faire le bon choix

Mes chères françaises, et mes chers français,

Le moment s’approche où vous allez faire un choix capital pour l’avenir de notre pays, mais aussi un choix capital pour vous. Je suis venu vous demander de faire le bon choix pour la France. Ce choix, c’est celui des élections législatives. Certains, en les voyant venir, paraissent presque les regretter. Comme si tout serait plus simple si les français n’avaient pas à se décider et si l’on pouvait décider pour eux

Mais, puisque nous sommes en démocratie, puisque c’est vous qui avez la parole, puisque c’est vous qui déciderez, il faut bien mesurer la gravité du geste. Trop souvent en France, les électeurs se prononcent comme s’il s’agissait de vider une querelle avec le pouvoir, ou de punir le gouvernement. C’est une fausse conception : le jour de l’élection, vous ne serez pas de simples passagers qui peuvent se contenter de critiquer le chauffeur, mais vous serez des conducteurs qui peuvent, selon le geste qu’ils feront, envoyer la voiture dans le fossé, ou la maintenir sur la ligne droite. Il s’agit de choisir votre propre avenir.

Ce soir, je ne m’adresse pas aux blasés, à ceux qui croient tout savoir, et qui ont une opinion sur tout. Moi qui, dans ma fonction, connais bien les limites du savoir, je m’adresse à celles et à ceux qui cherchent, à celles et à ceux qui ne savent pas encore, à ceux qui écoutent, à ceux qui se taisent, à ceux qui voteront pour la première fois, à toutes celles et à tous ceux qui voudraient être surs de bien choisir. Je m’adresse à vous.

Certains ont voulu dénier au président de la République le droit de s’exprimer. Curieuse République que celle qui serait présidée par un muet.

Nul n’est en droit de me dicter ma conduite. J’agis en tant que chef de l’état et selon ma conscience, et ma conscience me dit ceci : le président de la république n’est pas un partisan, il n’est pas un chef de parti. Mais il ne peut pas rester non plus indifférent au sort de la France. Il est à la fois arbitre et responsable. Sa circonscription, c’est la France. Son rôle, c’est la défense des intérêts supérieurs de la nation. La durée de son mandat est plus longue que celle des députés. Ainsi, la constitution a voulu que chaque président assiste nécessairement à des élections législatives et, si elle l’a doté de responsabilités aussi grandes, ce n’est pas pour rester un spectateur muet. Parmi mes responsabilités, j’ai celle de réfléchir constamment, quotidiennement, aux problèmes de l’avenir, et de mettre en garde les citoyens contre tout choix qui rendrait difficile la conduite des affaires de la France. C’est ce qu’il m’appartient de faire ce soir. Je vous donnerai tous les éléments nécessaires pour éclairer votre décision. Mais, dans la France républicaine, la décision dépendra de vous. Que penseraient et que diraient les Français si dans cette circonstance, leur Président se taisait ? ils penseraient qu’il manque de courage en n’assumant pas toutes ses responsabilités. Et ils auraient raison. Mais le président de la République n’est pas non plus l’agent électoral de quelque parti que ce soit. Le général de Gaulle ne l’était pas. Je ne le serai pas davantage. Le Président n’appartient pas au jeu des partis. Il doit regarder plus haut et plus loin, et penser d’abord à l’intérêt supérieur de la nation. C’est dans cet esprit que je m’adresse à vous. Comme arbitre, je m’exprimerai avec modération, hors des polémiques et des querelles de personnes

Comme responsable, je vais vous parler du bon choix. Le bon choix est dicté par le bon sens. Il faut regarder la réalité en face. Et elle vous répond ces quatre vérités : – il faut achever notre redressement économique – il faut que la France puisse être gouvernée – il faut avancer vers l’unité et la justice – il faut assurer le rôle international de la France. Et ce sont ces quatre vérités qu’à mon tour je vais vous dire.

Il faut achever notre redressement économique. La France hésite entre deux chemins : celui de la poursuite du redressement et celui de l’application du programme commun. Il y a une attitude qui met en danger le redressement : c’est la démagogie, qui veut vous faire croire que tout est possible tout de suite. Ce n’est pas vrai. Ne croyez pas ceux qui promettent trop. Vous ne les croyez pas dans votre vie privée. Pourquoi voulez-vous les croire dans votre vie publique ? Les Français ne vivront pas heureux au paradis des idées fausses

Je comprends bien que certains d’entre vous, certains d’entre vous qui êtes devant moi, certains d’entre vous qui me regardent chez eux, à la télévision, je comprends bien que certains d’entre vous soient tentés de voter contre la crise. Vous qui travaillez dur, vous qui avez peur que vos enfants ne trouvent pas facilement un emploi, et auxquels on explique que tout s’arrangerait si vous vous contentiez de changer ceux qui vous gouvernent, je vous comprends, c’est vrai, d’être tenté de voter contre la crise

Et d’ailleurs si c’était si simple et si on pouvait s’en débarrasser par un vote, pourquoi ne pas le faire ? Malheureusement, il n’est pas plus efficace de voter contre la crise que de voter contre la maladie. La crise se moque des bulletins de vote. La crise est comme l’épidémie, elle nous vient du dehors. Si nous voulons la guérir, il faut bien choisir le médecin. Et si nous pensons nous en débarrasser par la facilité, l’économie se vengera, et elle se vengera sur vous.

Regardez où nous en sommes.

Au mois de décembre, le dernier mois connu : un commerce extérieur en excédent, une hausse des prix ramenée à 0,3 %, un chômage qui recule alors qu’on vous annonçait bruyamment le contraire. Ces résultats, vous le comprenez, sont d’une grande importance pour la France. Ils signifient que l’action ferme, courageuse, persévérante, entreprise par le gouvernement sous l’impulsion personnelle de son Premier ministre, Raymond Barre, est en train de porter ses fruits. Je le félicite pour son courage, sa compétence et sa loyauté. Mais rien n’aurait pu être accompli sans vous, sans vous qui avez soutenu le redressement par votre discipline et par votre effort. Ces résultats sont votre bien, difficilement acquis. Est-ce le moment de les remettre en cause ? Ne vaut-il pas mieux poursuivre l’effort, déboucher enfin sur une situation assainie, sur une économie rétablie, sur des conditions favorables de vie ? Pensez à la situation d’une personne tombée à la mer et qui nage, qui nage à contre-courant pour regagner la rive.

Le courant est puissant. Mais à force de nager, elle s’est rapprochée du rivage. Elle y est presque. Elle va le toucher. Alors une voix vient lui conseiller à l’oreille : pourquoi te donner tant de peine ? tu commences à être fatiguée. Tu n’as qu’à te laisser porter par le courant. Elle hésite. C’est bien tentant. Pourquoi ne pas se laisser aller ? Mais quand on se laisse emporter par le courant, on se noie. Oui, il faut achever le redressement de notre économie.

L’autre voie est l’application du programme commun. Je vous ai parlé du programme commun en 1974 pendant la campagne présidentielle, et vous m’avez donné raison. Mon jugement n’a pas changé et il n’est pas lié aux prochaines élections. J’ai le devoir de vous redire ce que j’en pense, car il ne s’agit pas pour moi d’arguments électoraux, mais du sort de l’économie française. L’application en France d’un programme d’inspiration collectiviste plongerait la France dans le désordre économique. Non pas seulement, comme on veut le faire croire, la France des possédants et des riches, mais la France où vous vivez, la vôtre, celle des jeunes qui se préoccupent de leur emploi, celle des personnes âgées, des titulaires de petits revenus, des familles, la France de tous ceux qui souffrent plus que les autres de la hausse des prix. Elle entraînerait inévitablement l’aggravation du déficit budgétaire et la baisse de la valeur de notre monnaie, avec ses conséquences sur le revenu des agriculteurs et sur le prix du pétrole qu’il faudra payer plus cher. Elle creuserait le déficit extérieur, avec ses conséquences directes sur la sécurité économique et sur l’emploi. Une France moins compétitive serait une France au chômage. […]

Carton d’invitation 1978 (archives privées)

Extrait n°2 : qui pour gouverner ?

Il faut ensuite que la France puisse être gouvernée. Vous avez constaté avec moi combien il est difficile de conduire un pays politiquement coupé en deux moitiés égales. Personne ne peut prétendre gouverner un pays, qui serait coupé en quatre. Quatre grandes tendances se partagent aujourd’hui les électeurs, deux dans la majorité, deux dans l’opposition. Aucune de ces tendances ne recueillera plus de 30 % des voix. Aucune d’elles n’est capable de gouverner seule.

Beaucoup d’entre vous, parce que c’est dans notre tempérament national, aimeraient que le parti pour lequel ils ont voté, qui est le parti de leur préférence, soit capable de gouverner seul. C’est même leur espoir secret. Il faut qu’ils sachent que c’est impossible. Aucun gouvernement ne pourra faire face aux difficiles problèmes de la France, avec le soutien de 30 % des électeurs. Si on tentait l’expérience, elle ne serait pas longue, et elle se terminerait mal. Puisqu’aucun des partis n’est capable d’obtenir la majorité tout seul, il lui faut nécessairement trouver un allié. C’est ici que la clarté s’impose. Un allié pour gouverner, ce qui n’est pas la même chose qu’un allié pour critiquer ou pour revendiquer. Gouverner, c’est donner, mais c’est aussi refuser et parfois, pour servir la justice, c’est reprendre. Or, il est facile de donner, mais il est difficile de refuser ou de reprendre.

Si des partis sont en désaccord lorsqu’il s’agit de promettre, comment se mettront-ils d’accord quand il s’agira de gouverner ? Dans les villes qui ont été conquises par de nouvelles équipes, combien de budgets ont été votés en commun ? Qui votera demain le budget de la France ? il faut donc que vous posiez aux candidats la question suivante : puisque vous ne pouvez pas gouverner tout seuls, quels alliés avez-vous choisis ? Et deux alliances se présentent à vous : l’une est l’alliance de la majorité UDF-RPR-CDS actuelle. Elle a démontré qu’elle pouvait fonctionner, malgré des tiraillements regrettables. Elle a travaillé dans le respect des institutions, dont la stabilité constitue une de nos plus grandes chances et qui doivent être par-dessus tout protégées. Elle a soutenu l’action du gouvernement. Elle a voté le budget de la France. Elle comprend, à l’heure actuelle, deux tendances principales, ce qui est naturel dans un aussi vaste ensemble et ce qui répond au tempérament politique des français. Chacune de ces tendances met l’accent sur ses préférences et exprime son message. Chacune fait connaître clairement et franchement selon sa sensibilité propre, ses propositions pour résoudre les problèmes réels des français. Chacune fait l’effort indispensable pour se renouveler et pour s’adapter. Jusque-là, quoi de plus naturel ? Mais il doit être clair qu’elles ne s’opposent jamais sur l’essentiel et qu’elles se soutiendront loyalement et ardemment au second tour.

Dans chacune de ces tendances, des hommes ont soutenu l’action du Général de Gaulle. Dans chacune de ces tendances, des hommes ont soutenu ma propre action de réforme. Et ce sont d’ailleurs, le plus souvent, les mêmes.

Que toutes deux cherchent dans l’histoire récente de notre pays des motifs de s’unir et non de se diviser. J’ajoute que, pour que l’actuelle majorité puisse l’emporter, il est nécessaire que chacune de ces tendances enregistre une sensible progression. Aucune ne peut prétendre obtenir ce résultat toute seule.

Si elles veulent réellement gagner, la loi de leur effort doit être de s’aider et non de se combattre

L’autre alliance est celle qui propose le programme commun PS-PCF-MGR. Les partis qui la composent se sont apparemment déchirés depuis six mois. Aujourd’hui, voici qu’ils indiquent à nouveau leur intention de gouverner ensemble. Quelle est la vérité ? L’équivoque sur les alliances ne peut pas être acceptée, car elle dissimule un débat de fond sur lequel l’électeur a le droit d’être informé au moment de choisir. Il y a, en effet, deux questions fondamentales : – y aura-t-il ou non une participation communiste au gouvernement ? – le gouvernement appliquera-t-il ou non le programme commun ? Le choix de l’alliance pour gouverner ne peut pas être renvoyé au lendemain des élections. Ce serait retomber dans les marchandages et dans les interminables crises politiques que les français condamnaient sans appel quand ils en étaient jadis les témoins humiliés. Vous avez droit à une réponse claire sur un point qui engage notre stabilité politique : avec quel partenaire chacune des grandes formations politiques s’engage-t-elle à gouverner ? Car il faut que la France puisse être gouvernée.

Mais le choix des français ne doit pas être seulement un choix négatif. Il ne suffit pas que les uns votent contre le gouvernement et les autres contre le programme commun pour éclairer l’avenir de notre pays. Un peuple ne construit pas son avenir par une succession de refus. Dans la grande compétition de l’histoire, un peuple gagne s’il sait où il veut aller. C’est pourquoi, je propose à la France de continuer à avancer dans la liberté, vers la justice et vers l’unité. Et c’est à vous de le faire connaître à vos élus […]

Carton d’invitation (verso) – 1978 (collection privée)

Extrait n° 3 : votez !

[…] Les conséquences de votre choix, pour vous-même et pour la France, chacune et chacun de vous peut les connaître. Il suffit de dissiper le brouillard des promesses, des faux-fuyants et des équivoques. Il suffit que vous vous posiez des questions très simples :  qui gouvernera la France au printemps prochain ?  Qui poursuivra le redressement nécessaire de l’économie française ? Comment l’opinion internationale jugera-t-elle le choix politique de la France ? Chacune de ces questions comporte une réponse claire. Je n’ai pas à vous la dicter, car nous sommes un pays de libertés. Mais je ne veux pas non plus que personne, je ne dis bien personne, puisse dire un jour qu’il aura été trompé.

Et puisque nous parlons de la France, je conclurai avec elle. Il m’a toujours semblé que le sort de la France hésitait entre deux directions. Tantôt, quand elle s’organise, c’est un pays courageux, volontaire, efficace, capable de faire face au pire, et capable d’aller loin. Tantôt, quand elle se laisse aller, un pays qui glisse vers la facilité, la confusion, l’égoïsme, le désordre. La force et la faiblesse de la France, c’est que son sort n’est jamais définitivement fixé entre la grandeur et le risque de médiocrité. Si au fond de moi-même, comme vous le sentez bien, et comme je le pense, les bourguignonnes et les bourguignons l’ont senti pendant ces deux jours, si au fond de moi-même, je vous fais confiance, c’est parce que je suis sûr qu’au moment de choisir, oubliant tout à coup les rancunes, les tentations, les appétits, vous penserez qu’il s’agit d’autre chose, et que, qui que vous soyez, inconnu ou célèbre, faible ou puissant, vous détenez une part égale du destin de notre pays. Et alors, comme vous l’avez toujours fait, vous ferez le bon choix pour la France.

Avant de nous séparer, et puisque je vous ai dit que je conclurai avec la France, c’est avec elle que nous allons chanter notre hymne national.

Discours de Valéry Giscard d’Estaing, président de la république, 27 janvier 1978, extraits. L’intégralité du discours est disponible ICI

 

Extrait vidéo du discours (archives : INA/ France 3 Bourgogne)

 

 

Supplément pop-culture :

Pierre Desproges et Thierry Le Luron caricaturent la Monarchie présidentielle en général et Valéry Giscard d’Estaing en particulier (sketch du 1er janvier 1978, source : INA)