« PERSONNE NE POURRA CROIRE DE QUELLE FAÇON SONT MORTS LES NOTRES »
« La lettre dont nous publions l’essentiel ci-dessous nous est communiquée par Mme Maria Craipeau. Elle fut écrite par son père à Prague, en avril 1948, pour informer des épreuves subies à sa famille vivant au Brésil. Elle raconte l’anéantissement des juifs de Drohobycz, une petite ville de Galicie occidentale dont le nom est connu de tous ceux qui aiment la prose de Bruno Schultz.
Le signataire de ce terrible témoignage, directeur d’une raffinerie, était, raconte sa fille, « un homme bon et charmant. Agnostique et libéral actif dans les oeuvres sociales. respecté de tous. Caché dans une famille polono-allemande il vécut seize mois, torturé par la faim et le froid, dans la paille. Brisé, il est mort en 1957 à New York. »
« Vous me demandez de vous raconter ce que nous avons vécu. Si je voulais le faire, il me faudrait plu-sieurs volumes. Et croyez moi, aucun de ceux qui les liraient et n ‘auraient pas vécu ces atrocités ne pourrait croire que cela est vraiment arrivé, que l’homme peut faire cela à l’homme, l’humilier et le fouler aux pieds ainsi. Personne ne pourra croire de quelle façon ont péri les nôtres. Chaque juif qui a survécu a le triste devoir de décrire ces événements, lorsqu’on le lui demande. Moi aussi, je veux vous décrire quelques fragments des horreurs que nous avons vécues, dans l’esprit de notre tradition « wehigadta lewincha» (1). Que tous ceux qui ont passé la guerre dans la paix et la prospérité sachent comment sont morts leurs proches.
Celui qui veut me comprendre doit se rendre avec moi dans les rues et les ruelles de Drohobycz, où il y avait avant la guerre 38000 habitants, dont 19500 juifs. Nous avions dans notre ville environ vingt associations de bienfaisance juives, en particulier la Maison des orphelins, une des plus belles de Pologne, un refuge de jour pour les enfants, un hospice de vieillards et un hôpital. La population juive se composait de commerçants, de médecins, d’avocats, d’employés, d’ingénieurs, d’ouvriers, d’artisans et aussi de miséreux sans emploi.
Les juifs étaient représentés dans l’administration communale et s’efforçaient de vivre en harmonie avec la population polonaise et ukrainienne. Rien ne laissait présager le degré de haine qu’elle allait nous manifester. »La liquidation des « inaptes au travail »
« Le 1er septembre 1939, c’est la guerre. Onze jours plus tard, les bandits allemands arrivent à Drohobycz, où ils resteront jusqu’au 24. Pendant ces quelques jours ils foulent aux pieds notre dignité, en forçant notre intelligentsia aux travaux les plus vils : nettoyer les rues, les toilettes, etc.
Dans notre naïveté, nous nous imaginions que c’était là le plus grand malheur qui pouvait nous arriver. Nous ne savions pas alors ce qui nous attendait. Conformément à l’accord germano-soviétique, les Allemands se retirent jusqu’à San, et Drohobycz est occupé par les Russes, qui y restèrent jusqu’au 1er juillet 1941.
Immédiatement après l’arrivée des Allemands à Drohobycz, le 1er juillet 1941, des Ukrainiens (2) organisent un pogrom, assassinant des juifs et pillant leurs biens. Ce jour-là, parmi nous, quarante-sept hommes et femmes sont tués, et deux cent cinquante grièvement blessés, dont la plupart meurent dans des souffrances effroyables, privés de secours médical. Le deuxième jour du pogrom, les Allemands publient un appel à la «population aryenne» lui .interdisant de tuer, et ils organisent un Conseil juif (Judenrat) avec à sa tête le docteur Rosenblatt et le docteur Rurhberg. Je n’ai pas accepté l’offre qui m’a été faite d’y participer. Le Judenrat fut l’épisode le plus triste de l’histoire des juifs.
Les premiers jours, les premières semaines passèrent presque tranquillement. Par-ci, par-là, un juif était tué ou molesté sans aucun motif dans la rue, mais il n’y avait pas encore d’exécutions collectives. Vers la fin de juillet, les Allemands annoncèrent la création des offices de travail (Arbeitsamt), dont le rôle était de s’emparer de tous les juifs de seize à soixante-cinq ans et de les contraindre au travail.
Chaque juif et chaque juive de plus de six ans devait porter sous peine de mort un bandeau sur le bras gauche avec l’étoile de David cousue. Il leur était interdit de marcher sur les trottoirs, ils devaient s’incliner très bas devant chaque militaire, n’avaient pas droit aux trains, autos ou fiacres, ni le droit de tenir commerce, d’être soignés dans des « hôpitaux aryens », etc. Ils ne pouvaient habiter que dans quelques rues qui leur étaient réservées…
Les Allemands s’emparèrent de tous les juifs et les firent travailler dans les usines, dans la construction des ponts, dans les forêts, à casser des cailloux, nettoyer la ville, etc. Chacun recevait en salaire le quart d’un pain noir, que payaient d’ailleurs les juifs eux-mêmes. Un jour le Judenrat n’a pas mis à la disposition de l’office le nombre prescrit de travailleurs juifs. Il fut décidé alors d’exécuter dix juifs, dont un avocat, Me Bardech. Ce fut le premier tribut de sang payé par la population juive de Drohobycz, à titre collectif, vers le milieu de 1941.
Dans les premiers jours de novembre 1941, le Judenrat fut invité à transmettre à tous les juifs entre seize et cinquante ans qui ne «se sentaient pas aptes au travail » l’ordre de se soumettre à une visite médicale à l’hospice de vieillards. Il s’en présenta quatre cent vingt Les hommes de la Gestapo et de la milice ukrainienne les entourèrent. Des camions arrivèrent une heure après et leurs bourreaux les emmenèrent dans la forêt de Bronica où, après les avoir frappes jusqu’au sang, ils les fusillèrent. Les camions revinrent en ville, pleins de vêtements et de chaussures, témoignant ainsi de l’abomination qui venait d’avoir lieu.
A cette époque la Judenrat reçut l’autorisation d’ouvrir dans le quartier juif un konsum dont le rôle était de distribuer aux habitants leurs légumes à prix d’or. Dans le ghetto, ce fut la faim et la misère. Dépourvus de moyens, les juifs mouraient au rythme de vingt à trente par jour. (…)
Fin décembre 1941, les Allemands ordonnèrent au Judenrat de leur soumettre, dans les 24 heures, une liste de mille juifs inscrits au Secours communal. La moitié de la population juive dépendait alors de cette institution. Le Judenrat donna une liste de mille personnes qui reçurent l’ordre de se présenter à l’hospice de vieillards à une certaine heure avec 25 kg de bagages. A leur arrivée, on leur enleva immédiate-ment tous leurs biens – fruit du labeur d’une vie, – on les entassa à coups de pied et de poing dans des wagons et on les emmena. Ce furent là les premiers martyrs du camp de la mort de Belsen. Par la suite nombreux furent nos frères et nos soeurs qui en prirent le chemin.
Le nombre d’habitants juifs diminuait sans cesse, les Allemands gagnaient du terrain pour installer des aryens dans les rues d’où les juifs disparaissaient. (…) »Le massacre des orphelins
« Arriva l’hiver, l’hiver le plus rigoureux de mémoire d’homme, et la mort fit encore plus de ravages. Nombreux furent ceux qui ne purent supporter la misère, la faim et le froid. La population juive diminuait, et, dans la même proportion, augmentait le nombre de petits orphelins. On en dénombrait dans le district de Drohobycz, y compris Boryslaw, quelque soixante-dix avant la guerre. En y ait eut jusqu’à six cents qui, mendiant et pleurant, traînaient dans les maisons du quartier juif, implorant un peu de nourriture chaude, un bout de pain. Les enfants juifs trouvés en dehors du quartier réservé étaient tués sur place.
Nous faisions ce que nous pouvions pour sauver au moins les enfants. Le docteur T., le docteur H. et moi-même organisâmes un comité d’entraide et nous adressâmes au Kreishauptmann (chef de cercle) en l’implorant de nous autoriser à transformer notre vieille synagogue en refuge pour les orphelins (notre maison des orphelins avait été occupée par les Allemands).
Dans cette affaire, comme dans tout ce qui nous concernait, les bandits allemands agirent d’une manière perfide. Le Kreishauptmann promit qu’il « réfléchirait » . Pour ne pas perdre de temps et sauver ce qui pouvait encore être sauvé, nous logeâmes soixante-cinq enfants dans la vieille synagogue. Nous avions choisi les plus affamés et les plus misérables. Pendant le déjeuner entrèrent les hommes de la Gestapo et des Ukrainiens et ils abattirent tous les enfants et les deux soignantes qui se trouvaient à table. Ce jour-là, des charrettes transportèrent au cimetière juif soixante-sept cadavres. C’est ainsi que se termina notre action pour porter secours aux enfants juifs.
Le 19 octobre 1942, la population juive de Drohobycz subit des pertes énormes. Ce jour-là on tira des maisons hommes, femmes. et enfants et on les transporta dans la synagogue de la rue Garbarska, ceux qui n’y trouvèrent pas place étant entassés au tribunal. On ramassa dans ces « centres de rassemblement » environ quatre mille personnes. Par manque de wagons, on garda là ces malheureux pendant trois semaines, au milieu de leurs déjections, frappés et maltraités. Une fois par jour, le Judenrat avait le droit de leur jeter un morceau de pain. Ceux qui en avaient encore la force pouvaient l’attraper. Beaucoup d’entre eux y devinrent fous et beau-coup, très enviés, moururent. Leurs cris et leurs pleurs étaient indescriptibles. Ces misérables affamés furent parqués dans des wagons et transportés à Belsen. Ils savaient qu’ils allaient à la mort et le faisaient avec soulagement. »Livrer sa propre mère
« Il semblait qu’après » ces » meurtres on nous laisserait respirer un moment. Ceux qui l’imaginaient se trompaient. Après ce dernier transport, les Allemands décidèrent que le Judenrat (qui dirigeait aussi une police juive) devait livrer quotidiennement cent femmes et vieillards. Cette opération dura trois semaines et compte parmi les épreuves les plus pénibles de l’histoire de notre communauté. La police juive jouait son rôle scrupuleusement, et dans certains cas nos policiers livrèrent leur propre mère. C’est ainsi que périrent mille deux cents personnes.
Il restait en ville environ deux mille juifs, et plus personne n’avait d’illusions sur le sort qui les attendait. Seuls subsistaient ceux qui travaillaient dans les établissements militaires, et dont les familles avaient été anéanties. Pour eux, on créa des camps près de leur lieu de travail. Ceux qui pouvaient se sauvaient dans la forêt, quelques-uns parmi nous trouvèrent refuge auprès de familles chrétiennes et beaucoup d’autres quittèrent la ville pour aller dans des agglomérations importantes, munis de faux papiers d’identité aryens. Le quartier juif cessa d’exister et fut nivelé. Rien n’échappa à la destruction, pas même les dépouilles mortelles des nôtres. Les cimetières juifs furent rasés et les pierres tombales utilisées pour réparer la route. La liquidation de la population juive de Drohobycz progressait maintenant très rapidement. On ne garda que les quelques professionnels indispensables, les autres furent envoyés dans des camps d’extermination et très peu en revinrent.
Le 7 septembre 1944, l’armée rouge occupa notre ville. Des forêts, de diverses cachettes, sortirent cinq cents débris humains, la plupart seuls, sans femmes ni enfants. On ne se reconnaissait pas les uns les autres.
C’est ainsi que périt la communauté juive de Drohobycz.
SAMUEL ROTHENBERG »
Notes
(1) La Bible, Exode 13 : « Tu diras alors à ton fils : c’est en souvenir de ce que l’Eternel a fait en ma faveur, lors-que je .suis sorti d’Egypte… »
(2) Il s’agit du service d’ordre ukrainien organisé par les Allemands et composé de jeunes voyous et de criminels de tonte sorte, portant un bandeau jaune et bleu et armés de carabines; ils faisaient régner « l’ordre ».
* Ce texte a été publié à Londres en polonais par je professeur Edmond Silberner, sous le titre «Lettre sur l’anéantissement des juifs de Drohobycz», (Poets and Painters Press, 1985).
publié dans « Le Monde » du dimanche 5-Lundi 6 mai 1985