Martin Luther King: «Pourquoi je suis opposé à la guerre du Vietnam»

Sermon prononcé le 30 avril 1967 dans l’église baptiste Ebenezer d’Atlanta (Géorgie)

« Le sermon que je prononce ce matin n’est pas un sermon ordinaire, mais il est important car il porte sur une des questions les plus controversées auxquelles notre pays soit confronté: «Pourquoi je suis opposé à la guerre du Vietnam».

Permettez-moi de préciser d’emblée que je considère cette guerre comme injuste, mauvaise et vaine. Je prêche aujourd’hui devant vous sur cette guerre parce que ma conscience ne me laisse pas d’autre choix. Il est temps que l’Amérique entende la vérité sur ce conflit tragique. Dans les conflits internationaux, la vérité a de la peine à se faire jour car la plupart des nations se trompent sur leur propre compte. Les rationalisations et la recherche incessante de boucs émissaires nous rendent aveugles à nos péchés. Mais le temps n’est plus au patriotisme superficiel. Quiconque vit dans le mensonge vit dans l’esclavage spirituel. La connaissance de la vérité nous apporte la liberté. «Vous connaîtrez la vérité, dit Jésus, et la vérité vous rendra libres.» J’ai choisi de prêcher sur la guerre du Vietnam parce que je pense, comme Dante, que les endroits les plus brûlants de l’enfer sont réservés à ceux qui restent neutres aux époques de crise morale. Il y a un moment où le silence devient trahison. La vérité de ces paroles ne fait pas de doute mais la mission à laquelle elles nous appellent est des plus difficiles. Même quand ils sont poussés par les exigences de la vérité intérieure, les hommes n’assument pas facilement la tâche de s’opposer à la politique de leur gouvernement, surtout en temps de guerre. Et l’esprit humain a énormément de peine à secouer toute l’apathie de sa pensée conformiste et de celle du monde qui l’entoure. De plus, quand les questions sont aussi compliquées que celles de cet effroyable conflit, nous sommes toujours sur le point de nous laisser hypnotiser par l’incertitude. Mais nous devons avancer.

Certains d’entre nous qui ont déjà commencé à briser le silence ont découvert que parler les exposait à des souffrances. Mais nous devons parler, avec toute l’humilité qui convient à notre vision limitée des choses, mais nous devons élever la voix. Et nous devons également nous réjouir car au cours de toute notre histoire, il n’y a jamais eu de telles divergences d’opinion dans la population américaine pendant une guerre.Des sondages révèlent que près de quinze millions d’Américains sont explicitement opposés à la guerre du Vietnam. Et des millions d’autres ne peuvent pas être pour. Et même les millions qui sont pour manquent de conviction, sont désorientés, doutent. Cela nous montre que des millions de gens ont choisi de s’écarter des prédictions du patriotisme doucereux pour s’élever au niveau du désaccord déterminé reposant sur les impératifs de la conscience et la lecture de l’histoire.

Maintenant, bien entendu, une des difficultés à parler aujourd’hui provient du fait qu’il y a des gens qui cherchent à assimiler le désaccord à la déloyauté. C’est un jour sombre pour notre nation lorsque les plus hautes autorités cherchent à utiliser n’importe quel moyen pour réduire l’opposition au silence. Mais il se passe quelque chose et le peuple ne se laissera pas réduire au silence. Il faut dire la vérité et je dis que ceux qui cherchent à faire passer tous les opposants à la guerre du Vietnam pour des fous, des traîtres ou des ennemis de nos soldats sont des gens qui luttent contre ce que notre tradition a de meilleur.

Oui, nous devons nous lever et parler. [saut de la bande magnétique] …de briser la trahison de mes propres silences et de parler de ce qui me ronge. J’ai demandé qu’on mette fin à la destruction du Vietnam. De nombreuses personnes ont voulu savoir si la voie que j’avais suivie était sage. Souvent ils exprimaient leurs préoccupations sans ménagements: «Pourquoi parlez-vous de la guerre? Pourquoi associez-vous votre voix à celles des opposants? Il ne faut pas confondre paix et droits civiques.» Et ce matin, je vous parle de cette question parce que je suis décidé à prendre l’Evangile au sérieux. Et je suis monté ce matin dans cette chaire pour adresser une véhémente supplication à mon pays bien-aimé.

Ce sermon ne s’adresse pas à Hanoi ou au Front de libération nationale. Il ne s’adresse ni à la Chine ni à la Russie. Et ce n’est pas une tentative de fermer les yeux sur la complexité de la situation générale et la nécessité de trouver une solution collective à la tragédie du Vietnam. Je ne cherche pas non plus à faire du Nord-Vietnam et du Front de libération nationale des parangons de vertu ni à négliger le rôle qu’ils doivent jouer dans la recherche d’une solution satisfaisante du problème. Cependant, ce matin, je ne vais pas parler à Hanoi ni au Front de libération nationale mais plutôt à mes compatriotes qui ont la plus grande part de responsabilité et sont entrés dans un conflit qui a exigé un lourd tribut sur les deux continents. Comme je suis prédicateur par vocation, je suppose qu’il n’est pas surprenant que j’aie quelques bonnes raisons de soumettre la guerre du Vietnam à ma conception morale.

Il existe un rapport évident et presque simpliste entre la guerre et la lutte que je mène avec d’autres en Amérique. Il y a quelques années, nous avons vécu un moment remarquable dans cette lutte. Il semblait y avoir un réel espoir pour les pauvres, les blancs comme les noirs, grâce au Programme contre la pauvreté. Il y a eu des expériences, des espoirs, de nouveaux départs. Puis on a intensifié la guerre et j’ai vu qu’on interrompait le Programme comme si c’était quelque jouet politique inutile d’une société devenue folle de guerre. Et j’ai su que l’Amérique n’investirait jamais les fonds ou les énergies nécessaires à la réhabilitation tant que des aventures comme le Vietnam aspireraient des hommes, des talents et de l’argent comme une ventouse démoniaque et destructrice. Et peut-être ne le savez-vous pas, mes amis, mais on estime à 500 000 de dollars le coût de chaque soldat ennemi tué alors que nous ne dépensons que cinquante-trois dollars pour chaque personne rangée parmi les pauvres et que l’essentiel de ces cinquante-trois dollars est destiné au salaire de personnes qui ne sont pas pauvres. Aussi, j’ai été de plus en plus obligé de considérer la guerre comme une ennemie des pauvres et de m’y opposer pour cette raison.

C’est peut-être quand j’ai compris que la guerre faisait beaucoup plus que de détruire l’espoir des pauvres du pays que m’est apparu tout le tragique de la réalité. Le pays envoyait combattre et se faire tuer les pauvres – fils, frères, maris – dans une proportion extraordinairement élevée par rapport au reste de la population. Nous prenions les jeunes Noirs qui avaient déjà été mutilés par la société et nous les envoyions à des milliers de kilomètres garantir en Asie du Sud-Est des libertés qu’ils n’avaient pas trouvées en Géorgie du Sud-Est et dans l’Est de Harlem. Aussi – cruelle ironie – avons-nous souvent vu à la télévision des soldats noirs et blancs tuer et mourir côte à côte pour un pays qui avait été incapable de les asseoir ensemble dans les mêmes salles de classe. Nous les avons vus brûler les huttes d’un village pauvre avec une brutale solidarité. Mais nous réalisons qu’ils ont peu de chances de vivre dans le même immeuble à Chicago ou Atlanta. Je ne peux donc pas me taire face à une aussi cruelle manipulation des pauvres.

Ma troisième raison se situe à un niveau de conscience plus profond car elle est née de mon expérience des ­ghettos du Nord pendant les trois dernières années, en particulier au cours des trois der-niers étés. J’ai dit aux jeunes gens rejetés qui étaient désespérés, en colère, que les cocktails Molotov et les fusils ne résoudraient pas leurs problèmes. J’ai essayé de leur manifester ma profonde compassion tout en soutenant que le moyen le plus intelligent d’amener le changement social était l’action non-violente. Car ils me demandaient: «Et qu’en est-il au Vietnam?» Ils me demandaient si notre pays n’avait pas recours à des doses massives de violence pour résoudre ses problèmes, pour amener les changements qu’ils désirent. Leurs questions ont porté et j’ai su que je ne pourrais plus jamais élever la voix contre la violence des opprimés des ghettos sans commencer par parler clairement au plus grand fauteur de violence du monde aujourd’hui: mon propre gouvernement!

Par égard pour ces jeunes, par égard pour ce gouvernement, par égard pour les centaines de milliers de personnes qui tremblent devant notre propre violence, je ne peux pas me taire. On a beaucoup applaudi ces dernières années. On a approuvé notre mouvement, on m’a approuvé moi-même. L’Amérique et la plupart de ses journaux m’ont approuvé à Montgomery. Et des milliers de Noirs étaient prêts à provoquer des émeutes lorsque ma maison a été bombardée, mais j’ai dit: «Nous ne pouvons pas faire ça.» On a approuvé nos sit-in non-violents dans les bars de restauration rapide. On nous a approuvés lorsqu’au cours de nos «voyages de la liberté», nous ne répondions pas aux coups reçus. On a loué notre attitude à Albany, Birmingham et Selma en Alabama. Oh, la presse était si magnanime dans son approbation lorsque je disais: «Soyez non-violents à l’égard de Bull Connor ou envers Jim Clark [sheriff ségrégationniste de Selma]. Un pays, une presse ont une attitude étrangement contradictoire quand ils vous approuvent lorsque vous dites: «Soyez non-violents envers Jim Clark» mais vous maudissent lorsque vous dites: «Soyez non-violents à l’égard des en-fants vietnamiens». Il y a quelque chose qui ne va pas dans cette presse!

Et comme si le poids de mon engagement en faveur de la vie et de la santé de l’Amérique ne suffisait pas, j’ai dû assumer une autre lourde responsabilité en 1964. Je ne peux pas oublier que le Prix Nobel de la Paix n’était pas qu’un ­simple événement mais une mission qu’on me confiait, la mission de mettre encore plus d’énergie que jamais à œuvrer en faveur de la fraternité humaine. C’est une vocation qui me place au-delà des allégeances nationales. Mais même en son absence, je devrais vivre selon l’esprit de mon engagement dans le ministère de Jésus-Christ. Pour moi, le rapport entre ce ministère et la recherche de la paix est si évident que parfois je m’étonne lorsqu’on me demande pourquoi j’élève la voix contre la guerre. Se pourrait-il que ceux qui me posent cette question ignorent que la Bonne Nouvelle s’adressait à tous les hommes, aux communistes comme aux capitalistes, à leurs enfants comme aux nôtres, aux blancs comme aux noirs, aux révolutionnaires comme aux conservateurs? Ont-ils oublié que mon ministère consiste à obéir à Celui qui a tellement aimé ses ennemis qu’il est mort pour eux? Alors qu’est-ce que je peux dire au Viêt-cong, à Castro, à Mao en tant que ministre fidèle de Jésus-Christ? Puis-je les menacer de mort ou ne dois-je pas partager ma vie avec eux? Finalement, je dois être fidèle à la conviction que je partage avec tous les hommes: la vocation à être le fils du Dieu vivant. Au-delà de la vocation de la race, de la nation ou de la foi, c’est cette filiation et cette fraternité. Et comme je crois que le Père se préoccupe au plus haut point tout particulièrement du sort de ses enfants qui souffrent, qui sont sans défense ou exclus, je parle aujourd’hui en leur faveur. Et tandis que je réfléchis à la folie de la guerre du Vietnam et que je cherche en moi les moyens de comprendre et de répondre par la compassion, mon esprit se tourne constamment vers les habitants de cette péninsule. Je ne parle pas maintenant des soldats des deux parties, ni du gouvernement militaire de Saigon mais simplement des gens qui subissent le fléau de la guerre depuis près de trois décennies. Je pense à eux également parce qu’il est clair pour moi qu’on n’arrivera pas à une solution satisfaisante tant qu’on n’essaiera pas de connaître ces gens et d’entendre leurs cris étranglés.

Maintenant, permettez-moi de vous dire la vérité à ce sujet. Ils doivent considérer les Américains comme de curieux libérateurs. Vous rendez-vous compte que le peuple vietnamien – c’est une chose qu’on ignore généralement – a proclamé son indépendance en 1945 après une occupation à la fois française et japonaise? Et, soit dit en passant, c’était avant la révolution communiste en Chine. Il était dirigé par Ho Chi Minh. Dans leur document, il cite notre Déclaration d’indépendance et pourtant notre gouvernement a refusé de le reconnaître. Le président Truman a déclaré qu’ils n’étaient pas prêts pour l’indépendance. Aussi avons-nous, à l’époque, été victimes en tant que nation de la même arrogance mortelle que celle qui a empoisonné la situation internationale pendant toutes ces années. La France, alors, a entrepris de reconquérir son ancienne colonie. Et pendant huit ans, elle a mené de longs combats brutaux pour tenter cette reconquête. Et savez-vous qui a aidé la France? Ce sont les Etats-Unis. Nous en sommes arrivés à assumer plus de 80% du coût de la guerre. Et même lorsque la France a commencé à désespérer de son action irresponsable, nous ne l’avons pas fait. Et en 1954, une conférence s’est réunie à Genève et on est parvenu à un accord parce que le France avait été défaite à Dien Bien Phu. Mais même après cela, après les Accords de Genève, nous avons continué. Nous devons admettre le triste fait que notre gouvernement a réellement cherché à saboter ces Accords. Eh bien, après la défaite française, il semblait qu’ils allaient apporter l’indépendance et la réforme agraire. Mais au lieu de cela, les Etats-Unis ont commencé à soutenir un certain Diem qui s’est avéré être un des plus impitoyables dictateurs de l’histoire. Il a réduit toute opposition au silence. Des gens ont été assassinés parce qu’ils élevaient la voix contre les mesures politiques brutales de Diem. Et les paysans assistaient terrorisés à la brutale répression de l’opposition, répression encouragée par les Etats-Unis et par des troupes de plus en plus nombreuses des Nations Unies venues aider à réprimer l’insurrection provoquée par les méthodes de Diem. Lorsque Diem a été renversé, ils auraient pu être contents, mais la longue série de dictatures militaires n’a apparemment apporté aucun changement réel, en particulier en ce qui concernait leur besoin de terres et de paix. Et qui soutenons-nous au Vietnam aujourd’hui? Un général du nom de Ky [général de division aérienne Nguyen Cao Ky] qui a combattu contre son propre peuple aux côtés des Français et qui a déclaré un jour que le plus grand héros qu’il connaissait était Hitler. C’est lui que nous soutenons aujourd’hui au Vietnam. Oh, ni le gouvernement ni la presse ne vous diront de telles choses, mais Dieu m’a dit de vous en parler ce matin. La vérité doit être dite.

Le seul changement est venu de l’Amérique lorsque nous avons accru nos engagements militaires pour soutenir des gouvernements qui étaient singulièrement corrompus, incompétents et sans soutien populaire. Et pendant tout ce temps, les gens lisaient nos tracts et recevaient régulièrement des promesses de paix, de démocratie et de réforme agraire. Maintenant, ils croupissent sous nos bombes et considèrent que leur véritable ennemi, c’est nous et non pas leurs compatriotes vietnamiens. Ils se déplacent tristement et avec apathie quand nous les chassons des ­terres de leurs ancêtres pour les parquer dans des camps de concentration où leurs besoins élémentaires sont rarement satisfaits. Ils savent que s’ils ne partent pas, ils seront tués par nos bombes. Alors, ils ­partent, avant tout les femmes, les enfants et les personnes âgées. Ils nous voient empoisonner leur eau et anéantir leurs récoltes. Ils ne peuvent s’empêcher de pleurer quand ils voient les bulldozers arriver en vrombissant sur leurs terres pour en détruire les arbres précieux. Ils vont dans les villes et y trouvent des milliers et des milliers d’enfants sans abri, nus, courant en meutes dans les rues comme des animaux. Ils voient que nos soldats les humilient lorsqu’ils mendient de la nourriture. Ils voient ces enfants vendre leur sœur à nos soldats, réclamer leur mère. Nous avons détruit les deux institutions qui leur étaient les plus chères: la famille et le village. Nous avons détruit leurs terres et leurs récoltes. Nous avons contribué à écraser la seule force révolutionnaire non communiste du pays, l’Eglise bouddhiste unifiée. Tel est le rôle endossé par notre pays, rôle de ceux qui rendent impossibles les révolutions pacifiques en refusant d’abandonner les privilèges et les plaisirs que procurent les immenses profits des investissements d’outre-mer. Je suis convaincu que si nous voulons être du bon côté de la révolution mondiale, notre pays doit révolutionner radicalement ses valeurs. Nous devons rapidement passer d’une société axée sur les choses à une société axée sur les personnes. Quand les machines et les ordinateurs, la recherche du profit et les droits de propriété sont considérés comme plus importants que les gens, les triplés géants que sont le racisme, le militarisme et l’exploitation économique ne peuvent pas être vaincus.

Une vraie révolution des valeurs nous amènera bientôt à mettre en question l’honnêteté et l’équité de quantité de nos politiques actuelles. D’une part, nous sommes appelés à jouer les Bons Samaritains au bord des chemins de la vie. Mais ce n’est qu’un début. Un jour, nous nous rendrons compte que c’est toute la route de Jéricho qui doit être transformée afin que les hommes et les femmes ne soient pas constamment battus et dévalisés au cours de leur voyage sur la route de la vie. La vraie compassion, c’est davantage que le fait de jeter une pièce à un mendiant. La vraie révolution des valeurs ne tardera pas à considérer avec inquiétude et une indignation justifiée le contraste flagrant entre la pauvreté et la richesse. Elle regardera au-delà des mers et verra des capitalistes occidentaux qui investissent des sommes considérables en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud uniquement pour en retirer des profits sans se soucier d’améliorer la situation sociale des pays. Elle se dira: c’est injuste. Elle examinera notre alliance avec l’aristocratie terrienne d’Amérique latine et dira: ce n’est pas juste. L’arrogance de l’Occident qui consiste à penser qu’il a quelque chose à apprendre aux autres et rien à apprendre d’eux n’est pas juste. Une vraie révolution des valeurs examinera l’ordre mondial et dira de la guerre: Cette façon de régler les différends n’est pas juste. Brûler des gens au napalm, de faire dans les familles de notre pays des quantités de veuves et d’orphelins, instiller le poison de la haine dans les veines de personnes au comportement généralement humain, renvoyer chez eux des soldats que les champs de batailles sinistres et sanglants ont handicapés physiquement et dérangés psychologiquement, tout cela est incompatible avec la sagesse, la justice et l’amour. Une nation qui continue de dépenser d’année en année plus d’argent pour la défense que pour les programmes sociaux est proche de la mort spirituelle.

Mes amis, s’il y a une chose que nous devons voir aujourd’hui, c’est que nous sommes dans une période révolutionnaire. Dans le monde entier, des hommes se révoltent contre les anciens sys­tèmes d’exploitation et d’oppression et les blessures d’un monde faible donnent naissance à de nouveaux systèmes de justice et d’égalité. Les gens en haillons et aux pieds nus se soulèvent comme ils ne l’ont jamais fait. Ceux qui étaient dans le noir ont vu une vive lumière. Ils pensent inconsciemment ce que nous disons dans nos chants de liberté «Je ne laisserai personne me décourager». Il est regrettable qu’à cause du confort, de leur suffisance, de leur peur maladive du communisme, de leur tendance à s’accommoder de l’injustice, les pays occidentaux, qui ont mis en place tant d’aspects de l’esprit révolutionnaire du monde moderne deviennent d’absolus contre-révolutionnaires. Cela a incité de nombreuses personnes à penser que seul le marxisme incarnait l’esprit révolutionnaire. Par conséquent, le communisme est un jugement condamnant notre échec à réaliser la démocratie et à pour­suivre les révolutions que nous avons mises en route. Aujourd’hui, notre seul espoir réside dans notre capacité à reconquérir l’esprit révolutionnaire et à déclarer dans un monde parfois hostile une hostilité éternelle à la pauvreté, au racisme et au militarisme. Ce puissant engagement nous permettra de défier audacieusement le statut quo, les mœurs injustes et nous hâterons la venue du jour où «chaque vallée sera glorifiée, où chaque montagne et chaque colline sera aplanie, où les endroits rudes seront transformés en plaines, où les endroits tortueux seront redressés, où la gloire du Sei-gneur sera révélée et où tous les vivants le verront tous ensemble» .

Une authentique révolution des valeurs implique en dernière analyse que nos loyautés deviennent œcuméniques plutôt que de s’adresser à des groupes particuliers. Tous les pays doivent maintenant développer une loyauté prépondérante vis-à-vis de l’humanité tout entière afin de préserver ce que chacune des sociétés a de meilleur. Cet appel en faveur d’une fraternité mondiale qui dépasse les préoccupations liées à la tribu, à la race, à la classe et à la nation est en réalité un appel à un amour complet et inconditionnel pour tous les hommes. Cette notion souvent mal interprétée, si volontiers rejetée par les disciples de Nietzsche comme une manifestation de faiblesse et de lâcheté est devenue une nécessité absolue pour la survie de l’humanité. Quand je parle d’amour, je ne pense pas à une réaction sentimentale et faible, je parle de cette force dans laquelle toutes les grandes religions ont vu le principe unificateur suprême de la vie. L’amour est en quelque sorte la clé qui ouvre la porte vers la réalité suprême. Cette croyance hindoue, musulmane, chrétienne, juive et bouddhiste en une réalité suprême est magnifiquement résumée dans la première Epître de Jean: «Aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour est de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu car Dieu est Amour. […] Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, en nous son amour est accompli.»

Finalement, je dirai que je suis opposé à la guerre du Vietnam parce que j’aime l’Amérique. Ce qui m’inspire n’est pas la colère mais la crainte et le chagrin, et le profond désir de voir notre pays bien-aimé être un exemple moral pour le monde. Je m’oppose à cette guerre parce que je suis déçu de l’Amérique. Je suis déçu de constater notre incapacité à nous attaquer positivement et avec franchise aux trois maux que sont le racisme, l’exploitation économique et le militarisme. Nous nous sommes engagés dans une impasse qui pourrait conduire à un désastre national. L’Amérique sombre dans le racisme et le militarisme. La maison que tant d’Américains ont léguée était construite solidement et de manière idéaliste. Ses piliers étaient solidement ancrés dans notre héritage judéo-chrétien. Tous les hommes sont créés à l’image de Dieu. Tous les hommes sont frères. Tous les hommes naissent égaux. Chaque homme reçoit en héritage la dignité et la valeur. Chaque homme possède des droits qui ne lui sont pas accordés par l’Etat, qui ne dérivent pas de l’Etat. Ils viennent de Dieu. Avec le même sang, Dieu a destiné les hommes à habiter la face de la Terre. Quel merveilleux fondement pour chaque foyer! Quel endroit magnifique et salutaire pour y habiter. Mais l’Amérique s’est égarée et cette dérive contre nature n’a fait qu’apporter le trouble et la confusion. Elle a laissé les cœurs tourmentés par la culpabilité et les esprits dénaturés par l’irrationalité. Il est temps que tous les êtres doués de conscience en appellent à l’Amérique pour qu’elle retrouve ses racines. Omar Khayyam avait raison quand il écrivait: «Le doigt qui se déplace écrit et ayant écrit, il avance.» J’en appelle aujourd’hui à Washington. J’en appelle à tous les hommes et à toutes les femmes de bonne volonté de l’Amérique tout entière. J’en appelle à tous les jeunes Américains qui doivent faire un choix aujourd’hui, qui doivent prendre position sur cette question. Demain, ce sera peut-être trop tard. Et ne croyez pas ceux qui vous disent que Dieu a choisi l’Amérique en tant que force divine et messianique destinée à être le gendarme du monde. Dieu a sa façon de juger les nations et je l’entends dire à l’Amérique: «Tu es trop arrogante et si tu ne modifies pas ta politique, je vais me révolter et briser les fondements de ton pouvoir et le placerai entre les mains d’une nation qui ne connaît même pas mon nom. Reste tranquille et sache que je suis Dieu.»

Certes, il n’est pas facile de défendre la vérité et la justice. Cela provoque parfois des frustrations. Quand vous dites la vérité et prenez position, vous avez parfois le cœur lourd. Vous risquez de per-dre votre emploi, d’être insulté, méprisé. Vous aurez peut-être un enfant de sept ou huit ans qui vous demandera: «Papa, pourquoi est-ce que tu dois aller si souvent en prison?» Il y a longtemps que j’ai appris qu’être disciple de Jésus-Christ, c’est porter la croix. Et ma Bible me dit que le Vendredi Saint précède Pâques. Avant de porter la couronne, nous devons porter la croix. Portons-la pour la vérité, pour la justice, pour la paix. Sortons d’ici aujourd’hui avec cette détermination. Je n’ai pas perdu la foi. Je ne suis pas désespéré car je sais qu’il y a un ordre moral. Je n’ai pas perdu la foi parce que l’arc de l’univers moral est long mais qu’il est tendu vers la justice. Je peux encore chanter «Nous vaincrons» car Carlyle avait raison lorsqu’il écrivait: «Aucun mensonge ne peut vivre éternellement.» Nous vaincrons parce que, comme l’écrivait à juste titre William Cullen Bryant, «une vérité que l’on écrase à terre se redressera.» […] Nous vaincrons parce que, selon la Bible, «on récolte ce qu’on a semé».

Avec cette foi, nous serons capables de tailler dans la montagne de désespoir une pierre d’espoir. Avec cette foi, nous transformerons les dissonances criantes de notre monde en une belle symphonie fraternelle. Avec cette foi, nous hâterons la venue du jour où la justice déferlera comme les eaux et la droiture comme un flot puissant. Avec cette foi, nous hâterons la venue du jour où le lion et l’agneau se côtoieront paisiblement et où chaque homme pourra s’asseoir au pied de son cep de vigne ou de son figuier et où personne n’aura plus peur parce que le Seigneur aura parlé. Avec cette foi, nous hâterons la venue du jour où nous pourrons nous donner la main dans le monde entier et chanter les paroles du vieux negro spiritual «Enfin libres! Enfin libres! Dieu soit loué, nous sommes enfin libres!» […] Les hommes transformeront leurs épées en socs et leurs lances en ébranchoirs. Les nations n’attaqueront plus les autres nations et les hommes n’apprendront plus à faire la guerre. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais moi, je n’apprendrai plus à faire la guerre. »

Source: Pacifica Radio/KPFA/UC Berkeley ­Library’s Media Resource Center’s Site.

(Traduction Horizons et débats)