« Le traître Dreyfus a veillé la dépouille du métèque Zola »
Cette citation, extraite d’un article du journal L’Action française du jeudi 4 juin 1908, résume parfaitement ce que l’affaire Dreyfus a pu représenter pour l’extrême droite française, à la charnière du 19ᵉ et du 20ᵉ siècle. Et à quel point Alfred Dreyfus et Émile Zola ont pu symboliser pour ce courant politique antirépublicain ce qu’ils appellent « l’Anti-France ».
Le 4 juin 1908 n’est certes pas une date anodine : c’est le jour de la cérémonie officielle du transfert des cendres d’Émile Zola au Panthéon. La citation fait donc référence à la veillée funèbre qui a eu lieu la nuit précédente dans ce haut lieu républicain.
La « panthéonisation » d’Émile Zola a été votée par la Chambre des députés, le 13 juillet 1906, au lendemain de la réhabilitation du capitaine Dreyfus et de sa réintégration dans l’armée française. Par l’entrée au Panthéon, c’est au grand écrivain qu’un hommage est rendu, mais plus encore à l’intellectuel engagé, à l’auteur de « J’accuse », sans lequel Dreyfus n’aurait peut-être jamais été innocenté. À travers Zola, c’est donc le combat pour la Justice et pour une République fondée sur le respect des droits de l’Homme qui est célébré. On conçoit dès lors que la présence d’Alfred Dreyfus à la cérémonie puisse susciter l’opposition frontale de l’extrême droite.
Les textes présentés sont des extraits d’articles de journaux relatant les manifestations d’hostilité qui se sont déroulées, la veille et le jour même de la cérémonie. Les deux premiers sont des extraits d’un des plus grands quotidiens de France, Le Petit Journal. Le journaliste y relate de façon factuelle les manifestations hostiles, qui tournent quasiment à l’émeute, qui se sont produites à l’arrivée du cercueil de Zola, la veille de la cérémonie. Le deuxième relate un fait beaucoup plus grave, la tentative d’assassinat dont est victime Alfred Dreyfus, à la fin de la cérémonie au Panthéon. Le dernier extrait est issu de L’Action française, qui s’est imposée comme le principal organe du nationalisme d’extrême droite ; l’article est signé Léon Daudet, le rédacteur en chef du journal. Sans approuver la tentative d’assassinat, Daudet la présente comme une réaction légitime à la provocation que constituerait l’entrée de Zola au Panthéon, en présence du « traître Dreyfus ». Car « tout se paie » un jour ou l’autre.
Cette affaire, qui aurait pu se terminer de façon tragique, révèle la capacité du nationalisme antidreyfusard et antirépublicain à mobiliser, au moins dans la capitale. Ce radicalisme politique se décline sur la gamme des violences : violence verbale, violence de rue, violence pouvant aller jusqu’à la tentative d’assassinat. On remarquera, au travers des extraits, la haine inextinguible à l’encontre de Zola, « le métèque », et de Dreyfus, « le Juif » ; haine structurante et indispensable au nationalisme qui ne saurait exister sans les ennemis intérieurs de « l’Anti-France ».
Texte nº1 : manifestations à l’arrivée du cercueil de Zola au Panthéon
ZOLA AU PANTHÉON
[…]
Autour du Panthéon
Vers sept-heures du soir, en effet; la physionomie habituelle du boulevard Saint-Michel avait brusquement changé.Des groupes nombreux se forment de toutes parts et se dirigent vers la place Médicis, pour monter ensuite la rue Soufflot. Des cris retentissent, des chants s’élèvent et en quelques minutes, environ huit mille personnes, dont la moitié sont des manifestants, entourent le Panthéon et s’entassent dans les rues qui y aboutissent. Les agents qui avaient été placés dans des paracers pour assurer le service d’ordre sont bientôt débordés ; les officiers de paix qui les commandent,ainsi que MM. Noriot et Orsatti, commissaires divisionnaires, demandent, à la préfecture de police, l’envoi de renforts.
M. Mouquin, directeur du service des recherches, se transporte aussitôt sur les lieux, suivi de nombreux agents des brigades de réserve et de cavaliers de la garde républicaine. Il fait déblayer, tout d’abord, la place du Panthéon, devant la façade du monument, tendue de draperies noires.Vers sept heures, vingt, un auto-taximètre monte la rue Soufflot. Dans cette voiture se trouvent Mme Emile Zola et les enfants de l’écrivain, Jacques et Denise ; Les manifestants sifflent et crient :
— A bas Zola ! Vive Barrés !
L’agitation redouble
A sa descente devant le Panthéon, Mme Zola est reçue par M. Maurice Leblond, représentant, le. président du conseil, et par M. Dumontier, directeur du Garde-Meuble.
Les cris redoublent de tous côtés ; place Médicis, manifestants et contre-manifestants échangent des coups de poing et des coups de canne.
Les agents, sous les ordres de M. Fauvel, officier de paix, essaient de dégager le haut de la rue Soufflot, mais ils n’y réussissent pas.; la garde républicaine à cheval vient à leur aide et déblaie les trottoirs noirs de monde, tandis que les manifestants entrent en collision avec les gardiens. Cinq manifestants sont arrêtés et conduits au poste de police de la mairie, aux applaudissements de la foule, qui les félicite et crie de plus belle :
— A bas Zola ! Vive la patrie !
M. Alfred Dreyfus arrive ensuite suivi de M. et de Mme Brumeau. Ils sont accueillis par des huées. .
A son tour, M. Laurent, secrétaire général de la préfecture, se rend au Panthéon ; à ce moment, les manifestants qui se trouvent toujours rue Soufflot entourent et veulent enlever une magnifique couronne en fleurs naturelles que l’on porte au monument.
MM. Noriot et Orsatti, à la tête ides brigades de réserve et secondés par la garde à cheval, repoussent les manifestants ; des coups sont encore échangés et quelques arrestations sont opérées.
Les cris s’élèvent de toutes parts, et l’arrivée de M. Dujardin-Beaumetz semble précéder l’entrée, en ligne, de renforts de gardes à cheval, de gardes municipaux cyclistes et de gardes à pied.
En un clin d’œil, la police et la garde dégagent les abords du Panthéon et refoulent impitoyablement manifestants et contre-manifestants.Le fourgon arrive
À l’arrivée du fourgon mortuaire, des milliers de personnes poussent des hurlements et quand le cercueil apparaît, une immense clameur s’élève :
» – A l’eau ! A l’eau !
Ces cris sont ponctués de coups de sifflets de « hou-hôu » retentissants.
Enfin, M. Dujardin-Beaumetz, sous-secrétaire d’Etat aux beaux-arts, reçoit le corps d’Emile Zola, au nom du gouvernement. Le cercueil, soutenu par six hommes vigoureux, est porté dans l’intérieur du. Panthéon et placé sur le catafalque.
Les assistants, dont la famille, ont alors quitté le Panthéon, à huit heures et demie; leur départ a été encore accompagné de manifestations hostiles.
Ajoutons que, en prévision des manifestations qui pourront se produire ce matin autour du Panthéon où doit avoir lieu, à neuf heures et demie, la cérémonie officielle, d’importantes mesures d’ordre ont été prescrites.
Le Petit Journal, 4 juin 1908, page 1
Texte nº2 : tentative d’assassinat d’Alfred Dreyfus
La cérémonie Zola au Panthéon
Le commandant Alfred Dreyfus a été blessé d’un coup de revolver au bras
[…]
Mme Zola elle-même, précédée des enfants du romancier et de leur mère, Mme Rozeran, se dirigeait vers la sortie. M. Alfred Dreyfus était auprès d’elle.
Soudain, un homme placé au premier rang de la travée de droite, allongea le bras et dans sa main brillait le canon d’un revolver. Une détonation retentit. On sut bientôt que c’était un assistant qui venait de faire feu sur M. Dreyfus.
Mais M. Dreyfus était blessé. Menacé à la poitrine, il avait machinalement ramené son bras droit pour se protéger et une balle venait de l’atteindre à l’avant-bras.
Dans la stupeur générale qui suivit, l’individu tenant toujours son bras étendu, appuya une seconde fois sur la gâchette. Mais un de ses voisins, cette fois, lui donnait sur la main un coup sec au moment où le coup partait. La balle effleura le poignet droit de M. Dreyfus et alla se perdre dans le parterre, des hortensias qui était à la base du catafalque.
La foule malmène le meurtrier
Aussitôt, un des gardes qui, en grande tenue, étaient échelonnés autour du catafalque, le garde Casta, s’élance sur le meurtrier, pointant son sabre avec lequel il ne fait que l’effleurer au visage. Un des assistants désarme l’homme qui, d’ailleurs, se débat faiblement ; puis, la nouvelle de ce qui vient de se passer se propageant avec rapidité, c’est une ruée véritable vers lui. La foule, dans son ardeur à le joindre, piétine les fleurs et, les couronnes, et sur la tête presque chauve, du meurtrier s’abattent les coups de canne, les coups de poing. Des dames l’assaillent à coups d’ombrelle.On entraîne cet homme au dehors vers le poste de la mairie du Panthéon, où il arrive fort mal en point. […]
Le Petit Journal, 5 juin 1908, page 1
Texte nº3 : le point de vue de L’ Action française
TOUT SE PAIE
Donc aujourd’hui vous triomphez, «juifs, métèques, républicains ! Et vous triomphez de qui ? De la France.
C’est la France qui réglera les frais de votre immonde cérémonie. Je ne parle pas des tentures jaunes, ni de l’orphéon humanitaire, ni des apaches à vingt sous l’heure qui, devant la réprobation générale, n’osèrent même pas gagner leur salaire.
Je parle du rejaillissement historique, des conséquences morales, de ce double crime : l’apothéose officielle du misérable lâche qui écrivit la Débâcle contre son pays, avec une plume trempée dans l’ordure ; la consécration de la trahison.
À la lueur incertaine des torches qui fumaient autour du catafalque, mercredi soir, on vit tituber de peur une sorte de larve : c’était le deuxième héros de la nuit maudite, le protégé du Grand Fécal… c’était le Traître juif, c’était Dreyfus. Contraint par son entourage de faire figure de gratitude envers la dépouille du Vénitien érotomane, l’homme circoncis n’en menait pas large. Les justes outrages de la foule le faisaient trembler dans sa peau. Il semblait prévoir le geste indigné de notre confrère Gregori.
C’est devant ce mort et ce vif, ce mort qui avait insulté l’armée, ce vif qui l’avait livrée, c’est devant ce couple du sabbat hébraïque que la République a fait défiler les soldats français! Le timide Hervé ne parlait que de tremper le drapeau dans le fumier. La République le trempe dans Zola. La République le trempe dans Dreyfus. Elle contraint les jeunes officiers à saluer de l’épée la charogne, à saluer de l’épée le Bordereau. Elle ose ce que n’oserait pas le pire vainqueur, pénétrant en maître dans la capitale. […]Il s’amasse de terribles colères, dans les plus humbles instincts comme dans les intelligences les plus clairvoyantes. Le coup de feu tiré par ! Gregori n’est qu’un avant-coureur de ces colères. On les entend monter et gronder de toutes parts : « C’en est trop … Il faut en finir ». Çes mots revenaient hier dans les huées, au passage des parlementaires, avec une insistance croissante. Quelque chose de menaçant et de sombre s’amoncelait visiblement au-dessus de cette sarabande suprême d’Hébreux et de dreyfusards conspués. Sera-ce au dedans, sera-ce au dehors qu’éclatera la foudre ? Chacun a le sentiment qu’elle est proche. […]

