Le 4 décembre 2025, le National Security Strategy, publié par l’administration Trump, a fait l’effet d’une bombe diplomatique, en particulier dans les capitales européennes. À la lecture du document, on comprend pourquoi.
Le National Security Strategy est un long document élaboré périodiquement par le pouvoir exécutif des États-Unis, dont le but est de recenser les enjeux de sécurité nationale et la manière dont l’administration entend y répondre. Long de 30 pages, loin d’être un texte creux et sans effet, il a pour but de communiquer la vision stratégique de l’exécutif au Congrès, et ainsi de légitimer ses demandes de ressources, mais aussi de faire connaître la vision stratégique du pouvoir exécutif des États-Unis aux autres pays et aux différentes instances internationales.
Les pages concernant les relations des États-Unis avec l’Europe sont situées dans la partie IV.3.C, consacrée à la stratégie de la puissance étatsunienne avec chaque grande région du monde. Deux pages pour l’Europe alors que l’Asie a droit à six, ce qui est assez révélateur des priorités actuelles des États-Unis.
Nous en publions deux extraits traduits. Les titres ont été ajoutés et n’apparaissent donc pas dans le document original en anglais.
Le premier extrait dresse un sombre tableau du présent et de l’avenir du continent européen, menacé d’une « perspective réelle et plus sombre d’un effacement civilisationnel ». En creux, la critique des politiques migratoires européennes renvoie à la théorie du « Grand remplacement » développée par Renaud Camus et diffusée par tous les mouvements d’extrême droite européens depuis près de 15 ans. Dans ces conditions, les États-Unis peuvent-ils ou doivent-ils encore compter sur l’alliance stratégique avec l’Europe ?
Dans les deux extraits, on assiste à une véritable ingérence assumée par les États-Unis dans la politique intérieure des États européens. La politique communautaire de l’Union européenne est accusée d’être une cause du déclin européen et le gouvernement de Trump soutient clairement les « partis patriotiques européens » d’extrême droite, qui prônent l’effacement ou même la disparition de l’Union européenne. Certains gouvernements européens sont accusés de ne plus être vraiment démocratiques et de pratiquer « la censure de la liberté d’expression et la répression de l’opposition politique » (sans doute parce qu’on ne peut y faire le salut nazi impunément).
Ces critiques ne sont pas en soi nouvelles et on peut en retrouver des traces multiples dans les déclarations de D. Trump, qui n’en est pas avare, ou dans les discours du vice-président J.D. Vance. La nouveauté provient de la nature du document, le National Security Strategy, fruit en principe d’une longue réflexion et évaluation et censé engager le pays sur le moyen terme. La charge contre l’Union européenne constitue même une véritable rupture dans les relations entre les États-Unis et l’Europe occidentale, puisqu’après la guerre, dans le contexte de la Reconstruction et de la guerre froide, les Américains avaient fortement encouragé les Européens de l’Ouest à s’unir et à participer à l’Alliance atlantique : ce n’est pas anodin si le nom officiel du Plan Marshall était l’European Recovery Plan.
Enfin, ce document politique doit être remis dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne et dans celui des négociations en cours. Alors qu’il est reproché aux Européens le manque de démocratie, pas un mot sur les violations des droits humains en Russie. Reprenant la dialectique du Kremlin, certains États européens (l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni) qui ne sont pas cités sont accusés d’être responsables, en soutenant l’Ukraine, de la poursuite de la guerre, à cause d’ « attentes irréalistes » , alors qu’ « une grande majorité des Européens souhaite la paix ».
Il est encore trop tôt pour savoir quelle sera la portée historique de ce document et comment cela affectera les relations entre les États-Unis et l’Europe. Cependant, le mépris affiché pour ce que nous sommes, nous Européens, méritait d’être souligné.
1) Une vision sombre de l’avenir de l’Europe
Les responsables américains ont pris l’habitude d’envisager les problèmes européens sous l’angle de l’insuffisance des dépenses militaires et de la stagnation économique. Cela est vrai, mais les véritables problèmes de l’Europe sont encore plus profonds. L’Europe continentale a perdu des parts du PIB mondial, passant de 25 % en 1990 à 14 % aujourd’hui, en partie à cause des réglementations nationales et transnationales qui sapent la créativité et l’ardeur au travail. Mais ce déclin économique est éclipsé par la perspective réelle et plus sombre d’un effacement civilisationnel. Parmi les problèmes plus importants auxquels l’Europe est confrontée, citons les activités de l’Union européenne et d’autres organismes transnationaux qui sapent la liberté politique et la souveraineté, les politiques migratoires qui transforment le continent et créent des conflits, la censure de la liberté d’expression et la répression de l’opposition politique, l’effondrement des taux de natalité et la perte des identités nationales et de la confiance en soi. Si les tendances actuelles se poursuivent, le continent sera méconnaissable d’ici 20 ans ou moins. Dans ces conditions, il est loin d’être évident que certains pays européens disposeront d’une économie et d’une armée suffisamment solides pour rester des alliés fiables. […]
2) Une ingérence dans la politique européenne et un soutien sans équivoque aux partis d’extrême droite
[…] L’administration Trump se trouve en désaccord avec les responsables européens qui ont des attentes irréalistes concernant la guerre, perchés sur des gouvernements minoritaires instables, dont beaucoup bafouent les principes fondamentaux de la démocratie pour réprimer l’opposition. Une grande majorité des Européens souhaite la paix, mais ce désir ne se traduit pas en politique, en grande partie à cause de la subversion des processus démocratiques par ces gouvernements. Cela revêt une importance stratégique pour les États-Unis, précisément parce que les États européens ne peuvent se réformer s’ils sont pris au piège d’une crise politique. Pourtant, l’Europe reste stratégiquement et culturellement vitale pour les États-Unis. Le commerce transatlantique reste l’un des piliers de l’économie mondiale et de la prospérité américaine. Les secteurs européens, de l’industrie manufacturière à la technologie en passant par l’énergie, restent parmi les plus solides au monde. L’Europe abrite des centres de recherche scientifique de pointe et des institutions culturelles de renommée mondiale. Non seulement nous ne pouvons pas nous permettre de faire une croix sur l’Europe, mais cela irait à l’encontre des objectifs de cette stratégie. La diplomatie américaine doit continuer à défendre la démocratie authentique, la liberté d’expression et la célébration sans complexe du caractère et de l’histoire propres à chaque nation européenne. Les États-Unis encouragent leurs alliés politiques en Europe à promouvoir ce renouveau spirituel, et l’influence croissante des partis patriotiques européens est en effet source d’un grand optimisme.
Notre objectif devrait être d’aider l’Europe à corriger sa trajectoire actuelle. Nous aurons besoin d’une Europe forte pour nous aider à être compétitifs et pour travailler de concert avec nous afin d’empêcher tout adversaire de dominer l’Europe. Les États-Unis sont, naturellement, attachés sentimentalement au continent européen et, bien sûr, à la Grande-Bretagne et à l’Irlande. Le caractère de ces pays est également important sur le plan stratégique, car nous comptons sur des alliés créatifs, compétents, confiants et démocratiques pour établir des conditions de stabilité et de sécurité. Nous voulons travailler avec des pays alignés qui souhaitent retrouver leur grandeur d’autrefois. […]
National Security Strategy, novembre 2025, pages 25-26
Version originale en anglais de la partie concernant l’Europe
Promoting European Greatness
American officials have become used to thinking about European problems in terms of insufficient military spending and economic stagnation. There is truth to this, but Europe’s real problems are even deeper. Continental Europe has been losing share of global GDP—down from 25 percent in 1990 to 14 percent today—partly owing to national and transnational regulations that undermine creativity and industriousness. But this economic decline is eclipsed by the real and more stark prospect of civilizational erasure. The larger issues facing Europe include activities of the European Union and other transnational bodies that undermine political liberty and sovereignty, migration policies that are transforming the continent and creating strife, censorship of free speech and suppression of political opposition, cratering birthrates, and loss of national identities and self-confidence. Should present trends continue, the continent will be unrecognizable in 20 years or less. As such, it is far from obvious whether certain European countries will have economies and militaries strong enough to remain reliable allies. Many of these nations are currently doubling down on their present path. We want Europe to remain European, to regain its civilizational self-confidence, and to abandon its failed focus on regulatory suffocation. This lack of self-confidence is most evident in Europe’s relationship with Russia. European allies enjoy a significant hard power advantage over Russia by almost every measure, save nuclear weapons. As a result of Russia’s war in Ukraine, European relations with Russia are now deeply attenuated, and many Europeans regard Russia as an existential threat. Managing European relations with Russia will require significant U.S. diplomatic engagement, both to reestablish conditions of strategic stability across the Eurasian landmass, and to mitigate the risk of conflict between Russia and European states. It is a core interest of the United States to negotiate an expeditious cessation of hostilities in Ukraine, in order to stabilize European economies, prevent unintended escalation or expansion of the war, and reestablish strategic stability with Russia, as well as to enable the post-hostilities reconstruction of Ukraine to enable its survival as a viable state.
The Ukraine War has had the perverse effect of increasing Europe’s, especially Germany’s, external dependencies. Today, German chemical companies are building some of the world’s largest processing plants in China, using Russian gas that they cannot obtain at home. The Trump Administration finds itself at odds with European officials who hold unrealistic expectations for the war perched in unstable minority governments, many of which trample on basic principles of democracy to suppress opposition. A large European majority wants peace, yet that desire is not translated into policy, in large measure because of those governments’ subversion of democratic processes. This is strategically important to the United States precisely because European states cannot reform themselves if they are trapped in political crisis. Yet Europe remains strategically and culturally vital to the United States. Transatlantic trade remains one of the pillars of the global economy and of American prosperity. European sectors from manufacturing to technology to energy remain among the world’s most robust. Europe is home to cutting-edge scientific research and world-leading cultural institutions. Not only can we not afford to write Europe off—doing so would be self-defeating for what this strategy aims to achieve. American diplomacy should continue to stand up for genuine democracy, freedom of expression, and unapologetic celebrations of European nations’ individual character and history. America encourages its political allies in Europe to promote this revival of spirit, and the growing influence of patriotic European parties indeed gives cause for great optimism.
Our goal should be to help Europe correct its current trajectory. We will need a strong Europe to help us successfully compete, and to work in concert with us to prevent any adversary from dominating Europe. America is, understandably, sentimentally attached to the European continent— and, of course, to Britain and Ireland. The character of these countries is also strategically important because we count upon creative, capable, confident, democratic allies to establish conditions of stability and security. We want to work with aligned countries that want to restore their former greatness.
Over the long term, it is more than plausible that within a few decades at the latest, certain NATO members will become majority non-European. As such, it is an open question whether they will view their place in the world, or their alliance with the United States, in the same way as those who signed the NATO charter. Our broad policy for Europe should prioritize: • Reestablishing conditions of stability within Europe and strategic stability with Russia; • Enabling Europe to stand on its own feet and operate as a group of aligned sovereign nations, including by taking primary responsibility for its own defense, without being dominated by any adversarial power; • Cultivating resistance to Europe’s current trajectory within European nations; • Opening European markets to U.S. goods and services and ensuring fair treatment of U.S. workers and businesses; • Building up the healthy nations of Central, Eastern, and Southern Europe through commercial ties, weapons sales, political collaboration, and cultural and educational exchanges; • Ending the perception, and preventing the reality, of NATO as a perpetually expanding alliance; and • Encouraging Europe to take action to combat mercantilist overcapacity, technological theft, cyber espionage, and other hostile economic practices.
National Security Strategy, novembre 2025, p. 25-26

