Daniel DEFOE, Robinson Crusoé , folio classique, 1996, pp. 43-103

LA VIE ET LES  AVENTURES ÉTRANGES ET SURPRENANTES DE ROBINSON CRUSOÉ,


MARIN NATIF DE YORK,
qui vécut vingt-huit ans
tout seul sur une île déserte de la côte de
l’Amérique près de l’embouchure
du fleuve Orénoque,
après avoir été jeté à la côte au cours
d’un naufrage dont il fut le seul survivant
et ce qui lui advint quand il fut mystérieusement
délivré par les pirates
Écrit par lui-même

PRÉFACE DE L’AUTEUR

Si jamais la narration des aventures d’un simple particulier de par le monde vaut d’être publiée et de recevoir ensuite bon accueil, l’auteur du présent ouvrage pense que c’est bien le cas de celle-ci.
Les merveilles de la vie de cet homme dépassent – pense-t-il – tout ce que l’on a vu jusqu’ici. Quelle autre existence pourrait, en effet, présenter plus grande variété ?
Le récit est fait avec modestie et sérieux, et l’on y trouve une pieuse application des événements à l’usage auquel les consacrent toujours les sages, à savoir l’instruction d’autrui par leur propre exemple, aussi bien que l’apologie et la reconnaissance de la sagesse de la Providence dans toute la diversité de nos situations quelles qu’elles soient.
L’éditeur pense que c’est là une narration exacte des faits ; il n’y existe d’ailleurs aucune apparence de fiction. Il estime toutefois que, ce genre de lecture étant d’ordinaire rapidement expédiée, le résultat quant au divertissement comme à l’instruction du lecteur en sera le même, que ce soit un roman ou une histoire vraie. C’est pourquoi il croit, sans autre compliment au public, que, par cette publication, il lui est de grand service.

PREMIÈRE PARTIE

En 1632, je naquis à York, d’une bonne famille mais qui n’était point de ce pays. Mon père, originaire de Brême, établi premièrement à Hull, après avoir acquis de l’aisance et s’être retiré du commerce, était venu résider à York, où il s’était allié, par ma mère, à la famille Robinson, une des meilleures de la province. C’est à cette alliance que je devais mon double nom de Robinson-Kreutznaer ; mais, aujourd’hui, par une corruption de mots assez commune en Angleterre, on nous nomme, nous nous nommons et signons Crusoé. C’est ainsi que mes compagnons m’ont toujours appelé.
J’avais deux frères : l’aîné, lieutenant-colonel en Flandre d’un régiment d’infanterie anglaise, autrefois commandé par le fameux colonel Lockhart [Sir William Lockhart (1621-1676) soldat et diplomate admiré de Defoe pour avoir bien servi Cromwell et la république puritaine. S’était distingué pendant la bataille des Dunes (1658) et la prise de Dunkerque] , fut tué à la bataille de Dunkerque contre les Espagnols ; que devint l’autre ? j’ignore quelle fut sa destinée ; mon père et ma mère ne connurent pas mieux la mienne.
Troisième fils de la famille, et n’ayant appris aucun métier, ma tête commença de bonne heure à se remplir de pensées vagabondes. Mon père, qui était un bon vieillard, m’avait donné toute la somme de savoir qu’en général on peut acquérir par l’éducation domestique et dans une école gratuite. Il voulait me faire avocat ; mais mon seul désir était d’aller sur mer, et cette inclination m’entraînait si résolument contre sa volonté et ses ordres, et malgré même toutes les prières et les sollicitations de ma mère et de mes parents, qu’il semblait qu’il y eût une fatalité dans cette propension naturelle vers un avenir de misère.
Mon père, homme grave et sage, me donnait de sérieux et d’excellents conseils contre ce qu’il prévoyait être mon dessein. Un matin il m’appela dans sa chambre, où il était retenu par la goutte, et me réprimanda chaleureusement à ce sujet.
« Quelle autre raison as-tu, me dit-il, qu’un penchant aventureux, pour abandonner la maison paternelle et ta patrie, où tu pourrais être poussé, et où tu as l’assurance de faire ta fortune avec de l’application et de l’industrie, et l’assurance d’une vie d’aisance et de plaisir? Il n’y a que les hommes dans l’adversité ou les ambitieux qui s’en vont chercher aventure dans les pays étrangers, pour s’élever par entreprise et se rendre fameux par des actes en dehors de la voie commune. Ces choses sont de beaucoup trop au-dessus ou trop au-dessous de toi ; ton état est le médiocre, ou ce qui peut être appelé la première condition du bas étage ; une longue expérience me l’a fait reconnaître comme le meilleur dans le monde et le plus convenable au bonheur. Il n’est en proie ni aux misères, ni aux peines, ni aux travaux, ni aux souffrances des artisans : il n’est point troublé par l’orgueil, le luxe, l’ambition et l’envie des hautes classes. Tu peux juger du bonheur de cet état ; c’est celui de la vie que les autres hommes jalousent ; les rois, souvent, ont gémi des cruelles conséquences d’être nés pour les grandeurs, et ont souhaité d’être placés entre les deux extrêmes, entre les grands et les petits ; enfin le sage l’a proclamé le juste point de la vraie félicité en implorant le Ciel de le préserver de la pauvreté et de la richesse. »
« Remarque bien ceci, et tu le vérifieras toujours : les calamités de la vie sont le partage de la plus haute et de la plus basse classe du genre humain ; la condition moyenne éprouve le moins de désastres, et n’est point exposée à autant de vicissitudes que le haut et le bas de la société ; elle est même sujette à moins de maladies et de troubles de corps et d’esprit que les deux autres, qui, par leurs débauches, leurs vices et leurs excès, ou par un trop rude travail, le manque du nécessaire, une insuffisante nourriture et la faim, attirent sur eux des misères et des maux, naturelle conséquence de leur manière de vivre. La condition moyenne s’accommode le mieux de toutes les vertus et de toutes les jouissances : la paix et l’abondance sont les compagnes d’une fortune médiocre. La tempérance, la modération, la tranquillité, la santé, la société, tous les agréables divertissements et tous les plaisirs désirables sont les bénédictions réservées à ce rang. Par cette voie, les hommes quittent le monde d’une façon douce, et passent doucement et uniment à travers, sans être accablés de travaux des mains ou de l’esprit ; sans être vendus à la vie de servitude pour le pain de chaque jour ; sans être harassés par des perplexités continuelles qui troublent la paix de l’âme et arrachent le corps au repos ; sans être dévorés par les angoisses de l’envie ou la secrète et rongeante convoitise de l’ambition ; au sein d’heureuses circonstances, ils glissent tout mollement à travers la société, et goûtent raisonnablement les douceurs de la vie sans les amertumes, ayant le sentiment de leur bonheur et apprenant, par l’expérience journalière, à le connaître plus profondément. »
Ensuite il me pria instamment et de la manière la plus affectueuse de ne pas faire le jeune homme : « Ne va pas te précipiter, me disait-il, au milieu des maux contre lesquels la nature et ta naissance semblent t’avoir prémuni ; tu n’es pas dans la nécessité d’aller chercher ton pain ; je te veux du bien, je ferai tous mes efforts pour te placer parfaitement dans la position de la vie qu’en ce moment je te recommande. Si tu n’étais pas aise et heureux dans le monde, ce serait par ta destinée ou tout à fait par l’erreur qu’il te faut éviter ; je n’en serais en rien responsable, ayant ainsi satisfait à mes devoirs en t’éclairant sur des projets que je sais être ta ruine. En un mot, j’accomplirais franchement mes bonnes promesses si tu voulais te fixer ici suivant mon souhait, mais je ne voudrais pas tremper dans tes infortunes en favorisant ton éloignement. N’as-tu pas l’exemple de ton frère aîné, auprès de qui j’usai autrefois des mêmes instances pour le dissuader d’aller à la guerre des Pays-Bas, instances qui ne purent l’emporter sur ses jeunes désirs le poussant à se jeter dans l’armée, où il trouva la mort. Je ne cesserai jamais de prier pour toi, toutefois j’oserais te prédire, si tu faisais ce coup de tête, que Dieu ne te bénirait point, et que, dans l’avenir, manquant de toute assistance, tu aurais toute la latitude de réfléchir sur le mépris de mes conseils. »
Je remarquai vers la dernière partie de ce discours, qui était véritablement prophétique, quoique je ne suppose pas que mon père en ait eu le sentiment, je remarquai, dis-je, que des larmes coulaient abondamment sur sa face, surtout lorsqu’il me parla de la perte de mon frère, et qu’il était si ému, en me prédisant que j’aurais tout le loisir de me repentir, sans avoir personne pour m’assister, qu’il s’arrêta court, puis ajouta : « J’ai le coeur trop plein, je ne saurais t’en dire davantage. »
Je fus sincèrement touché de cette exhortation ; au reste, pouvait-il en être autrement? Je résolus donc de ne plus penser à aller au loin, mais à m’établir chez nous selon le désir de mon père. Hélas! en peu de jours tout cela s’évanouit, et bref, pour prévenir de nouvelles importunités paternelles, quelques semaines après je me déterminai à m’enfuir.
(…)
Ce ne fut environ qu’un an après ceci que je m’échappai, quoique cependant je continuasse obstinément à rester sourd à toutes propositions d’embrasser un état, et quoique souvent je reprochasse à mon père et à ma mère leur inébranlable opposition, quand ils savaient très bien que j’étais entraîné par mes inclinations. Un jour, me trouvant à Hull, où j’étais allé par hasard et sans aucun dessein prémédité, étant là, dis-je, un de mes compagnons prêt à se rendre par mer à Londres, sur un vaisseau de son père, me pressa de partir, avec l’amorce ordinaire des marins, c’est-à-dire qu’il ne m’en coûterait rien pour ma traversée. Je ne consultai plus mes parents ; je ne leur envoyai aucun message ; mais, leur laissant à l’apprendre comme ils pourraient, sans demander la bénédiction de Dieu ou de mon père, sans aucune considération des circonstances et des conséquences, malheureusement, Dieu sait ! le 1er septembre 1651 j’allai à bord d’un vaisseau chargé pour Londres. Jamais infortunes de jeune aventurier, je pense, ne commencèrent plus tôt et ne durèrent plus longtemps que les miennes.

[Le bateau sur lequel est embarqué Robinson essuie une violente tempête. Le jeune homme en est terrorisé. Cependant il débarque à Londres.]

Cette maligne influence qui m’avait premièrement poussé hors de la maison paternelle, qui m’avait suggéré l’idée extravagante et indéterminée de faire fortune, et qui m’avait inculqué si fortement ces fantaisies, que j’étais devenu sourd aux bons avis, aux remontrances, et même aux ordres de mon père ; cette même influence, donc, quelle qu’elle fut, me fit concevoir la plus malheureuse de toutes les entreprises, celle de monter à bord d’un vaisseau partant pour la côte d’Afrique, ou, comme nos marins disent vulgairement, pour un voyage de Guinée.
Ce fut un grand malheur pour moi, dans toutes ces aventures, que je ne fisse point, à bord, le service comme un matelot ; à la vérité j’aurais travaillé plus rudement que de coutume, mais en même temps je me serais instruit des devoirs et de l’office d’un marin ; et, avec le temps, j’aurais pu me rendre apte à faire un second ou un lieutenant, sinon un capitaine. Mais ma destinée était toujours de choisir le pire ; parce que j’avais de l’argent en poche et de bons vêtements sur le dos, je voulais toujours aller à bord comme un gentleman ; aussi je n’eus jamais aucune charge sur un bâtiment et n’appris jamais à en remplir aucune.
J’eus la chance, dès mon arrivée à Londres, de tomber en assez bonne compagnie, ce qui n’arrive pas toujours aux jeunes libertins sans jugement comme je l’étais alors, le démon ne tardant pas généralement à leur dresser quelques embûches ; mais pour moi il n’en fut pas ainsi. Ma première connaissance fut un capitaine de vaisseau qui, étant allé sur la côte de Guinée avec un très grand succès, avait résolu d’y retourner ; ayant pris goût à ma société, qui alors n’était pas du tout désagréable, et m’ayant entendu parler de mon projet de voir le monde, il me dit : « Si vous voulez faire le voyage avec moi, vous n’aurez aucune dépense, vous serez mon commensal et mon compagnon ; et si vous vouliez emporter quelque chose avec vous, vous jouiriez de tous les avantages que le commerce offrirait, et peut-être y trouveriez-vous quelque profit. »
J’acceptai l’offre, et me liant d’étroite amitié avec ce capitaine, qui était un homme franc et honnête, je fis ce voyage avec lui, risquant une petite somme, que, par sa probité désintéressée, j’augmentai considérablement ; car je n’emportai environ que pour quarante livres sterling de verroteries et de babioles qu’il m’avait conseillé d’acheter. Ces quarante livres sterling, je les avais amassées par l’assistance de quelques-uns de mes parents avec lesquels je correspondais, et qui, je pense, avaient engagé mon père ou au moins ma mère à contribuer d’autant à ma première entreprise.
C’est le seul voyage où je puis dire avoir été heureux dans toutes mes spéculations et je le dois à l’intégrité et à l’honnêteté de mon ami le capitaine ; en outre j’y acquis aussi une suffisante connaissance des mathématiques et des règles de la navigation ; j’appris à faire l’estime d’un vaisseau et à prendre la hauteur ; bref à entendre quelques-unes des choses qu’un homme de mer doit nécessairement savoir. Autant mon capitaine prenait de plaisir à m’instruire, autant je prenais de plaisir à étudier ; et en un mot ce voyage me fit tout à la fois marin et marchand. Pour ma pacotille, je rapportai donc cinq livres neuf onces de poudre d’or, qui me valurent, à mon retour à Londres, à peu près trois cents livres sterling, et me remplirent de ces pensées ambitieuses qui, plus tard, consommèrent ma ruine.
Néanmoins, j’eus en ce voyage mes disgrâces aussi ; je fus surtout continuellement malade et jeté dans une violente calenture [fièvre accompagnée de délire dont souffraient les marins sous les Tropiques], par la chaleur excessive du climat : notre principal trafic se faisant sur la côte depuis le quinzième degré de latitude septentrionale jusqu’à l’équateur.
Je voulais alors me faire marchand de Guinée, et pour mon malheur, mon ami étant mort peu de temps après son arrivée, je résolus d’entreprendre encore ce voyage, et je m’embarquai sur le même navire avec celui qui, la première fois, en avait été le second, et qui alors en avait obtenu le commandement. Jamais traversée ne fut plus déplorable ; car bien que je n’emportasse pas tout à fait cent livres sterling de ma nouvelle richesse, laissant deux cents livres confiées à la veuve de mon ami, qui fut très fidèle dépositaire, je ne laissai pas de tomber en de terribles infortunes. Notre vaisseau, cinglant [faire voile vers] vers les Canaries, ou plutôt entre ces îles et la côte d’Afrique, fut surpris, à l’aube du jour, par un corsaire turc de Sallé, qui nous donna la chasse avec toute la voile qu’il pouvait faire. Pour le parer, nous forçâmes aussi de voiles autant que nos vergues en purent déployer et nos mâts en purent charrier ; mais, voyant que le pirate gagnait sur nous, et qu’assurément avant peu d’heures il nous joindrait, nous nous préparâmes au combat. Notre navire avait douze canons et l’écumeur en avait dix-huit.
Environ à trois heures de l’après-midi, il entra dans nos eaux, et nous attaqua par méprise, juste en travers de notre hanche [partie supérieure de la muraille d’un navire qui avoisine le tableau], au lieu de nous enfiler par notre poupe, comme il le voulait. Nous pointâmes huit de nos canons de ce côté, et lui envoyâmes une bordée qui le fit reculer, après avoir répondu à notre feu et avoir fait faire une mousqueterie à près de deux cents hommes qu’il avait à bord. Toutefois, tout notre monde se tenant couvert, pas un de nous n’avait été touché. Il se prépara à nous attaquer derechef, et nous, derechef, à nous défendre ; mais cette fois, venant à l’abordage par l’autre flanc, il jeta soixante hommes sur notre pont, qui aussitôt coupèrent et hachèrent nos agrès [gréements]. Nous les accablâmes de coups de demi-piques, de coups de mousquets et de grenades d’une si rude manière, que deux fois nous les chassâmes de notre pont. Enfin, pour abréger ce triste endroit de notre histoire, notre vaisseau étant désemparé, trois de nos hommes tués et huit blessés, nous fûmes contraints de nous rendre, et nous fûmes tous conduits prisonniers à Sallé, port appartenant aux Maures.
Là, je reçus des traitements moins affreux que je ne l’avais appréhendé d’abord. Je ne fus point emmené dans le pays à la cour de l’Empereur comme le reste de l’équipage ; le capitaine du corsaire me garda pour sa part de prise ; et, comme j’ étais jeune, agile et à sa convenance, il me fit son esclave.

[Robinson reste en esclavage pendant deux ans, songeant toujours à s’évader. Il y réussit enfin et se retrouve, libre, sur un petit bateau, longeant les côtes africaines, en compagnie d’un jeune Maure : Xury.]

Comme j’avais déjà fait un voyage à cette côte, je savais très bien que les îles Canaries et les îles du cap Vert n’étaient pas éloignées ; mais comme je n’avais pas d’instruments pour prendre hauteur et connaître la latitude où nous étions, et ne sachant pas exactement ou au moins ne me rappelant pas dans quelle latitude elles étaient elles-mêmes situées, je ne savais où les chercher ni quand il faudrait, de leur côté, porter le cap au large ; sans cela, j’aurais pu aisément trouver une de ces îles. En tenant le long de la côte jusqu’à ce que j’arrivasse à la partie où trafiquent les Anglais, mon espoir était de rencontrer en opération habituelle de commerce quelqu’un de leurs vaisseaux, qui nous secourrait et nous prendrait à bord.
Suivant mon calcul le plus exact, le lieu où j’ étais alors doit être cette contrée s’étendant entre les possessions de l’Empereur de Maroc et la Nigritie [ancien nom du Soudan, mais Defoe veut dire ici pays des Noirs, c’est-à-dire le Sénégal] ; contrée inculte, peuplée seulement par les bêtes féroces, les nègres l’ayant abandonnée et s étant retirés plus au midi, de peur des Maures ; et les Maures dédaignant de l’habiter à cause de sa stérilité, mais en vérité les uns et les autres y ont renoncé parce qu’elle est le repaire d’une quantité prodigieuse de tigres, de lions, de léopards et d’autres farouches créatures ; aussi ne sert-elle aux Maures que pour leurs chasses, où ils vont, comme une armée, deux ou trois mille hommes à la fois. De fait, durant près de cent milles de suite sur cette côte nous ne vîmes pendant le jour qu’un pays agreste et désert, et n’entendîmes pendant la nuit que les hurlements et les rugissements des bêtes sauvages.
Une ou deux fois dans la journée je crus apercevoir le pic de Ténérife, qui est la haute cime du mont Ténérife dans les Canaries, et j’eus grande envie de m’aventurer au large dans l’espoir de l’atteindre ; mais l’ayant essayé deux fois, je fus repoussé par les vents contraires ; et comme aussi la mer était trop grosse pour ma petite embarcation, je résolus de continuer mon premier dessein de côtoyer le rivage.
Après avoir quitté ce lieu, je fus plusieurs fois obligé d’aborder pour faire aiguade [Provision d’eau douce pour les vaisseaux, que l’on va prendre sur le rivage] ; et une fois entre autres qu’il était de bon matin, nous vînmes mouiller sous une petite pointe de terre assez élevée, et la marée commençant à monter, nous attendions tranquillement qu’elle nous portât plus avant. Xury, qui, à ce qu’il paraît, avait plus que moi l’oeil au guet, m’appela doucement et me dit que nous ferions mieux de nous éloigner du rivage.
« Car regardez là-bas, ajouta-t-il, ce monstre affreux étendu sur le flanc de cette colline, et profondément endormi. »
Je regardai au lieu qu’il désignait, et je vis un monstre épouvantable, en vérité, car c’était un énorme et terrible lion couché sur le penchant du rivage, à l’ombre d’une portion de la montagne, qui, en quelque sorte, pendait presque au-dessus de lui.
« Xury, lui dis-je, va à terre, et tue-le. »
Xury parut effrayé, et répliqua : « Moi tuer! lui manger moi d’une seule bouche. »
Il voulait dire d’une seule bouchée.
(…)
Après cette halte, nous naviguâmes continuellement vers le sud pendant dix ou douze jours, usant avec parcimonie de nos provisions, qui commençaient à diminuer beaucoup, et ne descendant à terre que lorsque nous y étions obligés pour aller à l’aiguade. Mon dessein était alors d’atteindre le fleuve de Gambie ou le fleuve de Sénégal, c’est-à-dire aux environs du cap Vert, où j’espérais rencontrer quelque bâtiment européen ; le cas contraire échéant, je ne savais plus quelle route tenir, à moins que je me misse à la recherche des îles ou que j’allasse périr au milieu des Nègres.

Je savais que tous les vaisseaux qui font voile pour la côte de Guinée, le Brésil ou les Indes Orientales, touchent à ce cap ou à ces îles. En un mot, je plaçais là toute l’alternative de mon sort, soit que je dusse rencontrer un bâtiment, soit que je dusse périr.
Quand j’eus suivi cette résolution pendant environ dix jours de plus, comme je l’ai déjà dit, je commençai à m’apercevoir que la côte était habitée, et en deux ou trois endroits que nous longions, nous vîmes des gens qui s’arrêtaient sur le rivage pour nous regarder ; nous pouvions aussi distinguer qu’ils étaient entièrement noirs et tout à fait nus. J’eus une fois l’envie de descendre à terre vers eux ; mais Xury fut meilleur conseiller, et me dit : « Pas aller! Pas aller. » Je halai [Terme de marine. Faire effort sur une corde attachée à un objet pour produire un effet voulu. Haler une bouée à bord] cependant plus près du rivage afin de pouvoir leur parler, et ils me suivirent pendant quelque temps le long de la rive. Je remarquai qu’ils n’avaient point d’armes à la main, un seul excepté qui portait un long et mince bâton, que Xury dit être une lance qu’ils pouvaient lancer fort loin avec beaucoup de justesse. Je me tins donc à distance, mais je causai avec eux, par gestes, aussi bien que je pus, et particulièrement pour leur demander quelque chose à manger. Ils me firent signe d’arrêter ma chaloupe, et qu’ils iraient me chercher quelque nourriture. Sur ce, j’abaissai le haut de ma voile ; je m’arrêtai proche, et deux d’entre eux coururent dans le pays, et en moins d’une demi-heure revinrent, apportant avec eux deux morceaux de viande sèche et du grain, productions de leur contrée. Ni Xury ni moi ne savions ce que c’était ; pourtant nous étions fort désireux de le recevoir ; mais comment y parvenir ? Ce fut là notre embarras. Je n’osais point aller à terre vers eux, qui n’étaient pas moins effrayés de nous. Bref, ils prirent un détour excellent pour nous tous ; ils déposèrent les provisions sur le rivage, et se retirèrent à une grande distance jusqu’à ce que nous les eûmes toutes embarquées, puis ils se rapprochèrent de nous.
(…)
J’étais alors fourni d’eau, de racines et de grains, quels qu’ils fussent ; je pris congé de mes bons Nègres, et, sans m’approcher du rivage, je continuai ma course pendant onze jours environ, avant que je visse devant moi la terre s’avancer bien avant dans l’océan à la distance environ de quatre ou cinq lieues. Comme la mer était très calme, je me mis au large pour gagner cette pointe. Enfin, la doublant à deux lieues de la côte, je vis distinctement des terres à l’opposite ; alors je conclus, au fait cela était indubitable, que d’un côté j’avais le cap Vert, et de l’autre ces îles qui lui doivent leur nom. Toutefois elles étaient fort éloignées, et je ne savais pas trop ce qu’il fallait que je fisse ; car si j’étais surpris par un coup de vent, je pouvais fort bien n’atteindre ni l’un ni l’autre.
Dans cette perplexité, comme j’étais fort pensif, j’entrai dans la cabine et je m’assis, laissant à Xury la barre du gouvernail, quand subitement ce jeune garçon s’écria : « Maître ! maître ! un vaisseau avec une voile! »
La frayeur avait mis hors de lui-même ce simple enfant, qui pensait qu’infailliblement c’était un des vaisseaux de son maître envoyés à notre poursuite, tandis que nous étions, comme je ne l’ignorais pas, tout à fait hors de son atteinte. Je m’élançai de ma cabine, et non seulement je vis immédiatement le navire, mais encore je reconnus qu’il était portugais. Je le crus d’abord destiné à faire la traite des Nègres sur la côte de Guinée ; mais quand j’eus remarqué la route qu’il tenait, je fus bientôt convaincu qu’il avait tout autre destination, et que son dessein n’était pas de serrer la terre. Alors, je portai le cap au large, et je forçai de voile au plus près, résolu de lui parler s’il était possible.
Avec toute la voile que je pouvais faire, je vis que jamais je ne viendrais dans ses eaux, et qu’il serait passé avant que je pusse lui donner aucun signal. Mais après avoir forcé à tout rompre, comme j’allais perdre espérance, il m’aperçut sans doute à l’aide de ses lunettes d’approche ; et, reconnaissant que c’était une embarcation européenne, qu’il supposa appartenir à quelque vaisseau naufragé, il diminua de voiles afin que je l’atteignisse. Ceci m’encouragea, et comme j’avais à bord le pavillon de mon patron, je le hissai en berne en signal de détresse et je tirai un coup de mousquet. Ces deux choses furent remarquées, car j’appris plus tard qu’on avait vu la fumée, bien qu’on n’eût pas entendu la détonation. À ces signaux, le navire mit pour moi complaisamment en panne et tint la [en termes de marine, la cape est la grande voile du grand mât]. En trois heures environ je le joignis.
On me demanda en portugais, puis en espagnol, puis en français, qui j’étais ; mais je ne comprenais aucune de ces langues. À la fin, un matelot écossais qui se trouvait à bord m’interpella, et je lui répondis et lui dis que j’étais Anglais, et que je venais de m’échapper de l’esclavage des Maures de Sallé ; alors on m’invita à venir à bord, et on m’y reçut très obligeamment avec tous mes bagages.
J’étais dans une joie inexprimable, comme chacun peut le croire, d’être ainsi délivré d’une condition que je regardais comme tout à fait misérable et désespérée, et je m’empressai d’offrir au capitaine du vaisseau tout ce que je possédais pour prix de ma délivrance. Mais il me répondit généreusement qu’il n’accepterait rien de moi, et que tout ce que j’avais me serait rendu intact à mon arrivée au Brésil.
(…)
La généreuse conduite du capitaine à mon égard ne saurait être trop louée. Il ne voulut rien recevoir pour mon passage ; il me donna vingt ducats pour la peau du léopard et quarante pour la peau du lion que j’avais dans ma chaloupe. Il me fit remettre ponctuellement tout ce qui m’appartenait en son vaisseau, et tout ce que j’étais disposé à vendre il me l’acheta ; tel que le bahut aux bouteilles, deux de mes mousquets et un morceau restant du bloc de cire vierge, dont j’avais fait des chandelles. En un mot, je tirai environ deux cent vingt pièces de huit de toute ma cargaison, et, avec ce capital, je mis pied à terre au Brésil.
Là, peu de temps après, le capitaine me recommanda dans la maison d’un très honnête homme, comme lui-même, qui avait ce qu’on appelle un engenho [littéralement engin, machine. Nom donné au moulin qui servait à broyer les cannes], c’est-à-dire une plantation et une sucrerie. Je vécus quelque temps chez lui, et, par ce moyen, je pris connaissance de la manière de planter et de faire le sucre. Voyant la bonne vie que menaient les planteurs, et combien ils s’enrichissaient promptement, je résolus, si je pouvais en obtenir la licence, de m’établir parmi eux, et de me faire planteur, prenant en même temps la détermination de chercher quelque moyen pour recouvrer l’argent que j’avais laissé à Londres. Dans ce dessein, ayant obtenu une sorte de lettre de naturalisation, j’achetai autant de terre inculte que mon argent me le permit, et je formai un plan pour ma plantation et mon établissement proportionné à la somme que j’espérais recevoir de Londres.
J’avais un voisin, un Portugais de Lisbonne, mais né de parents anglais ; son nom était Wells, et il se trouvait à peu près dans les mêmes circonstances que moi. Je l’appelle voisin parce que sa plantation était proche de la mienne, et que nous vivions très amicalement. Mon avoir était mince aussi bien que le sien ; et, pendant environ deux années, nous ne plantâmes guère que pour notre nourriture. Toutefois nous commencions à faire des progrès, et notre terre commençait à se bonifier ; si bien que la troisième année nous semâmes du tabac et apprêtâmes l’un et l’autre une grande pièce de terre pour planter des cannes à sucre l’année suivante. Mais tous les deux nous avions besoin d’aide ; alors je sentis plus que jamais combien j’avais eu tort de me séparer de mon garçon Xury.
Mais hélas ! avoir fait mal, pour moi qui ne faisais jamais bien, ce n’était pas chose étonnante ; il n’y avait d’autre remède que de poursuivre. Je m’étais imposé une occupation tout à fait éloignée de mon esprit naturel, et entièrement contraire à la vie que j’aimais et pour laquelle j’avais abandonné la maison de mon père et méprisé tous ses bons avis ; car j’entrais précisément dans la condition moyenne, ce premier rang de la vie inférieure qu’autrefois il m’avait recommandé, et que, résolu à suivre, j’eusse pu de même trouver chez nous sans m’être fatigué à courir le monde. Souvent, je me disais : « Ce que je fais ici, j’aurais pu le faire tout aussi bien en Angleterre, au milieu de mes amis ; il était inutile pour cela de parcourir deux mille lieues, et de venir parmi des étrangers, des sauvages, dans un désert, et à une telle distance que je ne puis recevoir de nouvelle d’aucun lieu du monde, où l’on a la moindre connaissance de moi. »
Ainsi j’avais coutume de considérer ma position avec le plus grand regret. Je n’avais personne avec qui converser, que de temps en temps mon voisin, point d’autre ouvrage à faire que par le travail de mes mains, et je me disais souvent que je vivais tout à fait comme un naufragé jeté sur quelque île déserte et entièrement livré à lui-même. Combien cela était juste, et combien tout homme devrait réfléchir que, tandis qu’il compare sa situation présente à d’autres qui sont pires, le Ciel pourrait l’obliger à en faire l’échange, et le convaincre, par sa propre expérience, de sa félicité première ; combien il était juste, dis-je, que cette vie réellement solitaire, dans une île réellement déserte, et dont je m’étais plaint, devînt mon lot ; moi qui l’avais si souvent injustement comparée avec la vie que je menais alors, qui, si j’avais persévéré, m’eût en toute probabilité conduit à une grande prospérité et à une grande richesse.
J’avais à peu près décidé des mesures relatives à la conduite de ma plantation, avant que mon gracieux ami le capitaine du vaisseau, qui m’avait recueilli en mer, s’en retournât ; car son navire demeura environ trois mois à faire son chargement et ses préparatifs de voyage. Lorsque je lui parlai du petit capital que j’avais laissé derrière moi à Londres, il me donna cet amical et sincère conseil : « Senhor Inglez, me dit-il – car il m’appelait toujours ainsi -, si vous voulez me donner, pour moi, une procuration en forme, et pour la personne dépositaire de votre argent, à Londres, des lettres et des ordres d’envoyer vos fonds à Lisbonne, à telles personnes que je vous désignerai, et en telles marchandises qui sont convenables à ce pays-ci, je vous les apporterai, si Dieu veut, à mon retour ; mais comme les choses humaines sont toutes sujettes aux revers et aux désastres, veuillez ne me remettre des ordres que pour une centaine de livres sterling, que vous dites être la moitié de votre fonds, et que vous hasarderez premièrement ; si bien que si cela arrive à bon port, vous pourrez ordonner du reste pareillement ; mais si cela échoue, vous pourrez, au besoin, avoir recours à la seconde moitié. »
Ce conseil était salutaire et plein de considérations amicales ; je fus convaincu que c’était le meilleur parti à prendre ; et, en conséquence, je préparai des lettres pour la dame à qui j’avais confié mon argent, et une procuration pour le capitaine, ainsi qu’il le désirait.
J’écrivis à la veuve du capitaine anglais une relation de toutes mes aventures, mon esclavage, mon évasion, ma rencontre en mer avec le capitaine portugais, l’humanité de sa conduite, l’état dans lequel j’étais alors, avec toutes les instructions nécessaires pour la remise de mes fonds ; et, lorsque cet honnête capitaine fut arrivé à Lisbonne, il trouva moyen, par l’entremise d’un des Anglais négociants en cette ville, d’envoyer non seulement l’ordre, mais un récit complet de mon histoire, à un marchand de Londres, qui le reporta si efficacement à la veuve, que, non seulement elle délivra mon argent, mais, de sa propre cassette, elle envoya au capitaine portugais un très riche cadeau, pour son humanité et sa charité envers moi.
Le marchand de Londres convertit les cent livres sterling en marchandises anglaises, ainsi que le capitaine le lui avait écrit, et il les lui envoya en droiture [directement] à Lisbonne, d’où il me les apporta toutes en bon état au Brésil ; parmi elles, sans ma recommandation – car j’étais trop novice en mes affaires pour y avoir songé – il avait pris soin de mettre toutes sortes d’outils, d’instruments de fer et d’ustensiles nécessaires pour ma plantation, qui me furent d’un grand usage.
Je fus surpris agréablement quand cette cargaison arriva, et je crus ma fortune faite. Mon bon munitionnaire [agent qui fournissait aux troupes les vivres et le fourrage] le capitaine avait dépensé les cinq livres sterling que mon amie lui avait envoyées en présent, à me louer, pour le terme de six années, un serviteur qu’il m’amena, et il ne voulut rien accepter sous aucune considération, si ce n’est un peu de tabac, que je l’obligeai à recevoir comme étant de ma propre récolte.
Ce ne fut pas tout ; comme mes marchandises étaient toutes de manufactures anglaises, tels que draps, étoffes, flanelle et autres choses particulièrement estimées et recherchées dans le pays, je trouvai moyen de les vendre très avantageusement, si bien que je puis dire que je quadruplai la valeur de ma première cargaison, et que je fus alors infiniment au-dessus de mon pauvre voisin, quant à la prospérité de ma plantation, car la première chose que je fis ce fut d’acheter un esclave nègre, et de louer un serviteur européen : un autre, veux-je dire, outre celui que le capitaine m’avait amené de Lisbonne.
Mais le mauvais usage de la prospérité est souvent la vraie cause de nos plus grandes adversités ; il en fut ainsi pour moi. J’eus, l’année suivante, beaucoup de succès dans ma plantation ; je récoltai sur mon propre terrain cinquante gros rouleaux de tabac, non compris ce que, pour mon nécessaire, j’en avais échangé avec mes voisins, et ces cinquante rouleaux pesant chacun environ cent livres, furent bien confectionnés et mis en réserve pour le retour de la flotte de Lisbonne. Alors, mes affaires et mes richesses s’augmentant, ma tête commença à être pleine d’entreprises au-delà de ma portée, semblables à celles qui souvent causent la ruine des plus habiles spéculateurs.
(…)
Pour arriver maintenant par les degrés logiques aux particularités de cette partie de mon histoire, vous devez supposer qu’ayant alors vécu à peu près quatre années au Brésil, et commençant à prospérer et à m’enrichir dans ma plantation, non seulement j’avais appris le portugais, mais que j’avais lié connaissance et amitié avec mes confrères les planteurs, ainsi qu’avec les marchands de San Salvador, qui était notre port. Dans mes conversations avec eux, j’avais fréquemment fait le récit de mes deux voyages sur la côte de Guinée, de la manière d’y trafiquer avec les Nègres, et de la facilité d’y acheter pour des babioles, telles que des grains de collier, des breloques [curiosité de peu de prix ; petits bijoux qu’on attache aux chaînes de montre], des couteaux, des ciseaux, des haches, des verroteries et autres choses semblables, non seulement de la poudre d’or, des graines de Guinée, des dents d’éléphants, etc. ; mais des Nègres pour le service du Brésil, et en grand nombre.
Ils écoutaient toujours très attentivement mes discours sur ce chapitre, mais plus spécialement la partie où je parlais de la traite des Nègres, trafic non seulement peu avancé à cette époque, mais qui, tel qu’il était, n’avait jamais été fait qu’avec l’assientos [monopole de la vente des esclaves noirs dans les colonies espagnoles. Les Anglais se le feront céder par l’Espagne (Traité d’Utrecht, 1713) alors qu’il était jusque-là détenu par les Portugais], ou permission des rois d’Espagne et de Portugal, selon l’usage reçu du public, de sorte qu’on achetait peu de Nègres, et qu’ils étaient excessivement chers.
Il advint qu’une fois, me trouvant en compagnie avec des marchands et des planteurs de ma connaissance, je parlai de tout cela passionnément ; trois d’entre eux vinrent auprès de moi le lendemain au matin, et me dirent qu’ils avaient beaucoup songé à ce dont je m’étais entretenu avec eux la soirée précédente, et qu’ils venaient me faire une secrète proposition.
Ils me déclarèrent, après m’avoir recommandé la discrétion, qu’ils avaient le dessein d’équiper un vaisseau pour la côte de Guinée.
« Nous avons tous, comme vous, des plantations, ajoutèrent-ils, et nous n’avons rien tant besoin que d’esclaves ; mais comme nous ne pouvons pas entreprendre ce commerce, puisqu’on ne peut vendre publiquement les Nègres lorsqu’ils sont débarqués, nous ne désirons faire qu’un seul voyage, pour en ramener secrètement et les répartir sur nos plantations. »
En un mot, la question était que si je voulais aller à bord comme leur subrécargue [agent désigné par l’armateur pour régir la comptabilité du navire], pour diriger la traite sur la côte de Guinée, j’aurais ma portion contingente de Nègres sans fournir ma quote-part d’argent.
C’eût été une belle proposition, il faut en convenir, si elle avait été faite à quelqu’un qui n’eût pas eu à gouverner un établissement et une plantation à soi appartenant, en beau chemin de devenir considérables et d’un excellent rapport ; mais pour moi, qui étais ainsi engagé et établi, qui n’avais qu’a poursuivre, comme j’avais commencé, pendant trois ou quatre ans encore, et qu’à faire venir d’Angleterre mes autres cent livres sterling restant, pour être alors, avec cette petite addition, à peu près possesseur de trois ou quatre mille livres, qui accroîtraient encore chaque jour ; mais pour moi, dis-je, penser à un pareil voyage, c ‘était la plus absurde chose dont un homme placé en de semblables circonstances pouvait se rendre coupable.
Mais comme j’étais né pour être mon propre destructeur, il me fut aussi impossible de résister à cette offre, qu’il me l’avait été de maîtriser mes premières idées vagabondes lorsque les bons conseils de mon père échouèrent contre moi. En un mot, je leur dis que j’irais de tout mon coeur s’ils voulaient se charger de conduire ma plantation durant mon absence, et en disposer ainsi que je l’ordonnerais si je venais à faire naufrage. Ils me le promirent, et ils s’y engagèrent par écrit ou par convention, et je fis un testament formel, disposant de ma plantation et de mes effets, en cas de mort, et instituant mon légataire universel, le capitaine de vaisseau qui m’avait sauvé la vie, comme je l’ai narré plus haut, mais l’obligeant à disposer de mes biens suivant que je l’avais prescrit dans mon testament, c’est-à-dire qu’il se réserverait pour lui-même une moitié de leur produit, et que l’autre moitié serait embarquée pour l’Angleterre.
Bref, je pris toutes précautions possibles pour garantir mes biens et entretenir ma plantation. Si j’avais usé de moitié autant de prudence à considérer mon propre intérêt, et à me former un jugement de ce que je devais faire ou ne pas faire, je ne me serais certainement jamais éloigné d’une entreprise aussi florissante ; je n’aurais point abandonné toutes les chances probables de m’enrichir, pour un voyage sur mer où je serais exposé à tous les hasards communs ; pour ne rien dire des raisons que j’avais de m’attendre à des infortunes personnelles.
Mais j’étais entraîné, et j’obéis aveuglément à ce que me dictait mon goût plutôt que ma raison. Le bâtiment étant équipé convenablement, la cargaison fournie et toutes choses faites suivant l’accord, par mes partenaires dans ce voyage, je m’embarquai à la maleheure [Mauvaise heure, heure défavorable ], le 1er septembre 1659, huit ans après, jour pour jour, qu’à Hull, je m’étais éloigné de mon père et de ma mère pour faire le rebelle à leur autorité, et le fou quant à mes propres intérêts.
Notre vaisseau, d’environ cent vingt tonneaux, portait six canons et quatorze hommes, non compris le capitaine, son valet et moi. Nous n’avions guère à bord d’autre cargaison de marchandises que des clincailleries [le mot quincaillerie ou quincaille que l’on écrit, et qu’on prononce quelquefois, quoique improprement, clinquaille, est une dénomination générale sous laquelle les négociants renferment une infinité d’espèces différentes de marchandises d’acier, de fer et de cuivre ouvré, qui font partie de la mercerie] convenables pour notre commerce avec les Nègres, tels que des grains de collier, des morceaux de verre, des coquilles, de méchantes babioles, surtout de petits miroirs, des couteaux, des ciseaux, des cognées et autres choses semblables.
Le jour même où j’allai à bord, nous mîmes à la voile, faisant route au nord le long de notre côte, dans le dessein de cingler vers celle d’Afrique, quand nous serions par les dix ou onze degrés de latitude septentrionale ; c’était, à ce qu’il paraît, la manière de faire ce trajet à cette époque. Nous eûmes un fort bon temps, mais excessivement chaud, tout le long de notre côte jusqu’à la hauteur du cap Saint-Augustin, où, gagnant le large, nous noyâmes la terre et portâmes le cap, comme si nous étions chargés pour l’île Fernando de Noronha ; mais, tenant notre course au nord-est quart nord, nous laissâmes à l’est cette île et ses adjacentes. Après une navigation d’environ douze jours, nous avions doublé la ligne et nous étions, suivant notre dernière estime, par les sept degrés vingt-deux minutes de latitude nord, quand un violent tourbillon ou un ouragan nous désorienta entièrement. Il commença du sud-est, tourna à peu près au nord-ouest, et enfin se fixa au nord-est, d’où il se déchaîna d’une manière si terrible, que pendant douze jours de suite nous ne fîmes que dériver, courant devant lui et nous laissant emporter partout où la fatalité et la furie des vents nous poussaient. Durant ces douze jours, je n’ai pas besoin de dire que je m’attendais à chaque instant à être englouti ; de fait, personne sur le vaisseau n’espérait sauver sa vie.