TEXTE sur le mythe des origines troyennes de Genève et sa réfutation
» L’Antiquité est une nuit obscure, dont on a peine à dissiper les ténèbres, & où l’on ne fait souvent que tâtonner. Combien de fables se sont mêlées dans l’origine de Troye, de Rome, ou de Carthage; & si cela est arrivé à ces Etats florissans, que doit-on esperer des petits, que le malheur de n’avoir eu aucun Auteur, pour être le dépositaire de leur Histoire, a laissé dans l’obscurité ? Jules Cesar est le premier qui fasse mention de Geneve, aussi est-il un des plus anciens Historiens qui soit venu jusqu’à nous. (….) Geneve étoit donc long-tems avant le Siècle de Cesar; & son silence, aussi bien que celui des autres Auteurs, nous fait croire que son origine étoit inconnuë. Tout ce que les Modernes en ont avancé, n’est appuyé que du témoignage d’un Auteur supposé, & d’une Chronique manuscrite du Païs-de-Vaud, ancienne d’environ quatre cens ans, comme on le juge par le tems auquel elle termine son Histoire.(….)
Le petit Livre imprimé à Lion en 1614. intitulé la Chronologie du Païs-de-Vaud, en est comme un extrait, & c’est de l’un ou de l’autre, que les Manuscrits de l’Histoire de Geneve, ont puisé plusieurs particularitez de cette Ville, qu’on ne trouveroit pas ailleurs. Quoi qu’à parler sincerement cette Chronique ne paroisse être qu’un jeu d’esprit de quelque demi-savant des Siecles passez, & qu’elle ne merite pas qu’on lui ajoûte beaucoup de foi, je ne laisserai pas d’avancer ce qu’elle produit de la fondation de Geneve, laissant aux Lecteurs la liberté d’en juger, & de croire s’ils veulent, que ces recits fabuleux peuvent envelopper quelque verité. Voici donc ce qu’elle dit.
« L’an du monde 2729. & 1073. ans après le Deluge; Le grand Hercule, venant d’Espagne pour aller en Italie, passa près du Lac, qui fut depuis appellé Leman; où voyant un si beau Païs inhabité, il y laissa, sous le commandement d’Arpentinus, une partie de son Armée, qui étoit malade. Ce Capitaine trouvant le lieu fort agreable, bâtit au bord du Lac une Ville, qu’il nomma Arpentras ou Arpentine. C’étoit au dessous du lieu où est maintenant Lausanne. (…) Cette fondation arriva l’an du monde 2730. & 53. ans avant la destruction de Troye.
A Arpentinus succeda son fils Rigo. Après la destruction de Troye, comme Francus, Enée, Antenor, & plusieurs autres Troyens allerent habiter d’autres Terres; de même Lemannus fils de Pâris vint en ces quartiers, & s’en étant emparé imposa son nom au Lac leman. Ce Lemannus ayant régné assez long-tems à Arpentras, fut chassé pas ses Sujets, qui se revolterent contre lui, & tuérent un de ses fils: en vengeance dequoi, ayant derechef pris la Ville, il la brûla, & cherchant un lieu propre à en rebâtir une autre, il vint au bout du lac, à l’endroit où le Rhône en sort, & trouvant un petit Côteau plein de Genevriers, il y jeta les fondemens d’une Ville, qu’il nomma à cause de cela Genevra ou Genebra. Ce fut l’an du Monde 2833. 50. ans après la destruction de Troye; 379. ans avant la fondation de Rome, & 1130. ans avant la Naissance de nôtre Seigneur. Après Lemannus, qui mourut pendant qu’on bâtissoit Geneve, son fils Eructonius y regna vingt-huit ans, & laissa trois fils, qui partagerent le Royaume, Sequanus, Allobrox, & Helvetius. »(…..)
Ces noms se rencontrent tout à propos pour trouver les fondateurs des Villes, & l’étymologie des noms de provinces : ce qui fait assez connoître que c’est une Histoire faite à plaisir, puis-qu’il y a plusieurs de ces mots qui sont Latins, quoi-que cette Langue n’ait commencé que quelques Siecles après. Sequanus, dit la Chronique, donna son nom à la Comté de Bourgogne, dont les Peuples étoient appellez Sequani, Allobrox au Païs des Allobroges, (…..).
Ce que je trouve de plus mal imaginé dans tout ce recit, c’est l’étymologie du mot de Geneve, qu’elle tire des Genevres dont le Côteau, sur lequel fut bâtie cette Ville, étoit couvert, comme si l’on eût parlé François ou Latin quatre Siecles avant la fondation de Rome; car le mot de Genevre vient du Latin Juniperus. (….)
Ce n’est pas que cette grande antiquité de 28. Siecles doive être suspecte, puis-qu’il y a des Villes, comme celle d’Athenes, encore plus ancienne de 500. ans : mais on n’est pas obligé de croire sans preuves, & on ne voit pas qu’Homère fasse mention d’un Lemannus fils de Pâris, quoi-qu’il en eût dû dire quelque chose, pour faire connoître la postérité du Heros de son Poëme. On n’ignore pas enfin que c’est une manie commune à plusieurs Peuples de l’Europe, de s’être fait des Ayeux & des Fondateurs sortis de dessous les cendres de Troye, comme si cette Ville eût été capable de repeupler tout le monde, après avoir été elle-même ruïnée. »
Source : Histoire de Genève de Jacob Spon (1er édition, Lyon 1680), Genève, 2e édition, 1730, tome 1, pp. 7-13. Orthographe et ponctuation originales.
Remarque : nous savons aujourd’hui que l’étymologie de Genève (Genua sous la plume latine de Jules César) est identique à celle de la cité de Gênes en Italie et vient d’un terme ligure (peuplade du nord de l’Italie) qui fait allusion à la proximité d’une nappe d’eau (le lac Léman lui-même ou les marais à la sortie du Rhône du lac Léman).