La formule du vieux Ranke est célèbre : l’historien ne se propose rien d’autre que de décrire les choses « telles qu’elles se sont passées, « wie es eigentlicb gewesen ». Hérodote l’avait dit avant lui « ta eonta legein », raconter ce qui fut ›. Le savant, en d’autres termes, est invité à s’effacer devant les faits. Comme beaucoup de maximes, celle-la n’a peut-être dû sa fortune qu’à son ambiguïté. On peut y lire, modestement, un conseil de probité : tel était, on n’en saurait douter, le sens de Ranke. Mais aussi un conseil de passivité. En sorte que voilà, du même coup, soulevés deux problèmes : celui de l’impartialité historique; celui de l’histoire comme tentative de reproduction ou comme tentative d’analyse.
Mais y a-t-il donc un problème de l’impartialité ? Il ne se pose que parce que le mot, à son tour, est équivoque.
Il existe deux façons d’être impartial : celle du savant et celle du juge. Elles ont une racine commune, qui est l’honnête soumission à la vérité. Le savant enregistre, bien mieux, il provoque l’expérience qui, peut-être, renversera ses plus chères théories. Quel que soit le vœu secret de son cœur, le bon juge interroge les témoins sans autre souci que de connaître les faits, tels qu’ils furent. Cela est, des deux côtés, une obligation de conscience qui ne se discute point.
Un moment vient, cependant, où les chemins se séparent. Quand le savant a observé et expliqué, sa tâche est finie. Au juge il reste encore à rendre sa sentence. Imposant silence à tout penchant personnel, la prononce-t-il selon la loi ? Il s’estimera impartial. Il le sera, en effet, au sens des juges. Non au sens des savants. Car on ne saurait condamner ou absoudre sans prendre parti pour une table des valeurs, qui ne relève plus d’aucune science positive. Qu’un homme en ait tué un autre est un fait, éminemment susceptible de preuve. Mais châtier le meurtrier suppose qu’on tient le meurtrier pour coupable : ce qui n’est, à tout prendre, qu’une opinion sur laquelle toutes les civilisations ne sont pas tombées d’accord.
Or, longtemps l’historien a passé pour une manière de juge des Enfers, chargé de distribuer aux héros morts l’éloge ou le blâme. Il faut croire que cette attitude répond à un instinct puissamment enraciné. Car tous les maîtres qui ont eu à corriger des travaux d’étudiants savent combien ces jeunes gens se laissent difficilement dissuader de jouer, du haut de leurs pupitres, les Minos ou les Osiris. C’est, plus que jamais, le mot de Pascal : « Tout le monde fait le dieu en jugeant : cela est bon ou mauvais. » On oublie qu’un jugement de valeur n’a de raison d’être que comme la préparation d’un acte et de sens seulement par rapport à un système de références morales, délibérément accepté. Dans la vie quotidienne, les besoins de la conduite nous imposent cet étiquetage, ordinairement assez sommaire. Là où nous ne pouvons plus rien, là où les idéaux communément reçus différent profondément des nôtres, il n’est plus qu’un embarras. Pour séparer, dans la troupe de nos pères, les justes des damnés, sommes-nous donc si sûrs de nous-mêmes et de notre temps? Élevant à l’absolu les critères, tout relatifs, d’un individu, d’un parti ou d’une génération, quelle plaisanterie d’en infliger les normes à la façon dont Sylla gouverna Rome ou Richelieu les États du roi Très Chrétien ! Comme d’ailleurs rien n’est plus variable, par nature, que de pareils arrêts, soumis à toutes les fluctuations de la conscience collective ou du caprice personnel, l’histoire, en permettant trop souvent au palmarès de prendre le pas sur le carnet d’expériences, s’est gratuitement donné l’air de la plus incertaine des disciplines : aux creux réquisitoires succèdent autant de vaines réhabilitations. Robespierristes, anti-robespierristes, nous vous crions grâce : par pitié, dites nous simplement, quel fut Robespierre.
Encore, si le jugement ne faisait que suivre l’explication, le lecteur en serait quitte pour sauter la page. Par malheur, à force de juger, on finit, presque fatalement, par perdre jusqu’au goût d’expliquer. Les passions du passé mêlant leurs reflets aux partis pris du présent, le regard se trouble sans recours et, pareille au monde de manichéens, l’humaine réalité n’est plus qu’un tableau en blanc et en noir. Montaigne nous en avait déjà averti : «Depuis que le jugement pend d’un côté, on ne peut se garder de contourner et tordre la narration à ce biais. » Aussi bien, pour pénétrer une conscience étrangère que sépare de nous l’intervalle des générations, il faut presque dépouiller son propre moi. Pour lui dire son fait, il suffit de rester soi-même. L’effort est assurément moins rude. Combien il est plus facile d’écrire pour ou contre Luther que de scruter son âme; de croire le pape Grégoire VII sur l’empereur Henri IV ou Henri IV sur Grégoire VII que de débrouiller les raisons profondes d’un des plus grands drames de la civilisation occidentale ! Voyez encore, hors du plan individuel, la question des biens nationaux. Rompant avec la législation antérieure, le gouvernement révolutionnaire résolut de les vendre par parcelles et sans enchères. C’était, sans conteste, compromettre gravement les intérêts du Trésor. Contre cette politique, certains érudits, de nos jours, se sont véhémentement élevés. Quel courage, si siégeant à la Convention, ils avaient osé y parler de ce ton ! Loin de la guillotine, cette violence sans péril amuse. Mieux eût valu chercher ce que voulaient, réellement, les hommes de l’an III. Ils souhaitaient, avant tout, favoriser l’acquisition de la terre par le petit peuple des campagnes; à l’équilibre du budget, ils préféraient le soulagement des paysans pauvres, garant de leur fidélité à l’ordre nouveau. Avaient-ils tort ou raison ? Là-dessus, que m’importe la décision attardée d’un historien ? Nous lui demandions seulement de ne pas s’hypnotiser sur son propre choix au point de ne plus concevoir qu’un autre, jadis, eût été possible.
Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Préface de Jacques le Goff, Armand Colin, 1949, 2007, p. 124-126.
L’historiographie du XIXe au XXIe siècles