La chrétienté et le péril turc
Expression d’époque et orthographe modernisée
« Ceux qui en sont voisins (1) ne sentent que trop quelle est sa pesanteur, et ceux qui en sont éloignés ne doivent ignorer que c’est un horrible fléau de la vengeance divine, lequel, ayant depuis plusieurs années ruiné ce très florissant empire d’Orient, et enjambé bien avant dans celui d’Occident, menace encore le reste de le mettre sous son insupportable joug. C’est assez pour avoir crainte, quand on vient à considérer la grandeur de ce péril, qui est si prochain, et pour répondre principalement à ceux qui tiennent les dignités suprêmes, afin qu’ils s’évertuent de pourvoir à la conservation commune ; car le feu s’avance peu à peu, et a déjà consumé les faubourgs de la Chrétienté, à savoir la Hongrie, et toute cette grande lisière de la mer Adriatique, que l’on nomme vulgairement Esclavonie. De manière que du côté de la mer nous avons ces barbares près de nos portes, et du côté de la terre, nous les avons dedans nos portes. C’est chose certaine que sans la renommée victoire navale, que gagna sur eux don Juan d’Autriche, prince très magnanime et valeureux, et sans la guerre de Valachie, où moururent cinquante mille Turcs, et cette dernière qu’ils ont contre le Perse, laquelle leur a coûté très cher, qu’on aurait autrement senti leurs efforts. Et néanmoins avec toutes ces pertes, l’île de Chypre leur est demeurée pour un glorieux trophée, ayant avec cela renversé de fond en comble la superbe forteresse de la Goulette en Afrique. En ceci, on voit qu’ils ont perdu des hommes, dont pour un ils en peuvent recouvrer quatre ; et nous avons perdu des pays qu’il est comme impossible de r’avoir jamais de leurs mains, usant des procédures accoutumées. Voilà comment ils tirent profit de leurs pertes, et les nôtres nous acheminent à ruine.
Il semble maintenant à ceux qui ne connaissent pas, qu’ils soient endormis ou empêchés pour longtemps ; mais au contraire, ils prennent haleine et se préparent, ne tendant leur dilation qu’au recouvrement de plus grande vigueur, afin que les premiers assauts qu’ils feront sur nous soient plus furieux. Tous ces tyrans de la famille des Ottomans, quand ils entrent en leur règne, l’un des premiers serments solennels qu’ils font en prenant leurs injuste sceptre, est qu’ils seront ennemis irréconciliables du nom chrétien, et que par guerres continuelles, et toutes espèces de cruautés, ils tâcheront d’en abolir la mémoire, à quoi leurs effets ont toujours bien correspondu. Ce qui nous doit faire croire qu’ils continueront leur même train. J’ai entendu dire par quelques-uns qui les ont fort pratiqués, que si leurs empereurs cessaient quelque temps de courir sus aux chrétiens, ils tomberaient en très mauvaise opinion envers leurs prêtres et leurs gens de guerre, qui se persuadent qu’il faut que l’épée mahométane assujettisse tout le monde à leur seigneur. Ces folies les enflent et élèvent le cœur de telle sorte, qu’ils convoitent et embrassent, par leur ambition, autant que faisait un Alexandre (…).
Beaucoup de gens y a qui confessent ceci être véritable, mais puis après ils demeurent là arrêtés et ne passent point outre, pensant que le mal est si éloigné, qu’il ne parviendra point jusqu’à eux, et laissent à ceux qui en sont plus prochains les ressentiments que l’on doit avoir d’icelui. Cette erreur n’est pas petite, lequel montre qu’ils n’ont souci que de leur intérêt particulier (chose qui meut aujourd’hui la plupart des hommes) y en ayant si peu qui pour la pitié d’autrui et le regard de justice se formalisent, qu’il semble que l’humanité et l’équité soient anéanties. En cette même erreur ont été nos grands pères (j’entends ceux qui étaient proches des pays maintenant exposés en proie) car pour avoir été trop nonchalants à les favoriser, ils se sont perdus, et ont laissé leurs voisins en perpétuelle crainte de tomber en ce même état. Et comme l’on est prompt à chercher de belles couvertures pour cacher ses défauts, il y en a qui, pour excuser leur paresse, veulent persuader que la puissance turquesque est tellement bornée par les mers, montagnes et par frontières fortifiées, qu’elle ne se peut plus accroître. Nous devons désirer que cela advienne, mais pour le plus sûr imaginer le contraire, afin de n’être prévenus (2) ; et cuide que ceux qui liront les histoires n’adhèreront pas à l’avis de telles gens. Car ils connaîtront, comme en deux cents quatre vingt ans, elle s’est étendue par un côté depuis les Portes Caspiennes jusqu’à Strigonia (3), ville aux confins de deçà de la Hongrie, qui font près de quatre cents lieues de chemin. Certes il faut de fortes barrières pour arrêter ceux que les montagnes d’Arménie, le détroit de l’Hellespont, et le grand fleuve Danube n’ont pu empêcher de passer. Encore n’est-ce pas grand-chose que cela, au prix des empires, nations, royaumes et armées qu’ils ont ruinées en s’approchant de nous. C’est donc se flatter d’avoir opinion qu’ils demeureront fermes en si beau chemin, et signe de peu de jugement, d’estimer, sous l’ombre qu’on est encore aucunement éloigné, d’eux, qu’on doit être libre de crainte, et n’assister à ceux qui continuellement soutiennent leur impétuosité. »
François de la Noue, Discours politiques et militaires, Genève, 1967, p. 438 – 443. (1ère édition en 1587)
1) Il s’agit de l’empire ottoman.
2) Surpris.
3) Nom latin de la ville de Gran.