La bataille de Lépante (1571)

<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_L%C3%A9pante">Bataille de Lépante, vue par Paul Véronèse</a>
Bataille de Lépante, vue par Paul Véronèse

Le vénitien Girolamo Diedo, présent à la bataille de Lépante à bord d’une galère vénitienne, a rédigé un compte rendu détaillé de la rencontre, en interrogeant de nombreux participants. L’ouvrage, rédigé le 31 décembre 1571 à la demande de Francesco Cornaro, baile de Venise à Corfou, est dédié à Marc Antoine Barbaro. L’extrait suivant relate l’action à l’aile gauche de la flotte chrétienne, commandée par Agostino Barbarigo, face à l’aile droite de la flotte ottomane, menée par Mehmed Chuluk (Siroco) et le corsaire Gavûr Ali (Caür Ali).

« Notre galéasse capitane décharge un de ses canons contre les ennemis ; ensuite les deux galéasses de l’aile gauche, l’une commandée par le seigneur Ambrosio et l’autre par le seigneur Antonio, tous deux des Bragadini [ = Ambrosio et Antonio Bragadino], tirent de toutes leurs pièces. Si le premier coup de canon, trop court, n’a pas atteint son but, la bordée des galéasses s’abat sur les ennemis, car elles sont en avant de nos lignes ; elle leur cause de grands dommages. Les coups adverses n’arrivent pas jusqu’à nous. Se rendant compte qu’ils sont sous notre tir et qu’ils ne répondent pas avec un semblable succès, ils commencent à avoir peur d’autre chose que de la splendeur des armes qui éblouissent leurs yeux. Leurs craintes augmentent d’autant plus que nos vaisseaux avancent. Plus les angoisses de cette aile droite s’accroissent, moins ils savent ce qu’ils doivent faire. Néanmoins ils reprennent courage. Leur ardeur est ranimée ; les capitaines donnent l’exemple et y joignent la parole. Ils renoncent à vaincre de cette façon, ils deviennent furieux.

Les soixante galères de leur aile droite se détachent du corps de bataille ; elles forment plusieurs groupes pour éviter plus facilement les deux galéasses. Elles se mettent à foncer en avant en toute hâte. Mais plusieurs sont maltraitées et envoyées au fond par les dites galéasses près desquelles elles ont été contraintes de passer. Ah ! Ils ne sont plus si fiers ! Ces forces ne peuvent arriver en bon ordre pour attaquer notre aile gauche.

Mehmed Siroco [ = Chuluk] et Caûr Ali, capitaines de fanal, avec une ardeur furieuse, dépassant le reste de l’escadre turque, côtoient le rivage de l’Etolie, ils se précipitent l’un derrière l’autre, à la tête de leur aile droite, entre les bancs de sable et l’embouchure du fleuve. Ils connaissent bien ces fonds. Ils tentent de contourner nos galères en passant derrière. Avec quatre ou cinq des leurs, ils essaient de nous attaquer de dos, tandis que leurs autres navires reçoivent l’ordre de passer au-delà des bancs pour venir nous attaquer de front.

Mais l’excellent Barbarigo est toujours vigilant : il fait faire volte-face à sa galère ainsi qu’à celles qui sont les plus proches de lui. Les proues sont maintenant où étaient les poupes il y a un instant, et menacent les ennemis venus sur leurs flancs. Néanmoins cinq galères ont réussi à l’envelopper, et il en part un nuage de flèches. Le fanal, à la poupe de sa capitane, en est entièrement recouvert. Pendant une heure entière, il soutient l’assaut turc. A la fin, toutefois, le secours d’autres galères lui permet de passer à l’offensive. C’est dans la mêlée de cette furieuse attaque que nous capturons le capitaine Siroco. L’honneur de la prise revient au seigneur Giovanni Contarini. Toujours habile dans le manœuvre et courageux jusqu’à l’audace, Barbarigo va à l’abordage de la galère de Caûr Ali, dont le mérite guerrier est bien connu. Ce fameux capitaine est fait prisonnier. Voyant cela, les raïs qui sont dans le voisinage s’enfuient, remerciant Dieu d’être si près de leur pays. Ils se précipitent vers l’écueil de Villa di Marino.

Mais tous ne peuvent y parvenir. Dans leur précipitation, ils se heurtent, s’accrochent, s’enchevêtrent. cet amoncellement forme bientôt comme une sorte de passerelle, une chance pour les fuyards qui, par escalade, gagne les récifs. De là, par la lagune, ils atteindront la terre ferme, abri sûr. (…) Une bonne partie n’ont pas le temps de mettre le pied sur la terre ferme ; ils sont pris, tués et dépouillés par les nôtres. D’autres, en cherchant leur salut, se bousculent, s’élancent les uns sur les autres, tombent dans la mer ou se noient.

Au milieu de cette lutte acharnée, Barbarigo est blessé à l’œil gauche d’une flèche : tandis qu’il dirigeait les opérations, se rendant compte qu’il ne se faisait pas bien entendre parce que son bouclier lui couvrait le visage, il a rejeté l’écu pour que sa voix porte mieux. C’est le moment même où l’ennemi décoche ses flèches avec le plus d’ardeur. On lui signale le danger : « c’est un moindre péril de courir ce risque que d’être mal compris en un pareil instant », répond-il. Bientôt il est atteint. Ce malencontreux accident laisse la galère sans commandement. Jamais un homme prudent, un chef de valeur sachant organiser la défense n’a été aussi nécessaire. L’illustre seigneur Fererigo Nani (…) est contraint d’assumer aussitôt une telle responsabilité, bien qu’atteint de trois flèches (…).

Les autres navires de l’aile droite turque ont donc contourné les deux galéasses, et se portent brutalement contre notre gauche. L’ennemi est furieux de voir le désordre causé dans ses galères par notre artillerie. Il tente de nous prendre de flanc. On s’accroche. La galéasse du seigneur Ambrosio Bragadino, une des deux de notre aile gauche, est tournée en ce moment avec la proue vers le rivage. Elle laisse seule sa voisine qui peut encore attaquer la partie droite du corps de bataille ennemi ; elle s’approche de la côte et parvient avec son artillerie à jeter les unes sur les autres les galères turques. Celles-ci vont s’échouer en partie sur les hauts-fonds, en partie sur la grève. Quelques-uns de nos vaisseaux de l’aile gauche, ceux qui sont les plus proches de corps de bataille, n’ont pas encore affronté l’ennemi. Respectant le mieux possible leur ordre, ils font face à gauche et se rabattent la proue vers le rivage. Fort opportunément, ils chargent avec vigueur et encerclent l’ennemi, qui se trouve enfermé comme dans un port. C’est un gigantesque massacre. »

Girolamo DIEDO, Lettera del clarissimo Girolamo Diedo, nobile veneziano, all’illustrissimo signor Marc Antonio Barbaro, Venise, 1588, traduit et publié dans : LESURE, Michel, Lépante. La crise de l’empire ottoman, Paris, Julliard, 1972, p. 129 – 133.

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La bataille de Lépante racontée par Cervantes

Portrait supposé de CervantèsMiguel de Cervantes (1547 – 1616) était présent à la bataille de Lépante, embarqué à bord de la galère La Marquesa comme soldat d’infanterie. Il y reçut trois coups d’arquebuse et perdit l’usage de la main gauche, ce qui lui valut le surnom de « manchot de Lépante ». C’est en 1575, lors de son voyage de retour de Naples vers l’Espagne, qu’il fut capturé au large des côtes catalanes et emmené dans les bagnes d’Alger ; il fut libéré en 1580 contre le versement d’une rançon. Il transpose son expérience de la bataille et de la captivité dans le Récit du captif prêté au personnage Ruy Pérez de Viedma, dans la 1e partie de Don Quichotte (1605).

« Quelque temps après que j’arrivé en Flandre, on eut nouvelle de la ligue que Sa Sainteté le pape Pie V d’heureuse mémoire avait faite avec la république de Venise et avec l’Espagne, contre l’ennemi commun, qui est le Turc, lequel en ce même temps avait conquis avec son armée navale la fameuse île de Chypre, qui était sous la domination des Vénitiens, perte lamentable et malheureuse. On sut pour certain que le Sérénissime don Juan d’Autriche, frère naturel de notre bon roi don Philippe, serait le général de cette ligue et l’on publia le très grand appareil de guerre qui se faisait ; ce qui m’incita et m’aiguillonna le courage et le désir de me trouver en la journée que l’on attendait ; et, encore que j’eusse quelque opinion et promesse à peu près certaine qu’à la première occasion qui s’offrirait je serais promu au grade de capitaine, je voulus néanmoins quitter tout et m’en aller, comme je le fis, en Italie. Et la fortune voulut que le seigneur don Juan d’Autriche ne faisait que d’arriver à Gênes, et s’en allait à Naples pour se joindre à l’armée de Venise, ce qu’il fit à Messine. Je dis enfin que je me trouvai en cette très heureuse bataille de Lépante, ayant charge de capitaine d’infanterie, degré d’honneur auquel ma fortune plutôt que mon mérite me fit monter.

En cette journée-là, qui fut si heureuse pour toute la chrétienté, parce qu’en cette journée tout le monde fut désabusé de l’erreur où l’on était, croyant que les Turcs fussent invincibles sur mer ; en cette journée, dis-je, où fut abattue l’orgueil ottoman, entre tant d’heureux qui furent là (parce que les chrétiens qui y moururent jouissent d’un plus grand bonheur que ceux qui demeurèrent en vie et victorieux), moi seul je fus le malheureux ; car, au lieu que j’eusse pu espérer une couronne navale, si j’eusse été au temps des Romains, je me vis, la nuit qui succéda à un si fameux jour, avec des chaînes aux pieds et des menottes aux mains. Voici comment la chose advint.

L’Uchali [Euldj Ali], roi d’Alger, hardi et heureux corsaire, ayant investi et pris la galère capitane de Malte, en laquelle il ne demeura que trois gentilshommes en vie, et encore fort blessés, la capitane de Jean Andrea [Doria], en laquelle j’étais avec ma compagnie, accourut au secours de celle-ci, et, faisant ce que je devais en semblable occasion, je sautai sur la galère ennemie, laquelle s’écarta de celle qui l’avait assaillie et empêcha que mes soldats ne me suivissent, si bien que je me trouvai entre les ennemis, auxquels ne pouvant résister pour être en si grand nombre, je fus contraint de me rendre tout couvert de blessures. Et, comme vous avez déjà entendu dire, messieurs, que l’Uchali se sauva avec toute son escadre, je demeurai captif en sa puissance, et fus le seul triste entre tant de gens joyeux, et seul captif entre tant de gens libres. Car il y eu quinze mille chrétiens qui ce jour-là obtinrent la liberté tant désirée, et qui étaient tous à la rame en la flotte turque.

Je fus mené à Constantinople, où le Grand-Turc Sélim fit mon maître Général de la mer, parce qu’il avait fait son devoir en la bataille, ayant remporté pour montre de sa valeur l’étendard de l’ordre de Malte. »

Miguel de CERVANTES, L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, 1e partie, chap. XXXIX « Où le captif raconte sa vie et ses aventures », Paris, éd. Folio.

La situation géoolitique présentée par F. Braudel en 1977 (INA)