La prise d’Antioche
« Quand le seigneur d’Antioche, Yaghi Siyân apprit leur approche il redouta un mouvement des chrétiens qui demeuraient dans la ville. Il ne fit donc sortir, pour creuser les tranchées que la population musulmane; le lendemain, pour le même travail, il n’envoya que les chrétiens. Il les fit travailler jusqu’au soir, mais quand ils voulurent rentrer dans la ville, il les en empêcha en disant: « Antioche est à vous, mais vous devez me la laisser tant que je n’aurai pas vu comment s’arrangent nos affaires avec les Francs. » Ils lui dirent: « Qui protégera nos enfants et nos femmes? » Il répondit: « Je m’en occuperai à votre place » et eux durent se résigner à rester dans le camp des Francs qui assiégèrent la ville pendant neuf mois. Yaghi Siyân manifesta un courage, une habileté, une fermeté et une prudence incomparables. La majeure partie des Francs périt. S’ils étaient restés aussi nombreux qu’à leur arrivée, ils auraient occupé tous les pays d’Islam. Yaghi Siyân protégea les familles des chrétiens qu’il avait expulsés d’Antioche et ne permit pas qu’on touchât à un cheveu de leur tête. Après s’être attardés longtemps sous les murs d’Antioche, les Francs se mirent en rapport avec un fabricant de cuirasses nommé Ruzbih [le nom peut aussi se lire » Firûz « ] qui était employé à la défense des tours, et lui promirent beaucoup d’argent et de terres. La tour qu’il devait défendre était contiguë au lit du fleuve et dominait une fenêtre qui s’ouvrait sur la vallée. Quand l’accord fut réglé entre les Francs et ce maudit fabricant de cuirasses, ils vinrent à cette fenêtre, l’ouvrirent, entrèrent et firent monter une grande troupe de gens à l’aide de cordes. Quand ils furent plus de cinq cents, ils se mirent à sonner de la trompette à l’aube, alors que les défenseurs étaient épuisés par la longue veille et par la garde. Yaghi Siyân s’éveilla et demanda ce qui se passait: on lui répondit que le son des trompettes venait de la forteresse, qui certainement avait été prise, alors qu’en réalité il provenait non de la forteresse, mais de la tour. Saisi de panique, il ouvrit la porte de la ville et s’enfuit follement avec une escorte de trente pages.
Son lieutenant, qui arrivait, demanda où il était passé; on lui dit qu’il s’était enfui, et lui-même s’enfuit à son tour par une autre porte, ce qui aida grandement les Francs, car s’il avait tenu bon une heure de plus, ils auraient été anéantis.
Puis les Francs entrèrent par la porte dans la ville et la mirent à sac; ils exterminèrent tous les musulmans qui s’y trouvaient: cela se passa dans les mois de jumada I [491/ avril-mai 1098; selon les sources occidentales, le 3 juin]. Quant à Yaghi Siyân, il reprit le contrôle de lui-même au lever du jour et s’aperçut qu’il avait parcouru dans sa fuite plusieurs farsakh [une farsakh ou parasange, équivaut à environ six kilomètres]. Il demanda à ses compagnons où il était; on lui répondit: « à quatre farsakh d’Antioche » , et il se repentit de s’être mis l’abri au lieu d’avoir combattu pour chasser l’ennemi de sa ville ou pour mourir. Il se mit à pleurer d’avoir abandonné sa famille, ses fils et les musulmans, et de douleur, tomba de cheval sans connaissance. Ses compagnons voulaient le remettre en selle, mais il ne tenait plus debout, et était déjà presque mort; ils le laissèrent donc et s’éloignèrent. Un bûcheron arménien qui vint à passer, alors qu’il allait rendre le dernier soupir, lui coupa la tête et la porta aux Francs d’Antioche. Ceux-ci avaient écrit aux seigneurs d’Alep et de Damas pour leur dire qu’ils ne convoitaient pas d’autres terres que celles qui avaient appartenu autrefois aux Byzantins, cela par tromperie et perfidie, afin que les autres ne se portent pas au secours du seigneur d’Antioche. »
Ibn al-Athir , Somme des histoires in Francesco Gabrieli, Chroniques arabes des Croisades, Paris, Sindbad, coll. « La Bibliothèque Arabe », 1977, pp. 28-29
Récit d’un moine arménien
« Cette année le Seigneur visita son peuple, comme il est écrit: « Je ne vous abandonnerai ni vous quitterai. » Le bras tout-puissant de Dieu devint leur guide. Ils apportèrent le signe de la Croix du Christ, et l’ayant élevé en mer, massacrèrent une multitude d’infidèles, et mirent les autres en fuite sur terre. Ils prirent la ville de Nicée, qu’ils avaient assiégée cinq mois. Puis ils vinrent dans notre pays, dans les régions de Cilicie et de Syrie, et investirent en se répandant autour d’elle la métropole d’Antioche. Pendant neuf mois ils infligèrent à eux-mêmes et aux régions voisines de considérables épreuves. Enfin, comme la capture d’un lieu aussi fortifié n’était pas au pouvoir des hommes, Dieu puissant par ses conseils procura le salut et ouvrit la porte de la miséricorde. Ils prirent la ville et avec le tranchant du glaive tuèrent l’arrogant dragon avec ses troupes. Et après un ou deux jours, une immense multitude fut rassemblée qui apporta secours à ses congénères; par suite de leur grand nombre, méprisant le petit nombre des autres, ils étaient insolents à l’instar du pharaon, lançant cette phrase: « Je les tuerai par mon glaive, ma main les dominera. » Pendant quinze jours, réduits à la plus grande angoisse ils étaient écrasés d’affliction, parce que manquaient les aliments nécessaires à la vie des hommes et des juments. Et gravement affaiblis et effrayés par la multitude des infidèles, ils se rassemblèrent dans la grande basilique de l’apôtre Saint Pierre, et avec une puissante clameur et une pluie abondante de larmes se produisait une même flagitation de voix. Ils demandaient à peu près ceci: « Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, en qui nous espérons et par le nom duquel en cette ville nous sommes appelés chrétiens, tu nous as amenés en ce lieu. Si nous avons péché contre toi, tu as beaucoup de moyens de nous punir; veuille ne pas nous livrer aux infidèles, afin qu’élevés d’orgueil ils ne disent pas: « Où est leur Dieu? » » Et frappés par la grâce de la prière ils s’encourageaient les uns les autres, disant : « Le Seigneur donnera la force à son peuple; le Seigneur bénira son peuple dans la paix. » Et chacun d’eux s’élançant sur son cheval ils coururent sus aux menaçants ennemis; ils les dispersèrent, les mirent en fuite et les massacrèrent jusqu’au coucher du soleil. Cela fut une grande joie pour les Chrétiens, et il y eut abondance de blé et d’orge, comme au temps d’Elysée aux portes de la Samarie. C’est pourquoi ils s’appliquèrent à eux-mêmes le cantique prophétique: « Je Te glorifie, Seigneur, parce que Tu T’es chargé de moi, et Tu n’as pas à cause de moi donné la joie à mon ennemi. » »
Père Peeters, Miscellanea historica Alberti de Meyer in Claude Cahen, Orient et Occident au temps des croisades, S.l, Éditions Aubier Montaigne, 1983, pp.221-222
« Qu’en résulta-t-il ? Les Latins avec l’armée romaine arrivèrent à Antioche par ce qu’on appelle la « route rapide », sans s’occuper du pays qui s’étendait de part et d’autre; ils firent une tranchée près des remparts, y déposèrent leurs bagages, et se mirent à assiéger cette ville durant trois périodes lunaires. Les Turcs, épouvantés du sort qui les attendait, s’adressèrent au sultan du Chorassan et le supplièrent d’envoyer à leur secours assez de troupes pour renforcer les défenseurs d’Antioche et repousser les assiégeants latins.
Il y avait alors sur une tour un Arménien qui gardait le secteur de rempart dévolu à Bohémond. Comme il se penchait souvent, Bohémond l’amadoua; il le séduisit par de nombreuses promesses et le persuada de lui livrer la ville. « Quand tu voudras, lui dit l’Arménien, aussitôt que du dehors tu m’auras fait un signal, je te livrerai cette tour; seulement, soyez prêts, toi et tous les guerriers sous tes ordres, avec des échelles à votre disposition. Il ne suffit pas que toi seul sois prêt, mais il faut encore que toute l’armée se trouve sous les armes, pour que les Turcs épouvantés prennent immédiatement la fuite dès qu’ils vous auront vus monter et qu’ils auront entendu vos cris de guerre. »
Bohémond gardait donc pour lui l’idée qu’il venait d’avoir. Or, tandis que ces projets se mûrissaient ainsi, un individu survint disant qu’une immense multitude d’Agarènes était près d’arriver pour les attaquer sous le commandement du dénommé Kourpagan, chef du Chorassan. À cette nouvelle, Bohémond qui ne voulait pas remettre Antioche à Tatikios conformément aux serments précédemment faits au basileus, mais qui la convoitait pour lui, conçut un dessein perfide pour forcer Tatikios à s’éloigner malgré lui. Il alla donc le trouver en disant: « Je veux te révéler un secret: il y va de ton salut. Une nouvelle est arrivée aux oreilles des comtes, qui a bouleversé leurs âmes: ce serait le basileus qui aurait décidé le sultan à envoyer contre nous les hommes qui viennent du Chorassan. Les comtes en sont convaincus et ils complotent contre ta vie. Quant à moi, j’ai fait mon devoir en te prévenant du danger qui te menace; à toi désormais de pourvoir à ton salut comme à celui des troupes placées sous tes ordres. » Tatikios, considérant que la famine était grande (la tête de boeuf en effet se vendait jusqu’à trois statères d’or), et désespérant aussi de prendre Antioche, s’en alla donc; il s’embarqua sur les vaisseaux romains qui mouillaient dans le port de Soudi et gagna Chypre.
Après son départ, Bohémond, qui gardait toujours secrète la promesse de l’Arménien et qui se nourrissait de belles espérances en se réservant pour lui-même la seigneurie d’Antioche, s’adressa aux comtes: « Vous voyez depuis combien de temps déjà nous avons peiné ici sans avoir obtenu le moindre avantage jusqu’à présent; nous sommes au contraire tout près de mourir de faim pour rien, à moins que ne se trouve un moyen d’opérer notre salut. » Comme les autres demandaient quel il pourrait bien être, il répondit: « Toutes les victoires, Dieu ne les accorde pas aux chefs par les armes, et ce n’est pas toujours en combattant que de tels succès s’obtiennent; mais ce que la mêlée ne procure pas, souvent la parole l’obtient, et grâce à des manoeuvres empreintes d’amitié et de confiance, de plus grands trophées ont été dressés. C’est pourquoi ne gaspillons pas en vain notre temps, mais plutôt hâtons-nous avant l’arrivée de Kourpagan d’accomplir un acte intelligent et courageux pour réaliser notre salut; que chacun de nous s’ingénie à gagner le barbare qui lui est opposé dans son secteur. Et si vous voulez, mettons que la récompense du premier qui aura réussi cette affaire, sera d’être le gouverneur de cette ville, jusqu’à ce que vienne celui qui doit la recevoir de nous au nom de l’autocrator. Peut-être d’ailleurs, en agissant de la sorte, n’obtiendrons-nous même pas un résultat appréciable. »
Ainsi parla l’habile Bohémond, passionné du pouvoir, non pas tant dans l’intérêt des Latins et du bien général, que par l’ambition personnelle; ses calculs, ses paroles, ses ruses, ne manquèrent pas leur but comme on va le montrer plus bas. Tous les comtes approuvèrent donc sa proposition et se mirent à l’oeuvre. Au lever du jour, Bohémond se rendit aussitôt à la tour, et l’Arménien, conformément à leurs conventions, lui ouvrit les portes. Bohémond sur le champ bondit au sommet, plus vite qu’on ne peut le dire, avec ceux qui le suivent, et assiégés et assaillants le voient aux créneaux de la tour commander aux trompettes de sonner le signal du combat. On put assister alors à un spectacle étrange: les Turcs, pris de panique, s’enfuirent aussitôt par la porte opposée, et il ne resta des leurs qu’un petit nombre de guerriers courageux pour défendre la citadelle; les Celtes montèrent du dehors par des échelles sur les pas de Bohémond et occupèrent tout de suite la ville d’Antioche. Tancrède avec un détachement de Celtes s’élança immédiatement à la poursuite des fuyards, parmi lesquels il y eut beaucoup de tués et de blessés. »
Anne Comnène, Alexiade, Paris, Les Belles Lettres, 1945, livre XI, pp. 19-22