La prise de Jérusalem (1099)
« C’était le sixième jour de la semaine et la neuvième heure de la journée. Il semble que ce moment fut choisi par Dieu même, puisque à pareil jour et à pareille heure, le Seigneur avait souffert dans la même ville pour le salut du monde (…).
Le duc [Godefroy de Bouillon] et tous ceux qui étaient entrés avec lui s’étant réunis, couverts de leurs casques et de leurs boucliers, parcouraient les rues et les places, le glaive nu, frappant indistinctement tous les ennemis qui s’offraient à leurs coups, et n’épargnant ni l’âge ni le rang. On voyait tomber de tous côtés de nouvelles victimes, les têtes détachées des corps s’amoncelaient çà et là, et déjà l’on ne pouvait passer dans les rues qu’à travers des monceaux de cadavres (…). Dès qu’ils furent parvenus sur les remparts, ils allèrent ouvrir la porte du Midi, qui se trouvait près de là, et tout le peuple chrétien pénétra facilement par ce nouveau côté. L’illustre et vaillant comte de Toulouse entra dans la place (…).
Les autres princes, après avoir mis à mort dans les divers quartiers de la ville tous ceux qu’ils rencontraient sous leurs pas, ayant appris qu’une grande partie du peuple s’était réfugiée derrière les remparts du Temple, y coururent tous ensemble, conduisant à leur suite une immense multitude de cavaliers et de fantassins, frappant de leurs glaives tous ceux qui se présentaient, ne faisant grâce à personne, et inondant la place du sang des infidèles. Ils accomplirent ainsi les justes décrets de Dieu, afin que ceux qui avaient profané le sanctuaire du Seigneur par leurs actes superstitieux, le rendant dès lors étranger au peuple fidèle, le purifiassent à leur tour par leur propre sang, et subissent la mort dans ce lieu même en expiation de leurs crimes. On ne pouvait voir cependant sans horreur cette multitude de morts, ces membres épars jonchant la terre de tous côtés, et ces flots de sang inondant la surface du sol (…). On dit qu’il périt dans l’enceinte même du Temple environ dix mille ennemis sans compter tous ceux qui avaient été tués de tous côtés (…).
Chacun s’emparait à titre de propriété perpétuelle de la maison dans laquelle il était entré de vive force et de tout ce qu’il y trouvait ; car avant même qu’ils se fussent emparés de la ville, les croisés étaient convenus entre eux qu’aussitôt qu’ils s’en seraient rendus maîtres, tout ce que chacun pourrait prendre pour son compte lui serait acquis, et qu’il le posséderait à jamais et sans trouble en toute propriété. Après ces premières dispositions, les princes déposèrent les armes, changèrent de vêtements, purifièrent leurs mains, et, marchant pieds nus, le cœur rempli d’humilité et de contrition, ils se mirent en devoir de la plus grande dévotion, poussant des gémissements, versant des larmes, embrassant tous les objets de leurs pieux hommages et élevant vers le ciel leurs profonds soupirs. »
D’après Guillaume de Tyr (XIIe siècle).
« Les Francs, qui avaient essayé sans succès de prendre la ville d’Acre, se portèrent vers Jérusalem et l’assiégèrent pendant plus de quarante jours. Ils élevèrent deux tours contre la ville, l’une était du côté de la montagne de Sion. Les musulmans y mirent le feu et tuèrent tous les chrétiens qui s’y trouvaient. Mais au moment où la tour finissait de brûler, un homme accourut pour leur annoncer que la ville venait d’être envahie du côté opposé.
La Ville sainte fut prise du côté du nord, dans la matinée du vendredi 22 du mois de Shaban [15 juillet]. Aussitôt la foule prit la fuite. Les Francs restèrent une semaine dans la ville, occupés à massacrer les musulmans. Une troupe de musulmans s’était retirée dans le mirhab de David, et s’y était fortifiée. Elle se défendit pendant trois jours. Les Francs ayant offert de les recevoir à capitulation, ils se rendirent et eurent la vie sauve ; on leur permit de sortir pendant la nuit et ils se retirèrent à Ascalon. Les Francs massacrèrent plus de 70 000 musulmans dans la mosquée al-Aqsâ : parmi eux on remarquait un grand nombre d’imams, de savants, et de personnes d’une vie pieuse et mortifiée – qui avaient quitté leur patrie pour venir prier dans ce noble lieu. Les Francs enlevèrent d’al-Sakra plus de quarante lampes d’argent, chacune du poids de 3 000 dirhams. Ils y prirent aussi un grand lampadaire d’argent qui pesait 40 ratls de Syrie, ainsi que 150 lampes d’une moindre valeur. Le butin fait par les Francs était immense.
Les personnes qui avaient quitté la Syrie arrivèrent à Bagdad au mois du Ramadân [fin juillet-début août] avec le cadi Abû sa’d. Elles se présentèrent au diwân et y firent un récit qui arracha des larmes de tous les yeux. La douleur était dans les cœurs. Ces personnes, le vendredi qui suivit leur arrivée, restèrent dans la grande mosquée, invoquant la miséricorde divine. Elles pleuraient, et le peuple entier pleurait avec elles ; elles racontèrent les malheurs qui avaient frappé les musulmans de nobles et vastes contrées : le massacre des hommes, l’enlèvement des femmes et des enfants, et le pillage des propriétés. Telle était la douleur générale qu’on ne songea plus à l’observation du jeûne (…).
Les princes n’étaient pas d’accord ensemble. Voilà pourquoi les Francs se rendirent maîtres du pays. »
Ibn al-Athîr, Kamel-Altevarykh, présenté et traduit dans Recueil des historiens des croisades, historiens orientaux, t. I, Paris, Imprimerie nationale, 1872, pp. 197-201
« Et nous, exultant d’allégresse, nous parvînmes jusqu’à la cité de Jérusalem, le mardi, huit jours avant les ides de juin, et nous l’assiégeâmes admirablement. Robert de Normandie l’assiégea du côté nord, près de l’Église du premier martyr saint-Étienne, à l’endroit où il fut lapidé pour le nom du Christ; à sa suite, était Robert, comte de Flandres. À l’ouest, ce furent le duc Godefroi et Tancrède qui l’assiégèrent. Le comte de Saint-Gilles l’assiégea au midi, sur la montagne de Sion, vers l’église de sainte Marie, mère de Dieu, où le Seigneur célébra la Cène avec ses disciples.
Le troisième jour, Raimond Pilet et Raimond de Turenne et plusieurs autres, désireux de combattre, se détachèrent de l’armée. Ils rencontrèrent deux cents Arabes, et ces chevaliers du Christ bataillèrent contre ces incrédules: Dieu aidant, ils eurent le dessus, en tuèrent un grand nombre et saisirent trente chevaux.
Le lundi, nous attaquâmes vigoureusement la ville, avec un tel élan que, si les échelles avaient été prêtes, la ville tombait en notre puissance. Cependant, nous détruisîmes le petit mur et nous appliquâmes une échelle au mur principal; nos chevaliers y montaient et frappaient de près les Sarrasins et les défenseurs de la ville à coups d’épées et de lances. Beaucoup des nôtres, mais encore plus des leurs, y rencontrèrent la mort. Pendant ce siège, nous ne pûmes trouver de pain à acheter pendant l’espace de dix jours, jusqu’à la venue d’un messager de nos navire, et nous fûmes en proie à une soif si ardente qu’en éprouvant les plus grandes frayeurs, nous faisions jusqu’à six milles pour abreuver nos chevaux et nos autres bêtes. La fontaine de Siloé, située au pied de la montagne de Sion, nous réconfortait, mais l’eau était vendue parmi nous beaucoup trop cher. (…)
Pendant le siège, nous endurâmes le tourment de la soif à un point tel que nous cousions des peaux de boeufs et de buffles dans lesquelles nous apportions de l’eau pendant l’espace de six milles. L’eau que nous fournissaient de pareils récipients était infecte et, autant que cette eau fétide, le pain d’orge était pour nous un sujet quotidien de gêne et d’affliction. Les Sarrasins, en effet, tendaient secrètement des pièges aux nôtres en infectant les fontaines et les sources; ils tuaient et mettaient en pièces tous ceux qu’ils trouvaient et cachaient leurs bestiaux dans des cavernes et des grottes.
Nos seigneurs étudièrent alors le moyen d’attaquer la ville à l’aide de machines, afin de pouvoir pénétrer pour adorer le sépulcre de notre Sauveur. On construisit deux châteaux de bois et pas mal d’autres engins. Le duc Godefroi établit un château garni de machines et le comte Raimond fit de même. Ils se faisaient apporter du bois des terres lointaines. Les Sarrasins, voyant les nôtres construire ces machines, fortifiaient admirablement la ville et renforçaient les défenses des tours pendant la nuit.
Puis nos seigneurs, ayant reconnu le côté le plus faible de la cité, y firent transporter dans la nuit du samedi notre machine et un château de bois: c’était à l’est. Ils les dressèrent au point du jour, puis ils préparèrent et garnirent le château le dimanche, le lundi et le mardi. Dans le secteur sud, le comte de Saint-Gilles faisait réparer sa machine. À ce moment, nous souffrîmes tellement de la soif qu’un homme ne pouvait, contre un denier, avoir de l’eau en quantité suffisante pour éteindre sa soif.
Le mercredi et le jeudi, nous attaquâmes fortement la ville de tous les côtés, mais avant que nous la prissions d’assaut, les évêques et les prêtres firent décider par leurs prédications et leurs exhortations que l’on ferait en l’honneur de Dieu une procession autour des remparts de Jérusalem et qu’elle serait accompagnée de prières, d’aumônes et de jeûnes.
Le vendredi, de grand matin, nous donnâmes un assaut général à la ville sans pouvoir lui nuire; et nous étions dans la stupéfaction et dans une grande crainte. Puis, à l’approche de l’heure à laquelle Notre-Seigneur Jésus-Christ consentit à souffrir pour nous le supplice de la croix, nos chevaliers postés sur le château se battaient avec ardeur, entre autres le duc Godefroi et le comte Eustache son frère. À ce moment, l’un de nos chevaliers, du nom de Liétaud, escalada le mur de la ville. Bientôt, dès qu’il fut monté, tous les défenseurs de la ville s’enfuirent des murs à travers la cité et les nôtres les suivirent et les pourchassèrent en les tuant et les sabrant jusqu’au temple de Salomon, où il y eut un tel carnage que les nôtres marchaient dans leur sang jusqu’aux chevilles.
De son côté, le comte Raimond, placé au midi, conduisit son armée et le château de bois jusqu’auprès du mur. Mais entre le château et le mur s’étendait un fossé, et l’on fit crier que quiconque porterait trois pierres dans le fossé aurait un denier. Il fallut pour le combler trois jours et trois nuits. Enfin le fossé rempli, on amena le château contre la muraille. À l’intérieur, les défenseurs se battaient avec vigueur contre les nôtres en usant du feu et des pierres. Le comte, apprenant que les Francs étaient dans la ville, dit à ses hommes: « Que tardez-vous? Voici que tous les Français sont déjà dans la ville. »
L’amiral qui commandait la Tour de David se rendit au comte et lui ouvrit la porte à laquelle les pèlerins avaient coutume de payer tribut. Entrés dans la ville, nos pèlerins poursuivaient et massacraient les Sarrasins jusqu’au temple de Salomon, où ils s’étaient rassemblés et où ils livrèrent aux nôtres le plus furieux combat pendant toute la journée, au point que le temple tout entier ruisselait de leur sang. Enfin, après avoir enfoncé les païens, les nôtres saisirent dans le temple un grand nombre d’hommes et de femmes, et ils tuèrent ou laissèrent vivant qui bon leur semblait. Au-dessus du temple de Salomon s’était réfugié un groupe nombreux de païens des deux sexes, auxquels Tancrède et Gaston de Béarn avaient donné leurs bannières. Les croisés coururent bientôt par toute la ville, raflant l’or, l’argent, les chevaux, les mulets et pillant les maisons, qui regorgeaient de richesses.
Puis, tout heureux et pleurant de joie, les nôtres allèrent adorer le Sépulcre de notre Sauveur Jésus et s’acquittèrent de leur dette envers lui. Le matin suivant, les nôtres escaladèrent le toit du temple, attaquèrent les Sarrasins, hommes et femmes, et, ayant tiré l’épée, les décapitèrent. Quelques-uns se jetèrent du haut du temple. À cette vue, Tancrède fut rempli d’indignation.
Alors, les nôtres décidèrent en conseil que chacun ferait des aumônes et des prières, afin que Dieu élût celui qu’il voudrait pour régner sur les autres et gouverner la cité. On ordonna aussi de jeter hors de la ville tous les Sarrasins morts, à cause de l’extrême puanteur, car toute la ville était presque entièrement remplie de leurs cadavres. Les Sarrasins vivants traînaient les morts hors de la ville, devant les portes et en faisaient des monceaux aussi hauts que des maisons. Nul n’a jamais vu un pareil carnage de la gent païenne: des bûchers étaient disposés comme des bornes et nul, si ce n’est Dieu, ne sait leur nombre. Le comte Raimond fit conduire l’amiral et ses compagnons jusqu’à Ascalon, où ils arrivèrent sains et saufs. »
Traduction prise dans Anonyme, édité et traduit par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions « Les Belles Lettres « , 1964 (1924), pp. 195-207
Récit d’un chrétien
« Tous les défenseurs de la ville s’enfuirent des murs à travers la cité et les nôtres les suivirent et les pourchassèrent en les tuant et en les sabrant jusqu’au temple de Salomon, la mosquée al-Aqsa, où il y eut un tel carnage que les nôtres marchaient dans le sang jusqu’aux chevilles (…). Les croisés coururent bientôt par toute la ville, raflant l’or, l’argent les chevaux, les mulets et pillant les maisons qui regorgeaient de richesses. »
Histoire anonyme de la première croisade (v. 1106)
Récit d’un musulman
« Jérusalem, la ville sainte, fut prise du côté nord dans la matinée du 15 juillet (…). Les Francs restèrent une semaine dans la ville, occupés à passer les musulmans au fil de l’épée (…). Ils massacrèrent plus de soixante-dix mille personnes dans la mosquée Al-Aqsa, parmi lesquelles une grande foule d’imams et de docteurs musulmans, de dévots et d’ascètes qui avaient quitté leur pays pour venir vivre en une pieuse retraite dans ces lieux saints. »
Ibn Al-Atyhir, Somme des Histoires (1231)
harangue les croisés en 1095
« Entrée des Francs dans la ville sainte. Jérusalem était comprise dans les États de Tadj-eddaulé Totosh, qui en avait fait cession à Socman, fils d’Ortok le Turcoman. Après la victoire remportée par les Francs devant Antioche et le massacre qu’ils y firent, la puissance des Turcs se trouva affaiblie et ils se dispersèrent. Les Égyptiens, voyant la faiblesse des Turcs, s’avancèrent en Syrie sous la conduite d’Afdhal, fils de Bedr-Aldjemal, et assiégèrent la ville. Dans ses murs se trouvaient Socman et Ilgaz, tous deux fils d’Ortok. Les Égyptiens mirent en jeu plus de quarante machines et renversèrent plusieurs parties des murailles. Mais les habitants opposèrent une vive résistance et le siège dura plus de quarante jours. À la fin, au mois de shaban de l’année 489, la ville se rendit. Afdhal usa de générosité envers Socman et Ilgazy, ainsi qu’à l’égard des personnes qui s’étaient jointes à eux. Il leur fit de grands présents et les laissa aller en liberté. Ils se rendirent à Damas et traversèrent ensuite tout l’Euphrate. Socman s’établit dans la ville d’Édesse. Quant à Ilgazy, il passa en Irak. Le vizir égyptien confia le gouvernement de Jérusalem à un émir connu sous le nom d’Iftikhar-eddaulé. Cet émir se trouvait dans la ville sainte quand les Francs arrivèrent devant ses murailles. Comme ils avaient essayé sans succès de prendre la ville d’Acre, ils se portèrent vers Jérusalem et l’assiégèrent pendant plus de quarante jours. Ils élevèrent deux tours contre la ville; l’une était du côté de la montagne de Sion. Les Musulmans y mirent le feu et tuèrent tous les Chrétiens qui s’y trouvaient. Mais au moment où la tour finissait de brûler, un homme accourut pour leur annoncer que la ville venait d’être envahie du côté opposé. La ville sainte fut prise du côté nord, dans la matinée du 22 du mois de shaban. Aussitôt, la foule prit la fuite. Les Francs restèrent une semaine dans la ville, occupés à massacrer les Musulmans. Une troupe de Musulmans s’était retirée dans le Mirhab de David et s’y était fortifiée. Elle se défendit pendant trois jours. Les Francs ayant offert de les recevoir à la capitulation, ils se rendirent et eurent la vie sauve. On leur permit de sortir pendant la nuit et ils se retirèrent à Ascalon. Les Francs massacrèrent plus de soixante-dix mille Musulmans dans la mosquée al-Aqsa. Parmi eux, on remarquait un grand nombre d’imams, d’oulémas et de personnes menant une vie pieuse et austère qui avaient quitté leur patrie pour venir prier dans ce noble lieu. Les Francs enlevèrent de la chapelle de la Sakhra plus de quarante lampes d’argent, chacune d’un poids de trois mille six cent dirhems. Ils y prirent aussi un tennour d’argent qui pesait quarante ratls de Syrie ainsi que cent cinquante lampes de moindre grandeur. Le butin fait par les Francs était immense. »
Traduction prise dans Ghislain Brunel (dir.), Sources d’Histoire médiévale. IXe-milieu du XIVe siècle, Paris, Larousse, 1992, pp. 379-380