Quelques mots sur l’auteur…
Parmi ceux qui préparèrent les concours dans les années 1980-1990, beaucoup ont entendu parler du linguiste Régis Boyer (Reims, 1932-Saint-Maur-des-Fossés, 2017) et se souviennent principalement de la façon dont il pourfendait le terme exotiste « drakkar », daté de l’époque romantique mais certainement pas issu des langues parlées par ces marins-marchands-pillards scandinaves.
« […] ils parviennent à bon port, apparemment sans difficultés ! Mais enfin, la conjonction de la voile, de la quille profonde, de la rame et du gouvernail que l’on a décrits explique la rapidité, la souplesse, la maniabilité du bateau viking. Il était capable d’aller partout. On ajoutera qu’il se prêtait, pour les modèles les plus petits, au portage à dos d’équipage – ainsi sur certaines portions de la Route de l’Est – et que les Scandinaves savaient le déplacer, en terre ferme, sur des rondins qu’ils embarquaient au départ. Le fait qu’il se propulse indifféremment à la voile, à la rame, ou les deux ensemble, justifie ses déplacements par tous temps. Et ses nombreuses qualités techniques trouvent une illustration immédiate dans le fait qu’une bonne part du vocabulaire nautique français. anglais, irlandais, etc., est d’origine scandinave: beitiáss devient bitte, festr, fesse, húna, hune, höfudbenda, hauban, rif, ris, stag, estac, skip, esquif, snekkja, esnèque, etc.
Cela dit, il existait plusieurs types de bateaux vikings. Liquidons d’abord sans appel l’absurde et monstrueux mot français drakkar. Comme, en dépit de tout bon sens. il est en passe d’entrer définitivement dans notre langue, je préciserai qu’il ne se justifie pas d’un point de vue lexicologique, ni grammatical. J’ai parlé plus haut de la figure de proue. Il arrivait que ce fût une tête de dragon, vieux norois dreki, et que, par métonymie, l’on désignât le bateau par cette figure de proue. Donc : il embarqua sur son drekí (son dragon). Mais il est absolument impossible de passer de dreki à drakkar (avec ce premier a, ces deux k et cette terminaison). Le bateau viking type s’appelle knörr, avec de menues variantes de taille ou de destination: skeirl, snekkja, tennes plus généraux langskip (long bateau) ou hafskip (bateau de mer). S’i1 est plus petit, c’est une eikja (une sorte de petit bachot) ou une ferja (bachot plus large, voyez ferry). Un cotre est une skúta, une barque ou chaloupe, bátr. Semblent avoir été plus expressément réservées au transport de marchandises des nefs plus grosses et plus lourdes comme, outre la ferja déjà nommée, le byrdingr (idée de fardeau, byrdr), le kuggr (sur la cogue frisonne), terme d’ensemble kaupskip, bateau (skip) marchand. Le karfi, comme la skúta, pourrait avoir désigné un bateau à tout faire, en quelque sorte. Il arrive aussi que l’on caractérise ces esquifs par le nombre de leurs bancs de rameurs, soit sexoeringr (six-rames), tolfoeringr (douze-rames), fimtánsessa (quinze bancs de rameurs), etc. Les sagas le prouvent : d’une part, un bateau représentait une petite fortune – on s’associait souvent à plusieurs pour en financer la construction -, d’autre part, il faisait, légitimement dira-t-on, la fierté et l’admiration de tous. Des réussites comme le Long Serpent (Ormr inn Iangi) du célèbre roi norvégien Oláfr Tryggvason sont l’objet de descriptions et d’appréciations comme amoureuses »: il était, au demeurant, artistement sculpté et doré. Les techniciens modernes continuent de s’émerveiller devant ces splendeurs à la fois esthétiques et fonctionnelles. Un détail encore, qui doit absolument retenir l’attention. Les dimensions et les caractéristiques du knörr et de ses variantes le rendent impropre au transport de personnes en nombre – L’équipage moyen va de 40 à 70 hommes-, ainsi que de marchandises lourdes en grandes quantités. Il ne se prête qu’à l’embarquement d’objets de luxe, peu encombrants. Le lecteur voudra bien garder ce fait en mémoire. En outre, du fait des difficultés de sa réalisation technique, et donc de sa valeur marchande, il ne pouvait donner lieu à une fabrication « en série ». Les hyperboles irlandaises ou franques, sur les flottes immenses de vikings sont simplement impensables. Enfin, et c’est un point sur lequel on n’attire pas assez l’attention, la tapisserie de la reine Mathilde, à Bayeux, nous le prouve, les vikings embarquaient volontiers des chevaux. »
Régis Boyer, Les vikings, Plon, 1992, p. 88-90.