Portrait du second monarque alaouite, le sultan Moulay Ismaïl (1672-1727), par un ambassadeur français.

« (…) Mais pour reprendre l’idée du portrait que j’ai commencé du roi du Maroc et pour le continuer, je dirai qu’il est âgé de 40 à 50 ans, basané, maigre et d’un poil noir qui commence à grisonner ; que sa taille est médiocre, son visage ovale, ses joues enfoncées, aussi bien que ses yeux qui sont noirs et pleins de feu ; que le nez est petit et aquilin, le menton pointu, les lèvres grosses et la bouche assez bien proportionnée ; qu’il est avare et cruel jusqu’à l’excès, qu’il n’y a presque rien dont l’intérêt et l’avidité d’argent ne le rendent capable et qu’il aime si fort répandre le sang par lui-même que l’opinion commune est que depuis vingt ans qu’il règne, il faut qu’il ait fait mourir de sa propre main plus de vingt mille personnes.

Ce que je pourrais d’autant mieux présumer ou confirmer que j’en ai compté jusqu’à quarante-sept qu’ils a tués pendant vingt et un jours que j’ai passés dans sa cour. Il n’eut pas même honte de paraître devant moi dans la dernière audience qu’il me donna tout à cheval à la porte de ses écuries et ayant encore les habits de son bras droit teints du sang de deux de ses principaux Noirs dont il venait de faire l’exécution à coups de couteau. (…)

On dit cependant que ce prince est assez traitable hors de ses emportements et dans ses entretiens familiers, mais il est sujet à des caprices violents et d’autant plus dangereux qu’ils sont toujours voilés du manteau de la religion dont il affecte de paraître exact observateur (…).

Il ne s’attache qu’à se faire craindre de ses sujets et se soucie très peu de s’en faire aimer. Aussi ne l’approchent-ils tous qu’en tremblant et par devoir, mais jamais par inclination et d’autant plus qu’on ne se présente point devant lui sans ordre ou permission ou présent.

Il a beaucoup d’esprit et de valeur. Il est actif, infatigable et fort adroit à tous les jeux et courses de lances et de chevaux. (…)

(…) Il est fort adonné aux femmes et en tient près de quatre cents dans son alcassave [harem] pour son usage, car outre cela il y en a environ cinq cents autres pour les servir. Il en a cent dix-huit enfants mâles vivants, sans les filles qu’on ne compte pas et dont le nombre se monte bien à deux cents. Il ne prend de ses concubines qu’il change souvent que les garçons et leur laisse les filles sans leur donner même de quoi les nourrir.

De toutes ces femmes il n’en a épousé que quatre, sa loi n’en permettant pas davantage. Les autres sont ses concubines et ses esclaves. Il est entièrement gouverné par une de ses femmes qui est noire et n’a aucun trait de beauté. Elle est mère de celui de ses enfants qu’il semble se destiner pour successeur et qu’il fait appeler Moulay Zidane. (…)

Il est absolu dans ses États et il se compare souvent à l’empereur de France qu’il dit être le seul qui sache régner comme lui et faire une loi de sa volonté. (…) Il traite tous les autres princes chrétiens de dépendants et il n’en parle qu’avec mépris. (…) »

« (…) Les [Noirs], quoique ses esclaves, sont tous les confidents et les exécuteurs ordinaires de ses ordres. Ils le sont avec une manière si impérieuse et si absolue que les alcades même les plus puissants tremblent à la vue du moindre d’entre eux.

Quand il va à la guerre, il en a toujours dans son armée sept à huit mille tant de pieds que de cheval. Ce sont ses meilleurs soldats. Ils combattent toujours près de sa personne avec des armes à feu. Il donne les gouvernements des places ou les principales charges de l’armée à ceux qui s’y distinguent le plus.

Le roi du Maroc fait de temps en temps un amas de ces Noirs, qu’il fait acheter ou enlever par force ou par ruse de leur pays et il les marie et les envoie avec quelques bestiaux dont il leur donne le soin et le profit dans divers lieux inhabités où il en fait comme une pépinière pour s’en servir au besoin. (…) »

« (…) Les seuls voisins du roi du Maroc du côté de terre sont les Nègres d’une part et les Algériens de l’autre. Il n’y a rien de craindre de ces premiers (…). Il n’est pas dans la même tranquillité du côté des Algériens, dont la valeur et la facilité d’entrer dans son pays le tiennent dans une continuelle défiance. (…) Il les hait au moins autant que les Chrétiens auxquels même il les compare toujours à cause de la différence qui se trouve dans les croyances sur laquelle il traite aussi les Turcs d’hérétiques (…) »

« (…) Quant au commerce, celui qui se fait dans ses royaumes est comme partout ailleurs également avantageux aux négociants, tant du dehors que du dedans. Ce prince encore plus attaché à ses propres intérêts qu’à ceux de ses peuples connaît si bien l’utilité particulière qu’il en retire dans ses douanes que quelles que soient son antipathie et sa prévention de religion contre les Chrétiens et quelque guerre qu’il ait avec eux, il ne laisse pas de tolérer le leur et de mettre toute adresse en usage pour se l’attirer de manière qu’en tout temps il y a dans ses villes maritimes toutes sortes de nations. (…)

Le dixième de toutes les marchandises qui entrent dans ces royaumes et toutes celles qui en sortent est le droit que ce roi y a imposé et qui lui procure un revenu considérable. (…)

Ce sont (…) les Juifs et les Chrétiens qui font tout le commerce en ce pays et principalement celui du dehors, auquel les Maures ne s’adonnent point.

Salé et Tétouan sont les endroits du plus grand abord et d’où les marchandises sortent plus facilement. (…)

La ville de Fez est comme le magasin général de toute la Barbarie. C’est là que se tiennent les meilleurs négociants et le plus grand nombre de Juifs qui se monte à plus de cinq mille. Ils achètent tout ce qui vient d’Europe et du Levant et le répartissent dans les provinces, d’où ils retirent aussi ce qu’elles produisent pour en négocier dans les villes maritimes. (…)

(…) Le roi du Maroc est si persuadé de l’utilité de son commerce et en est si jaloux qu’il est constant qu’un des meilleurs moyens d’abaisser son orgueil et de le mettre à la raison serait d’empêcher celui des autres nations ou de le traverser d’une manière à les en dégoûter. (…) »

François PIDOU DE SAINT-OLON, État présent de l’empire de Maroc [1694]. Édition établie, annotée et préfacée par Xavier GIRARD. Paris, Mercure de France, 2002.

PROCLAMATION DU SULTAN MOULAY SLIMANE (Sulayman) PAR LES HABITANTS DE FÈS AU MAROC (1792)

« (…) Louange à Dieu qui a fait du khalifat le trait d’union entre la religion et les affaires de ce monde, qui lui a donné le rang le plus élevé, (…) qui a établi par lui l’unité des coeurs de ses serviteurs, citadins ou campagnards (…), qui, par lui, veille aux affaires des créatures et à l’exécution des lois sacrées, des défenses et des jugements (…). Si Dieu n’avait pas soutenu les hommes les uns par les autres, l’univers eût été livré à la corruption. Mais Dieu est plein de bonté pour le monde. Une des marques de sa miséricorde est la création des rois et l’établissement des routes, car s’il livrait les hommes à l’anarchie, ceux-ci s’entredévoreraient et ce serait la ruine ; sans le Khalifat, nous n’aurions point de sécurité sur les chemins, et le fort dévaliserait le faible.

Dieu (…) ayant décidé que le trépas inéluctable devait atteindre celui qui avait la charge du pouvoir immense, (…) la population a dû faire le choix d’un imâm [chef religieux = titre du calife] (…). Préoccupées de savoir qui elles appelleraient à ces hautes fonctions et suivrait envers elles la voie droite, leurs bonnes pensées et leurs imaginations se sont livrées à la réflexion. La bonne direction, et la protection divine leur ont indiqué (…) Aboûrrâbi Moûlâna Slîmâne [Sulayman sultan du Maroc de 1792 à 1822] fils du Prince des Croyants Moûlâna Mohammed [Mohammed III sultan de 1757 à 1790], fils du Prince des Croyants Moûlâna Abdallâh [Abdallah IV sultan de 1745 à 1757], fils du Prince des Croyants Moûlâna Ismäîl [Ismail sultan de 1672 à 1727)], fils de Moûlâna Echchérîf [Moulay Ali Chérif sultan de 1631 à 1635]. (…)

Que ce pays soit félicité d’avoir remis ses destinées entre les mains de celui qui le protégera, épargnera son rang, terrassera ses ennemis, repoussera ses agresseurs, soutiendra la loi sainte et restaurera ses fondements, annoncera la vérité et en précisera le sens ! Dieu le secoure et secoure par lui ! Qu’il le fasse triompher de l’hérésie et de l’erreur et (…) qu’il maintienne le Khalifat dans sa famille jusqu’au jour du jugement dernier. (…)

Le 18 du mois sacré de rejeb de l’année 1206 [12 mars 1792], de l’hégire de l’Élu, sur lui soient les meilleurs prières et le salut le plus pur ! (…) ».

Rapporté par Lucette VALENSI, Le Maghreb avant la prise d’Alger (1790-1830). Paris, Flammarion, coll. « Questions d’histoire », 1969.