Le Proche-Orient à l’avènement de Zengî

« Au moment où Zengî prit possession des provinces, les Francs avaient étendu leurs conquêtes, multiplié leurs armées, répandu la crainte, établi la tyrannie, manifesté leur malice, dévoilé leur méchanceté, excité leur convoitise et porté leurs invasions dans les terres de l’islamisme. Enhardis par la faiblesse des musulmans, ils ne cessaient de les attaquer, les persécutaient de toutes les manières, les inquiétaient, les tourmentaient, les exterminaient. Les étincelles de leur cruauté s’étaient répandues dans les contrées, et les peuples étaient environnés de leurs violences et en proie à leurs ravages. Les étoiles du bonheur de l’islamisme s’étaient abaissées sous l’horizon et le ciel de sa gloire s’était fendu ; le soleil de ses destinées se cachait dans les nuages ; les drapeaux de l’infidélité se déployaient sur les provinces musulmanes et les victoires de l’impiété accablaient les disciples de la foi.

L’empire des Francs s’étendait à cette époque depuis Mârdîn et Chaikatan en Mésopotamie jusqu’à al-Arîch sur les frontières d’Égypte; et, de toutes les provinces de Syrie, Alep, Homs, Hama et Damas avaient pu seules se soustraire à leur joug. Leurs troupes s’avançaient dans le Diyâr Bakr jusqu’à Amid, sans laisser en vie ni adorateurs de Dieu, ni ennemis de l’erreur, et dans la Djâzira jusqu’à Ra’s al-‘Âm et Nisibe, sans laisser aux habitants ni effets ni argent. En ce qui concerne les musulmans de Raq’a et de Harran, ils étaient exposés à l’oppression et à la faiblesse, victimes de la barbarie et de la violence. Chaque jour les Infidèles machinaient leur perte, troublaient leur repos, les jetaient dans la misère. Enfin, ils les réduisaient à invoquer la mort et le trépas et à envier le sort de ceux qui reposent dans les tombeaux. Hormis Rabba et le désert, les chemins qui mènent à Damas étaient infestés de leurs brigandages. Les marchands et les voyageurs étaient obligés de s’enfoncer dans les précipices et les solitudes, en proie à la lassitude, à la fatigue, à la douleur, ou bien de mettre leur fortune et leur vie à la merci des Arabes.

Le mal s’accrut et la chose en vint au point que les Infidèles imposèrent un tribut et des taxes à toutes les villes voisines, à quoi celles-ci se soumirent pour se préserver de leurs dévastations. Non contents de cela, ils envoyaient à Damas visiter les esclaves exposés au marché. S’il s’en trouvait de Grecs, d’Arméniens, en un mot de chrétiens d’origine, ils leur donnaient le choix de rester esclaves ou de retourner dans leur patrie, au sein de leur famille, au milieu de leurs frères. Ceux donc qui voulaient rester en étaient les maîtres ; et ceux qui voulaient s’en aller, les Francs les prenaient avec eux. En faut-il davantage pour donner une idée de la faiblesse et de l’abaissement des musulmans, de la puissance et de l’orgueil des Infidèles ! Quant à Alep, ils avaient leur part des revenus de son territoire jusqu’au moulin situé à la Porte des Jardins, à vingt pas seulement de la ville. Pour le reste de la Syrie, la situation des habitants était encore plus déplorable. »

Ibn al-Athîr[149], Histoire des atabegs de Mossoul. Cité et annoté par M. Balard, A. Demurger, P. Guichard dans Pays d’Islam et monde latin Xe-XIIIe siècles. Hachette, Paris, 2000