Le problème des limites chronologiques et géographiques

« Il paraît difficile de nier le caractère « occidental » de la Révolution. Comment en marquer les limites, dans le temps et dans l’espace ?

La date initiale est assez facile à déterminer. Si 1750, avec la publication de l’Encyclopédie et 1762, avec le Contrat social, marquent le début du grand mouvement d’idées qui devait amener la Révolution, celui-ci ne se traduisit pas, dans les faits, avant 1767-1768 : c’est en 1768 que le conflit entre les colonies d’Amérique et la métropole commence à prendre l’allure d’une révolte, et c’est en 1768 que les « natifs », à Genève, [catégorie juridique de personnes nées à Genève sans y avoir les droits de la bourgeoisie, trop pauvre pour acheter la bourgeoisie] obtiennent de l’oligarchie une première et timide concession. On pourrait objecter que la révolution américaine, et toute la révolution occidentale, procèdent aussi de tout le mouvement d’idées qui a commencé en Europe avec la Réforme et la Renaissance. En fait, quatre-vingts ans de calme séparent la révolution anglaise de 1688 et le mouvement révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle. Sans doute, la révolution britannique et tout l’effort de réflexion politique qu’elle provoqua, ont-ils joué un grand rôle dans l’éclosion du mouvement « philosophique » et par là, se relient-ils à la révolution « occidentale ». Mais il s’agit d’un phénomène précurseur et nettement différent.

S’il est relativement facile de déterminer la date initiale du mouvement révolutionnaire, il est plus difficile de préciser l’époque de sa fin. Il est évident que, 1799, terme de ce volume, ne marque pas celui de la Révolution. Les Anglais ont toujours considéré, non sans raison, que Napoléon avait, par d’autres moyens et avec d’autres buts, continué à propager la révolution en Europe. 1815 alors ? Mais la révolution des colonies espagnoles d’Amérique, commencée ne 1810, ne se termine, avec la reconnaissance de leur indépendance, qu’en 1825. Mais les guerres pour l’indépendance des peuples des Balkans commencées dès 1810, et provisoirement arrêtées par la reconnaissance du royaume de Grèce en 1829 ne ressortissent-elles pas au même mouvement révolutionnaire ? Et la Révolution de 1830, elle-même, n’est-elle pas un retour de flamme de ce même mouvement dans les pays de l’Europe occidentale ? En fait, on ne trouve une coupure vraiment nette qu’en 1848-9. La Révolution de 1848 a deux visages. Par ses origines immédiates, elle est issue, comme les révolutions du XVIIIe siècle, d’une crise de subsistances due à des cataclysmes météorologiques, et elle atteint tous les pays d’Europe qui ont été touchés par le mouvement révolutionnaire cinquante ans plus tôt. Mais, élément nouveau, on voit intervenir dans cette révolution, pour la première fois, les masses ouvrières, que les transformations industrielles ont concentrées dans les grandes capitales ou sur les bassins miniers. De nouveaux problèmes sont posés par cette apparition du prolétariat., Karl Marx propose, au seuil de l’année 1848, des idéaux différents aux masses prolétariennes. La Révolution de 1848 clôt le cycle révolutionnaire ouvert quatre-vingts ans auparavant, mais en ouvre un autre qui, lui, trouvera son terrain d’élection non plus en Occident, mais en Orient, et prendra son essor en Russie, en 1905, et surtout en 1917.

Nous touchons ainsi au problème des limites géographiques de la révolution de la fin du XVIIIe siècle. Il est facile de désigner les pays qui n’ont pas été marqués par elle, ou qui n’ont été qu’effleurés ; la totalité de l’Afrique et de l’Asie ; en Europe, la Russie proprement dite et la partie turque de l’Empire ottoman. La Pologne, les pays balkaniques, n’ont eux-mêmes subi que de lointains contrecoups de cette révolution, qui a été axée essentiellement sur les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, l’Allemagne occidentale. Aussi, peut-on, sans trop en dénaturer le caractère, la qualifier d’ « occidentale », ou même « d’Atlantique », puisque ce sont les pays baignés par cet océan qui ont été le plus touchés par elle.

Georges Lefebvre a objecté qu’il préférerait les qualificatifs de « bourgeoise » ou de « capitaliste ». Il est vrai que la révolution du XVIIIe siècle a été menée partout par la bourgeoisie, et qu’elle a permis au régime capitaliste de s’installer ou de se développer. Mais sans l’aide des paysans, et des sans-culottes, le mouvement révolutionnaire n’aurait pas pu triompher. De sorte que l’épithète « bourgeoise » paraît bien restrictive. Par ailleurs il y eut, dans d’autres régions et à des époques différentes, d’autres révolutions bourgeoises et capitalistes, par exemple au Japon, en 1868, et en Chine, en 1911. A notre avis, l’expression « révolution occidentale » est celle qui suppose le moins d’option politique, celle qui correspond à la plus grande objectivité, à la vue la plus sereine de l’évolution historique. »

Jacques Godechot, Les révolutions (1770-1799), PUF, Paris, 1986, p. 292-294.