Musulmans, juifs et chrétiens
Le dialogue entre juifs, chrétiens et musulmans
« Les religions juive, chrétienne et musulmane sont cousines. Religions du Livre, nées dans un même bassin culturel, elles considèrent toutes trois Abraham comme leur ancêtre. Toutes trois proclament l’unicité et l’absolue transcendance de Dieu, font du respect de l’Autre un de leurs principes fondateurs, développent une éthique de la responsabilité individuelle et du soutien aux plus faibles, insistent sur l’importance de la spiritualité et espèrent l’émergence d’un monde meilleur. En faisa[n]t honnêtement le bilan, chacun pourrait s’apercevoir que ce qui les rapproche est bien plus important que ce qui les sépare. »
« Pourtant les lieux de conflit entre ces trois religions sont nombreux, et l’on ne peut s’empêcher de constater que les opinions publiques en sont de plus en plus affectées. Malheureusement, face au défi du dialogue interreligieux, on se sent encore bien désarmé. Ce dialogue n’a pour ainsi dire pas d’histoire, car ce n’est, au mieux, que depuis la seconde moitié du XXe siècle que l’on a commencé à en ressentir la nécessité profonde. Jusqu’au début des années 1960, dans l’Occident chrétien, il était difficile de rencontrer un théologien qui se fût interrogé sur la présence de ces « religions-sœurs » autrement que dans une perspective apologétique ou missionnaire. Pourquoi ?
Dans le sillage de deux guerres mondiales qui avaient laissé l’Europe exsangue, les chrétiens tournaient leur regard d’abord vers leur propre histoire. Comment cette Europe « chrétienne » avait-elle pu s’entre-déchirer de la sorte ? Le XXe siècle n’était-il pas, en fin de compte, l’aboutissement infernal d’un cycle qui avait pris son départ au XVIe siècle, avec les guerres de religion ? L’urgence était, pensait-on, à la réconciliation entre les Églises chrétiennes. Tout l’effort, toute la ferveur allèrent donc vers la construction d’un œcuménisme intra-chrétien. La fondation du Conseil œcuménique des Églises en 1948 et la tenue du Concile de Vatican II (1962-1965) en furent les fruits les plus visibles. Certes les retrouvailles entre les différentes composantes de la chrétienté n’aboutirent pas à la fusion institutionnelle que certains avaient espéré, mais le « climat » interconfessionnel s’en trouva durablement amélioré.
Curieusement, ce n’est que quinze ou vingt ans après la fin de la Deuxième Guerre que l’Europe – et ici, il faut parler à la fois des chrétiens et de la société civile – prit conscience, en profondeur, de l’autre catastrophe qui s’était produite pendant la guerre : l’extermination de la majorité des Juifs d’Europe, et pour tout dire, la quasi-destruction du judaïsme ashkénaze. La proclamation de l’État d’Israël en 1948, la parution de témoignages littéraires d’une densité rare (Anne Frank, Primo Levi notamment) et le procès d’Adolf Eichmann, en 1961-1962, contribuèrent sans doute à cette prise de conscience, mais si celle-ci prit une telle ampleur, c’est que l’Européen chrétien voyait un abîme s’ouvrir en lui. Peut-être – tel était le soupçon qui soudain s’emparait de son esprit – le génocide des Juifs ne se laissait-il pas expliquer simplement comme un des multiples crimes commis par les nazis. Peut-être Auschwitz participait-il, au contraire, d’une histoire séculaire et millénaire, celle du rejet des Juifs par les chrétiens, depuis les origines ? Dans ce cas c’est la vision même de la religion chrétienne comme religion d’amour qui risquait de se trouver invalidée. Et la religion juive, en revanche, dont on avait toujours le côté « étroit » et « légaliste », n’avait-elle pas été complètement méconnue ? À la lumière de cette prise de conscience et de ces remises en question fondamentales, on comprendra que le dialogue avec le judaïsme est devenu pour de nombreux chrétiens un besoin vital. Depuis les années 1960, ce dialogue a été poursuivi – notamment dans le cadre des Amitiés judéo-chrétiennes – avec une intensité et dans un esprit totalement nouveau. Il devenait évident, pour de larges milieux chrétiens, que le judaïsme non seulement n’était pas destiné à se fondre dans le christianisme, mais qu’à travers son autonomie même, il exerçait pour le christianisme une fonction incontournable. La rencontre avec le judaïsme au lendemain de la tragédie fut donc, pour le christianisme européen, la première expérience d’un vrai dialogue interreligieux.
Qu’en est-il de l’islam ? Là encore, le poids de l’histoire est bien lourd, même si cette histoire se présente de manière très différente de celle qui a opposé chrétiens et Juifs, ou musulmans et Juifs. De Poitiers à la guerre d’Irak, en passant par les Croisades, les Turcs, la colonisation de l’Afrique du Nord et la guerre de Palestine, l’islam et l’Occident ont souvent croisé le fer depuis plus d’un millénaire. Manifestement, l’inertie de l’Occident face à la tragédie palestinienne contribue chaque jour à la détérioration des relations entre islam et christianisme. L’apaisement n’est apparemment pas en vue. Par contre, les occasions de contact entre musulmans et chrétiens sont de plus en plus nombreuses, et l’islam est devenu, dans de nombreux pays d’Europe, la seconde religion. De son côté, le monde musulman reste travaillé par la confrontation avec la société occidentale. Pourtant, sur le plan de la rencontre en profondeur, par exemple dans le dialogue interreligieux, il faut bien avouer que le travail a encore été à peine ébauché. »
« (…)Les exposés ici réunis témoignent à la fois de la volonté ardente d’aboutir à une meilleure compréhension de l’autre et de la certitude qu’il en va là d’un enjeu vital. Mais ils révèlent aussi, souvent à leur corps défendant, à quel point l’entreprise est difficile. C’est à travers cette double détermination – entre désir et angoisse – que ces textes, paradoxalement, nous imprègnent de leur fraîcheur. Prononcées avant le 11 septembre 2001 mais rédigées et publiées après, ces conférences nous rappellent, en outre, que les données de la rencontre entre judaïsme, christianisme et islam ne relèvent pas du registre conjoncturel mais appartiennent au domaine de ce que Fernand Braudel a appelé la « longue durée ». »
« (…) Dans le dialogue entre judaïsme, christianisme et islam, le positionnement de chaque religion à l’intérieur de l’arbre généalogique commun est un argument constamment avancé. Chacune des trois a tendance à se considérer comme la quintessence des deux autres : le judaïsme parce qu’il se sait racine, l’islam parce qu’il se voit comme l’aboutissement, et le christianisme parce qu’il en exprimerait le secret. Cette rivalité fait figure d’aveu : en dépit des apparences, aucune des trois religions ne peut se passer des deux autres. Chacune a besoin des autres pour rendre compte de son identité propre.
Chaque religion, par ailleurs, plonge ses racines dans un contexte historique très différent, comme témoignent ses écritures canoniques, et cela a une portée sur la manière dont elle conçoit – même des siècles plus tard – le rapport entre communauté et société. Le judaïsme émerge d’un culte national devenu, dès le VIe siècle avant J.-C., religion d’une diaspora universelle. Son but est d’assurer la vie dans la fidélité à une tradition tout en s’accommodant des structures politiques les plus diverses. Le christianisme naît, sous l’Empire romain, d’un mouvement messianique qui est convaincu de la fin prochaine des structures du monde présent. Son souci premier n’est pas de construire un État ni de réformer l’Empire, mais de permettre aux fidèles de se préparer à la venue d’un Royaume de Dieu dont il sait qu’il n’est pas de ce monde. L’islam naissant cherche à réunir l’Arabie des villes et des tribus sous la bannière d’un Dieu unique en visant d’emblée l’établissement d’une société juste et harmonieuse. Il n’est donc pas étonnant que la tradition canonique de chacune de ces religions se focalise de manière différente sur les rapports entre individu, communauté et société.
Chaque religion de cette famille – cela fait partie de sa nature – prétend à la vérité. Elle regarde le monde à partir de son expérience propre et a tendance à juger les autres religions dans un cadre déterminé par sa conception de la vérité. Ce cadre prend donc une valeur absolue. Or, pour pouvoir réellement penser le tout et rendre justice à la diversité des croyances et des pratiques, on est obligé d’accepter les risques de se mettre à la place de l’autre et, donc, de se regarder de l’extérieur. C’est cette attitude, dans la mesure où elle semble relativiser l’absolu, qui pose sans cesse problème pour certaines orthodoxies. Il est important dès lors de découvrir le chemin qui permet, dans chacune des traditions, de s’ouvrir à cette démarche.
Un autre problème récurrent est celui de la relation entre le texte canonique et son interprétation. En lui-même, le texte, qu’il s’agisse de la Bible ou du Coran, est évidemment immuable, puisque sa canonisation a précisément pour but d’empêcher son altération. Dans chaque religion, il est source de doctrine et de loi. Et pourtant, même la lecture la plus « fondamentaliste » ne peut se dispenser de le contextualiser historiquement, de l’interpréter et de l’actualiser. Le regard interrogatif, donc critique, est pour chacun le seul moyen de tirer parti du texte, s’il veut en nourrir sa pensée ou sa pratique. En d’autres termes, le texte sacré doit, lui aussi, pouvoir être regardé de l’extérieur. Dans le contexte du dialogue interreligieux et interculturel, chacun des partenaires est amené à renouveler le regard qu’il porte sur son propre texte. Et ce regard renouvelé peut à son tour féconder la compréhension que l’on a de soi et de l’autre.
Une dernière question transversale porte sur le poids respectif du passé et de l’avenir dans chacune des trois religions. Comme nous l’avons vu, la vision de l’autre est déterminée très largement par le rôle qui lui est attribué dans l’histoire. Dans ce contexte, l’énumération des reproches prend généralement plus de place que le rappel des mérites. Pourtant, même si la reconnaissance de l’engrenage tragique des responsabilités est indispensable, elle ne permet que rarement de réparer les injustices commises ou subies et elle est incapable, évidemment, de refaire le passé. C’est pourquoi, dans le présent, le but doit être de construire un avenir. Il est vrai que même le regard sur le futur n’est pas dépourvu de tout risque de perversion (scénarios pré-établis de catastrophe apocalyptique). La vision de l’avenir se doit de féconder le présent. Le dialogue interreligieux a donc aussi pour mission de faire la critique des eschatologies destructrices et, surtout, de penser l’avenir commun (…). »
Albert de Pury, Jean-Daniel Macchi (éd.), Juifs, chrétiens, musulmans. Que pensent les uns des autres ?, Genève, Labor et fides, 2004, pp. 7-12
Regards des musulmans sur les juifs et les chrétiens
« S’il est possible, dans le cadre d’une Église ou d’une autre forme d’autorité reconnue, de parler au nom d’une religion constituée, il est bien connu que personne ne peut prétendre parler au nom de l’islam. Chaque musulman est libre, du moins en principe, d’avoir une opinion personnelle qui n’engage que lui et dont il n’est redevable que devant Dieu et devant sa conscience. (…)
L’islam des savants, plus que l’islam politique officiel et que l’islam populaire – sans parler de l’islam des mystiques -, avait tendance à être intolérant vis-à-vis des musulmans qu’il considérait, à tort ou à raison, comme déviants, innovateurs en matière de religion ou schismatiques professant des doctrines non orthodoxes, ou encore ayant des comportements blâmables. Mais le fait remarquable est qu’il n’a jamais été question pour lui d’islamiser par la force et la contrainte les Juifs et les chrétiens, malgré les aberrations qu’il leur reprochait. Il leur a toujours reconnu un droit de cité parmi et avec les musulmans. Cette attitude est foncièrement aux antipodes de celle de la chrétienté médiévale et de la position de l’Église catholique. Celle-ci fit preuve, en la matière, d’une intolérance active qui ne pouvait admettre la coexistence sur le sol chrétien d’autres religions, et qui a culminé en Espagne avec l’action de l’Inquisition, de triste mémoire, et l’expulsion des musulmans et des Juifs ayant refusé la conversion au christianisme (…). Il n’est pas dans notre intention de dresser un tableau idyllique de la situation des Juifs et des chrétiens qui vivaient en terre d’islam. Les exactions à leur encontre, si elles n’étaient pas la règle, n’étaient pas rares non plus. Le règne du calife fatimide d’Égypte al-Hakim (993-1012) est, en ce sens, tristement célèbre par les persécutions qu’il leur fit subir. Il est vrai que les musulmans n’étaient pas épargnés par l’action et les décisions de ce prince extravagant que d’aucuns diront fou. On peut même affirmer que, chaque fois que les Juifs et les chrétiens étaient persécutés, une catégorie de musulmans l’était également, bien qu’autrement et pour d’autres raisons, comme ce fut le cas par exemple au XIe siècle, sous les Almoravides au Maghreb et dans l’Espagne musulmane. Néanmoins, le jugement qu’on peut porter sur la coexistence des musulmans et des non-musulmans dans l’histoire de la civilisation arabo-islamique est globalement positif, selon les critères de l’époque. C’est une donnée universellement reconnue dont la preuve la plus éclatante est que les Juifs expulsés d’Espagne ont pu trouver refuge dans les pays musulmans, et que les communautés juives et chrétiennes autochtones ont continué, jusqu’à nos jours, à y vivre sans être persécutées ni forcées l’exil. Dans les pays qui se réclamaient des préceptes chrétiens, au contraire, la présence musulmane a été complètement extirpée. (…)
Pourtant, la lecture qui nous semble devoir s’imposer à nos contemporains, en vertu de laquelle des droits humains, ceux des musulmans et des musulmanes contre ceux des Juifs, des chrétiens, des croyants en général et des non-croyants, tels que définis dans la déclaration universelle de 1945 par exemple, seraient en parfaite harmonie avec les exigences de la conscience religieuse, cette lecture-là est loin d’être dominante dans la réalité vécue des musulmans. Il y a même un fossé immense entre l’idéal islamique qu’on peut définir à partir de son texte fondateur, et les interprétations courantes déterminées aussi bien par les conditions particulières des sociétés musulmanes dans leur diversité que par les textes seconds produits dans des contextes historiques différents à plus d’un titre. Qu’il nous suffise de signaler brièvement deux obstacles majeurs à la propagation des valeurs communes à l’islam, débarrassé du poids du passé, à la modernité, débarrassée elle aussi de ses spécificités occidentales et de ses manipulations à des fins idéologiques et politiques :
La modernité, faut-il le rappeler, n’a point été dans le monde musulman un phénomène endogène sécrété par le développement des idées et des conditions économiques, dont l’industrialisation est à considérer en premier lieu. Elle a même été sciemment contrariée par les visées impérialistes des puissances coloniales dans les pays qui, comme l’Égypte, ont essayé de l’adopter au XIXe siècle. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’elle ait été perçue dans ses aspects négatifs, ainsi que comme une entreprise voulant délibérément détruire les fondements de ces sociétés, et en particulier leur identité religieuse. Ce facteur, ajouté à la sclérose de la pensée islamique depuis le XIe siècle, a été à l’origine de la crispation de l’islam, dans son expression savante et dans ses manifestations politiques et sociales. Il nous faut cependant mentionner les profondes transformations de la forme et des institutions de l’État qui ont instauré une législation positive en lieu et place du droit religieux hérité des structures de l’empire dans sa période de grandeur et d’expansion. Malheureusement, les relations entre les communautés religieuses n’ont pas été réexaminées, repensées, redéfinies à la lumière de ces transformations. C’est dire que l’appartenance nouvelle à la nation s’est greffée sur les anciennes appartenances aux communautés religieuses et tribales sans les supplanter. Il a découlé de cette situation des conflits, des incohérences et des tiraillements de toute sorte.
D’autre part, les sociétés musulmanes contemporaines, même les plus riches – celles qui bénéficient de la rente pétrolière -, appartiennent presque toutes à la catégorie des pays sous-développés. Ce sous-développement s’illustre non seulement sur le plan matériel (pauvreté ou misère, manque ou vétusté des infrastructures, prédominance des modes de production traditionnels, et donc des rapports sociaux fondés sur l’inégalité), mais aussi, et surtout, sur le plan scientifique et technologique – plan sur lequel le retard considérable que ces pays accusent n’est pas près d’être comblé. Cette situation, parfois véritablement catastrophique, ne peut pas ne pas rejaillir au niveau des consciences religieuses. En effet, il est vain d’espérer une prise en charge de leur destin par des individus qui sont dans le dépouillement et le besoin, qui souffrent d’analphabétisme, du chômage endémique, de la maladie, et sont en conséquence une proie facile à toutes les manipulations. Dans une situation pareille, où règne en outre un autoritarisme politique accablant, l’autre, quel qu’il soit, du fait même qu’il est différent, est perçu comme un objet de méfiance, un ennemi réel ou potentiel. Si, de surcroît, l’autre est chrétien, comment ne serait-il pas suspecté alors qu’il appartient à ceux qui ont colonisé son pays, exploité ses richesses et tenté de le détourner de sa religion ? S’il est Juif, c’est pire encore, la blessure de la colonisation sioniste de la Palestine étant encore saignante, au sens propre du terme.
Nous voulons par là insister sur deux vérités généralement sous-estimées dans les analyses de la pensée islamique. La première est que celle-ci, semblable sur ce point à toute pensée religieuse, n’est point – lorsqu’elle sécrète une doctrine par laquelle elle se définit elle-même et se délimite par rapport aux autres religions – une pensée désincarnée. Elle se situe bien au contraire dans un contexte historique donnée, avec toutes ses contraintes. La relation à cet égard est dialectique. La religion influence certainement les attitudes de ses adeptes et oriente leur action, mais elle est en même temps façonnée par les conditions objectives dans lesquelles ils reçoivent ses enseignements. Dans toutes les religions vivantes, les croyants vivent une situation herméneutique qui leur impose la recherche aggiornamento de leur tradition et une interprétation plus conforme à leur environnement social, économique et politique, à leur culture, à leurs aspirations, à leurs horizons mentaux, etc. Autrement, elle deviendrait un simple reliquat historique ou un article folklorique sans effet sur la vie individuelle et collective, qu’on pourrait facilement échanger contre un autre ou dont on se passerait volontiers. Ce n’est manifestement pas le cas de l’islam, qui déborde, par contre, de vitalité.
La seconde vérité est que l’attitude des musulmans à l’égard des Juifs et des chrétiens n’est pas une attitude à sens unique. Elle est conditionnée autant par la doctrine et les textes fondateurs – et l’on a vu qu’ils sont positifs ou susceptibles d’être compris positivement – que par les rapports passionnels et parfois conflictuels qui ont jalonné leur histoire commune, et par la nature des attitudes juives et chrétiennes passées et présentes vis-à-vis de l’islam et des musulmans.
À ce niveau, mis à part la confrontation qui a opposé les Juifs de Médine au prophète de l’islam, l’histoire islamique n’a point retenu contre cette minorité de discrimination particulière ou de pogroms. Les Juifs, de leur aveu même hier et aujourd’hui, n’ont pas connu, dans tous les autres pays où vivait leur diaspora, un meilleur traitement que celui dont ils bénéficièrent sous les régimes musulmans. L’antisémitisme dont ils furent les victimes en Europe, et qui a connu son paroxysme sous les nazis, a une connotation raciale inconnue dans les sociétés arabo-musulmanes. Le problème, aux yeux des musulmans, se situe à la connexion entre religion, « ethnicité » et « nationalité ». Les sociétés arabes n’ont aucune peine à reconnaître le droit de cité non seulement d’individus juifs ou chrétiens mais aussi de communautés, tribus ou autres entités collectives relevant de ces religions. Le problème n’est devenu sujet de conflit qu’à partir du moment où a émergé en Palestine un État national juif, responsable de l’expulsion de la majorité des habitants du pays et qui, de surcroît, poursuit sa politique de colonisation des territoires avec le soutien tacite des Occidentaux. Il ne fait pas de doute qu’en Orient comme en Occident, les relations judéo-musulmanes souffrent énormément de ce conflit non résolu.
Avec les chrétiens, la situation est plus complexe. Il faudrait en premier lieu établir, dans les sociétés majoritairement musulmanes, une nette distinction entre les rapports des musulmans avec les communautés chrétiennes autochtones et leurs rapports avec les chrétiens étrangers. Dans le premier cas, ces rapports vont du repli de chaque communauté sur elle-même et, par voie de conséquence, de l’ignorance réciproque la plus totale, à la convivialité, voire à l’amitié et à la solidarité. Les mariages mixtes jouent d’ailleurs, dans ces rapports, un rôle positif non négligeable. Il est rare en tout cas que les luttes de classes et d’intérêts normales dans toute société, s’expriment en termes de confrontation religieuse. Certes, des incidents répétés, où les chrétiens étaient pris à partie, ont éclaté ces dernières années en Égypte et ailleurs. Toutefois, il est faux de les imputer aux musulmans dans leur ensemble ou à l’islam en tant que tel. Il est significatif que les autorités religieuses, dans les deux camps et dans un même élan, aient toujours été les premières à stigmatiser ces actes, et à condamner vigoureusement les fauteurs de troubles.
Dans le second cas, la confusion est assez courante. Les griefs reprochés, à tort ou à raison, aux Occidentaux en tant qu’anciens colonisateurs, se répercutent souvent sur les chrétiens en général. En fait, l’assimilation de l’Occident au christianisme trouve son origine dans les conflits qui ont jalonné l’histoire des peuples vivant autour de la Méditerranée, et surtout dans le souvenir assez vivace des croisades. Plus récemment encore, des entreprises missionnaires maladroites, actives avant et pendant l’occupation étrangère, ont entretenu cette assimilation. Enfin, les interventions militaires et la présence armée de l’Occident en plein cœur du monde arabe sont perçues par beaucoup de musulmans comme un complot contre l’islam.
Plusieurs leçons se dégagent de ce constat. Nous nous bornons, pour conclure, à en signaler brièvement les plus importantes :
– La première est qu’il y a, en même temps, continuité et rupture entre les regards passés et présents portés par les musulmans sur les Juifs et les chrétiens. Les deux phénomènes sont à relier à la fois à l’enseignement doctrinal et aux contextes historiques dans lesquels la doctrine est interprétée ;
– D’autre part, le cheminement des sociétés musulmanes vers une reconnaissance pleine et entière des droits humains, qui impliquent la liberté de conscience et l’égalité de tous les citoyens quelle que soit leur religion, est tributaire de leur développement et de l’élévation du niveau de vie en général ;
– Enfin, les systèmes monothéistes traditionnels sont confrontés aujourd’hui aux mêmes défis éthiques, cognitifs et structurels, et seule une recherche solidaire entre les croyants, en dehors de tout exclusivisme, est susceptible de déboucher sur des solutions satisfaisantes, à même de relever ces défis. »
Abdelmajid Charfi, « De quelques regards musulmans sur les Juifs et les chrétiens », in Albert de Pury, Jean-Daniel Macchi (éd.), Juifs, chrétiens, musulmans. Que pensent les uns des autres ?, Genève, Labor et fides, 2004, pp. 87-99