Hatti-Chérif de Gulhané -(26 Chaban 1255/3 novembre 1839)
Tout le monde sait que, dans les premiers temps de la monarchie ottomane, les préceptes glorieux du Coran et les lois de l’empire étaient une régie toujours honorée. En conséquence, l’empire croissait en force et en grandeur, et tous les sujets, sans exception, avaient acquis au plus haut degré l’aisance et la prospérité. Depuis cent cinquante ans, une succession d’accidents et de causes diverses ont fait qu’on a cessé de se conformer au code sacré des lois et aux règlements qui en découlent, et la force et la prospérité antérieures se sont changées en faiblesse et en appauvrissement : c’est qu’en effet un empire perd toute stabilité quand il cesse d’observer ses lois.
Ces considérations sont sans cesse présentes à notre esprit, et, depuis le jour de notre avènement au trône, la pensée du bien public, de l’amélioration de l’état des provinces et du soulagement des peuples, n’a cessé de l’occuper uniquement. Or, si l’on considère la position géographique des provinces ottomanes, la fertilité du sol, l’aptitude et l’intelligence des habitants, on demeurera convaincu qu’en s’appliquant à trouver les moyens efficaces, le résultat, qu’avec le secours de Dieu nous espérons atteindre, peut être obtenu dans l’espace de quelques années. Ainsi donc, plein de confiance dans le secours du Très-Haut, appuyé sur l’intercession de notre prophète, nous jugeons convenable de chercher par des institutions nouvelles à procurer aux provinces qui composent l’empire ottoman le bienfait d’une bonne administration.
Ces institutions doivent principalement porter sur trois points qui sont : 1° les garanties qui assurent à nos sujets une parfaite sécurité quant à leur vie, leur honneur et leur fortune ; 2° un mode régulier d’asseoir et de prélever les impôts ; 3° un mode également régulier pour la levée des soldats et la durée de leur service.
Et, en effet, la vie et l’honneur ne sont-ils pas les biens les plus précieux qui existent ? Quel homme, quel que soit l’éloignement que son caractère lui inspire pour la violence, pourra s’empêcher d’y avoir recours et de nuire par là au gouvernement et au pays, si sa vie et son honneur sont mis en danger ? Si, au contraire, il jouit à cet égard d’une sécurité parfaite, il ne s’écartera pas des voies de la loyauté, et tous ses actes concourront au bien du gouvernement et de ses frères.
S’il y a absence de sécurité à l’égard de la fortune, tout le monde reste froid à la voix du prince et de la patrie ; personne ne s’occupe du progrès de la fortune publique, absorbé que l’on est par ses propres inquiétudes. Si, au contraire, le citoyen possède avec confiance ses propriétés de toute nature, alors plein d’ardeur pour ses affaires, dont il cherche à élargir le cercle afin d’étendre celui de ses jouissances, il sent chaque jour redoubler en son coeur l’amour du prince et de la patrie, le dévouement à son pays. Ces sentiments deviennent en lui la source des actions les plus louables.
Quant à l’assiette régulière et fixe des impôts, il est très important de régler cette matière ; car l’État qui est, pour la défense de son territoire, forcé à des dépenses diverses, ne peut se procurer l’argent nécessaire pour ses armées et autres services que par les contributions levées sur ses sujets. Quoique, grâce à Dieu, ceux de notre empire soient depuis quelque temps délivrés du fléau des monopoles, regardés mal à propos autrefois comme une source de revenu, un usage funeste subsiste encore, quoiqu’il ne puisse avoir que des conséquences désastreuses ; c’est celui des concessions vénales connues sous le nom d’iltizam. Dans ce système l’administration civile et financière d’une localité est livrée à l’arbitraire d’un seul homme, c’est-à-dire quelquefois à la main de fer des passions les plus violentes et les plus cupides ; car si ce fermier n’est pas bon, il n’aura d’autre soin que son propre avantage.
Il est donc nécessaire que désormais chaque membre de la société ottomane soit taxé par une quotité d’impôt déterminée, en raison de sa fortune et de ses facultés et que rien au-delà ne puisse être exigé de lui. Il faut aussi que des lois spéciales fixent et limitent les dépenses de nos armées de terre et de mer.
Bien que, comme nous l’avons dit, la défense du pays soit une chose importante, et que ce soit un devoir pour tous les habitants de fournir des soldats à cette fin, il est devenu nécessaire d’établir des lois pour régler les contingents que devra fournir chaque localité, selon les nécessités du moment, et pour réduire à quatre ou cinq ans le temps du service militaire ; car c’est à la fois faire une chose injuste et porter un coup mortel à l’agriculture et à l’industrie que de prendre, sans égard à la population respective des lieux, dans l’un plus, dans l’autre moins d’hommes qu’ils n’en peuvent fournir ; de même que c’est réduire les soldats au désespoir, et contribuer à la dépopulation du pays, que de les retenir toute leur vie au service.
En résumé, sans les diverses lois dont on vient de voir la nécessité, il n’y a pour l’empire ni force, ni richesse, ni bonheur, ni tranquillité ; il doit au contraire les attendre de l’existence de ces lois nouvelles.
C’est pourquoi désormais la cause de tout prévenu sera jugée publiquement, conformément à notre loi divine, après enquête et examen, et, tant qu’un jugement régulier ne sera point intervenu, personne ne pourra, secrètement ou publiquement, faire périr une autre personne par le poison ou par tout autre supplice.
Il ne sera permis à personne de porter atteinte à l’honneur de qui que ce soit.
Chacun possédera ses propriétés de toute nature, et en disposera avec la plus entière liberté, sans que personne puisse y porter obstacle ; ainsi, par exemple, les héritiers innocents d’un criminel ne seront point privés de leurs droits légaux, et les biens du criminel ne seront pas confisqués.
Ces concessions impériales s’étendant à tous nos sujets, de quelque religion ou secte qu’ils puissent être, ils en jouiront sans exception. Une sécurité parfaite est donc accordée par nous aux habitants de l’empire, dans leur vie, leur honneur et leur fortune, ainsi que l’exige le texte sacré de notre loi.
Quant aux autres points, comme ils doivent être réglés par le concours d’opinions éclairées, notre conseil de justice (augmenté de nouveaux membres, autant qu’il sera nécessaire), auquel se réuniront, à certains jours que nous déterminerons, nos ministres et les notables de l’empire, s’assemblera à l’effet d’établir des lois réglementaires sur ces points de la sécurité de la vie et de la fortune, et sur celui de l’assiette des impôts. Chacun, dans ces assemblées, exposera librement ses idées et donnera son avis.
Les lois concernant la régularisation du service militaire seront débattues au conseil militaire, tenant séance au palais du séraskier.
Dés qu’une loi sera finie, pour être à jamais valable et exécutoire, elle nous sera présentée ; nous l’ornerons de notre sanction, que nous écrirons en tète, de notre main impériale.
Comme ces présentes institutions n’ont pour but que de faire refleurir la religion, le gouvernement, la nation et l’empire, nous nous engageons à ne rien faire qui y soit contraire. En gage de notre promesse, nous voulons, après les avoir déposées dans la salle qui renferme le manteau glorieux du prophète, en présence de tous les ulémas et des grands de l’empire, faire serment par le nom de Dieu, et faire jurer ensuite les ulémas et les grands de l’empire.
Après cela, celui d’entre les ulémas ou les grands de l’empire, ou toute autre personne que ce soit, qui violerait ces institutions, subira, sans qu’on ait égard au rang, à la considération et au crédit de personne, la peine correspondant à sa faute, bien constatée. Un code pénal sera rédigé a cet effet.
Comme tous les fonctionnaires de l’empire reçoivent aujourd’hui un traitement convenable, et qu’on régularisera les appointements de ceux dont les fonctions ne seraient pas encore suffisamment rétribuées, une loi rigoureuse sera portée contre le trafic de la faveur et des charges (richvet), que la loi divine réprouve, et qui est une des principales causes de la décadence de l’empire.
Les dispositions ci-dessus arrêtées étant une altération et une rénovation complète des anciens usages, ce rescrit impérial sera publié à Constantinople et dans tous les lieux de notre empire, et devra être communiqué officiellement à tous les ambassadeurs des puissances amies résidant à Constantinople, pour qu’ils soient témoins de l’octroi de ces institutions, qui, s’il plaît à Dieu, dureront à jamais.
Sur ce, que Dieu très-haut nous ait tous en sa sainte et digne garde.
Que ceux qui feront un acte contraire aux présentes institutions soient l’objet de la malédiction divine, et privés pour toujours de toute espèce de bonheur.