On connaît le débat tactique entre l’utilisation de chars progressant à vitesse humaine, en soutien de l’infanterie, comme durant la Grande guerre, et celle, chère en 1940 à un certain colonel de Gaulle, de chars groupés en unité autonomes, progressant à vitesse mécanique. Dans un article qu’il veut rigoureux, le correspondant de guerre de l’Illustration rend compte des apports de la mécanisation pour la tactique française malgré les avantages du cheval dans certains domaines. Prenant note des efforts de l’Allemagne, mais aussi de ses mécomptes, il souligne l’avance incontestable des Français dont l’armée nouvelle pourrait peut-être terminer la guerre par un «coup de foudre (sic)». L’article renvoie déjà à l’interrogation de l’opinion sur les « spécialistes » des médias, particulièrement en matière de tactique militaire. On notera au passage que Volkswagen est traduit.

«La revue passe. Musiques, cliques, noubas. Pas cadencé des hommes. Averse de sabots sur le sol. Cela dure des heures. Puis un grondement qui pointe, s’enfle, devient tonnerre et voici les motocyclistes et side-cars, les automitrailleuses, les canons tractés, les chars. L’armée des moteurs, la dernière, en grande vedette, barre l’avenue et soulève les acclamations.

Cette scène nous l’avons vue plusieurs fois depuis des années, notamment à Versailles, en juin 1938, aux Champs-Élysées, le 14 juillet 1939. Impression de force et de confiance, mais aussi impression de confusion. Comment tout cela s’articule-t-il ? Quel est le schéma de cette armée nouvelle démesurément grandie en quelques années ? Unités motorisées, unités mécaniques, qu’est-ce que cela veut dire ? Études, notices, livres parlent de tout avec exactitude, mais peut-être pas avec assez de rigueur : le schéma exact se dégage mal. Cartésien de goût et de formation, j’ai tâché de diviser les difficultés pour les mieux résoudre, de mettre de l’ordre dans la matière et de faire des dénombrements entiers. Cette armée nouvelle qui peut peut-être terminer la guerre par un coup de foudre vaut qu’on s’y arrête et qu’on la connaisse.

Motorisation et mécanisation

Depuis des années, les journaux d’outre-Rhin exaltent les divisions blindées. Elles devaient assurer, à les en croire, la victoire de la Grande Allemagne. Spectaculairement, en toute occasion, on les a fait parader devant des foules enthousiastes. Elles ont entretenu la mystique du Troisième Reich, dont elles apparaissaient comme la matérialisation la plus efficace. Et de fait on a réalisé chez nos voisins un très gros effort. Les Anglais les premiers avaient lancé l’idée. Les Allemands l’ont reprise et développée. Parallèlement, on la mettait à l’épreuve en Italie et en France.

Mais, dès le début, une distinction capitale, qu’on retrouve dans toutes les armées européennes : celle qui sépare la motorisation de la mécanisation. Les unités motorisées, utilisent des véhicules automobiles, à roues ou à chenilles, qui servent de transport sans que la tactique de ces unités, après leur mise à pied, s’en trouve modifiée. Les moteurs jouent ici le rôle de chevaux. Les unités mécaniques non seulement sont transportées, mais utilisent des engins de combat automobiles, armés et blindés. Elles ont une tactique spéciale.
Les moteurs, ici, sont, des citadelles roulantes.

On a énormément motorisé l’armée allemande. Et pour cela on a adopté un certain nombre de mesures : normalisation (les modèles, formule unique de châssis « tous terrains » imposée aux constructeurs en vue du réapprovisionnement et de la réparation rapide, dégrèvements fiscaux aux propriétaires de vannons de 2 t. 1/2 à 9 tonnes. On a poussé la fabrication en série des voitures légères et construit à Fallersleben une usine monstre pouvant sortir par jour 1.000 voitures populaires, timbrées des trois lettres K. d. F. (la Force par la joie). Les moteurs, principalement ceux à deux temps, se multiplient. Une seule maison D. K. W. totalisait en 1935 un nombre de moteurs double de celui qu’atteignait toute la production moto-cycliste française. En 1937 l’Allemagne a sorti 264.441 voitures de tourisme, 63.826 camions et autocars, 32.607 motocyclettes puissantes, 13.872 motos légères et 93.044 vélos-moteurs.

Au point de vue personnel, un entraînement intensif était prévu. En 1938 le Reich possédait 27 centres d’entraînement auto-moto-cycliste. L’année précédente, 50.000 conducteurs avaient passé par l’école. Ajoutez à cela de nombreuses compétitions organisées dans l’armée entre les meilleurs pilotes, y compris ceux de l’air et de la marine. Enfin, les propriétaires de motos d’une cylindrée inférieure à 250 cmc.Cm3. ont été dispensés du permis de conduire.

Par tous ces moyens a été facilitée la création d’unités motorisées et d’unités mécaniques. Les premières dépassent de beaucoup les secondes, sans qu’il soit possible d’indiquer un chiffre exact. Par contre, en 1938, l’Allemagne possédait 3 divisions blindées ainsi composées individuellement : 6 bataillons de chars légers de 8 à 10 tonnes ; 3 de chars moyens de 15 à 20 tonnes, soit an total près de 500 chars ; 2 régiments d’artillerie tractée sur roues et chenilles ; 2 régiments d’infanterie sur camions tous terrains, protégés par un léger blindage, et enfin, toujours sur camions tous terrains, (les pionniers, des sapeurs de transmission, des ambulanciers, sans oublier des voitures-ateliers de réparation avec camion de machines-outils, voiture découverte avec chèvre, élévateur pour motos, presse hydraulique, soudure autogène, etc., plus un groupe électrogène. Les voitures portant les troupes de type six roues motrices sont faites pour enlever 9 combattants et 7 seulement quand un canon antichars de 37 m/m est traîné par le véhicule.

Les divisions blindées possèdent en outre – mais elles ont cela de commun avec les autres divisions d’infanterie et de cavalerie – des groupes de reconnaissance composés d’automitrailleuses légères, d’automitrailleuses lourdes et de motos.

Les chars légers qui font partie des divisions blindées, analogues à ceux qui accompagnent chez nous l’infanterie, pèsent de 5 à 10 tonnes, ont un équipage de 2 hommes et sont armés de 2 mitrailleuses de 7 m/m 9 jumelées sous tourelle. Les chars moyens, de 15 à 20 tonnes, dotés d’un équipage de 3 ou 4 hommes, sont armés de plusieurs mitrailleuses et d’un canon antichars de 37 n /m on d’un canon de plus fort calibre monté toujours sous tourelle.

Les divisions blindées ont donné aux Allemands certains mécomptes, lors de l’occupation de l’Autriche, par exemple, où plus de 15 % du matériel seraient restés en route. En Espagne, l’affaire de Guadalajara constitua pour des formations analogues un échec sérieux. Ces divisions exigent des terrains secs et un ravitaillement impeccable. C’est la réunion de ces deux conditions, jointe à la faiblesse de l’adversaire, qui leur a assuré un si beau succès en Pologne.

Des moteurs qui sont des chevaux

– Le moteur vaut-il mieux que le cheval ou inversement ?
Mon interlocuteur sourit, car la question est fort discutée.
– Deux faits ont déclenché la motorisation : la multiplication des automobiles, la disparition progressive du cheval, dont l’élevage, depuis quelques années, connaît une régression inquiétante.
– Mais lequel vaut mieux ?
– Chacun a ses avantages et ses inconvénients. Le cheval passe partout et peut quitter la route. Le véhicule qu’il tire peut aussi quitter la route et, à l’arrêt, désencombrer la chaussée. Près des lignes, des chevaux attelés à une roulante arrivent plus facilement à proximité des tranchées que le camion de 5 tonnes qui la remorque.
– Alors, vive le cheval !
– Non, car le cheval s’affole sous les obus, est plus sensible aux projectiles et se défend mal contre les gaz. De plus, les divisions motorisées se déplacent plus vite que les autres et ne sont pas tronçonnées en segments, l’infanterie d’une part, le train, la cavalerie, l’artillerie de l’autre, le tout se rejoignant plus ou moins mal, avec un gaspillage énorme de temps.
– Conclusion ?
– Conclusion : il faut se -servir des deux. Moteur et cheval se complètent souvent, mais…
– Mais ?
– Mais, voyez-vous, je ne connais que deux moteurs vraiment tous terrains : le cheval et l’homme.
Cette boutade clôt l’entretien […]

Des moteurs qui sont des citadelles

[…] L’avance se fait par bonds successifs sur un axe principal […]

Ici, on le voit, les moteurs ne jouent pas qu’un rôle de transport, mais constituent de véritables citadelles roulantes.
Les divisions légères mécaniques représentent aux mains du haut commandement une force essentiellement mobile et à grand rayon d’action. Il pourrait même arriver que le chef soit lui-même en avion et dirige la bataille du haut des airs. Bien entendu une partie des éléments de cette division est affectée à la découverte et à la reconnaissance, telles qu’on les a définies plus haut. En temps de paix nous possédions officiellement, sur les contrôles, 2 divisions légères mécaniques.

Croiseurs et cuirassés de terre ferme

Ce sont les chars de combat, vieux comme le monde et renouvelés par la dernière guerre. On sait l’effet de surprise produit par eux et les résultats. Depuis, notre pays n’a cessé d’étudier la question et semble avoir pris dans ce domaine une avance incontestable. Matériel et hommes s’affirment incomparables […]
Il en existe de plus forts encore dont je n’ai pas le droit de parler ici.
Une chose demeure, par contre, inchangée et toujours émouvante : le moral de ces troupes d’élite, l’« esprit char », fait d’individualisme, du goût de l’aventure et du risque, de l’esprit système D, au meilleur sens du mot, poussé à ses extrêmes limites. En bref, des officiers jeunes et décidés, des hommes qui comprennent vite et aiment leur arme.
A vrai dire, cet esprit de corps, je le retrouve partout à des degrés divers et sous des angles différents dans l’armée française.
Et cela constitue une de nos forces, un des éléments de la victoire.»

Paul-Émile Cadilhac, « L’armée des moteurs. Pour la guerre de mouvement », L’Illustration, n°5054, 13 janvier 1940, p. 37-39. Dessins de Geo Ham.