Voici ce que nous raconte l’illustre SUGER, dans son ouvrage sur la « Vie de Louis VI le Gros » à propos du siège du château de Montaigu, qui aurait eu lieu durant le second semestre 1103 :
Le château appelé Montaigu, place très forte, sise dans le pays de Laon (1), était échu par le hasard d’un mariage à Thomas de Marle, un scélérat, ennemi de Dieu et des hommes (2). Son insupportable rage, pareille à celle d’un loup cruel, se trouvait accrue par l’audace qu’entretenait en lui la force d’un château inexpugnable. Dans le pays, de tous côtés, tout le monde le redoutait et avait horreur de lui; il n’était pas jusqu’à celui qu’on appelait son père, Enguerrand de Boves, un homme vénérable et honorable, qui, plus que tout autre, ne fît les plus grands efforts pour le jeter hors de son château à cause de sa factieuse tyrannie (3).
Ils se concertèrent, à savoir ledit Enguerrand et Ebles de Roucy (4), avec tous ceux qu’ils purent gagner à leur cause, pour bloquer le château de Thomas et lui dedans, pour l’envelopper d’une ceinture de pieux et de fascines, le forcer à la capitulation en l’exposant au danger de mourir de faim avec le temps, bouleverser, si c’était possible, le château et le condamner, lui Thomas, à la prison perpétuelle. A cette vue, profitant de ce que, quoique les bastilles (5) fussent déjà solidement faites, le cercle des retranchements n’était pas encore clos de l’une à l’autre, le coquin sortit de nuit furtivement, alla en hâte trouver le jeune et renommé prince, corrompit son entourage par des présents et des promesses et, très vite obtint son aide sous la forme d’un renfort de chevaliers.
A l’âge qu’il avait, avec son tempérament, le prince était facile à fléchir; il assemble un ost de sept cents chevaliers et s’empresse de se rendre dans ces parages.
Comme il approchait du château de Montaigu, les barons, qui s’étaient postés tout autour de la place, lui dépêchèrent des messagers pour le supplier, comme leur seigneur désigné, de ne pas leur infliger l’affront de leur faire lever le siège; ils lui demandaient de ne pas perdre, pour soutenir un scélérat, le service de tant de gens, déclarant, non sans vérité, que, si ce coquin demeurait en sûreté, ce serait un malheur plus désastreux pour lui que pour eux-mêmes. Cependant, ni caresses ni menaces ne parvenaient à le détourner de son dessein. Dans la crainte de porter les armes contre leur seigneur désigné, mais aussi avec le ferme propos de recommencer la guerre et le siège après son départ, ils se retirèrent et le laissèrent à contrecoeur faire ce qu’il voulait.
Quant à lui, il fit, de sa puissante main, défoncer et briser toutes les bastilles, délivra Montaigu et, au mépris de tous les discours, l’approvisionna largement en armes et en victuailles. Aussi les barons, qui s’étaient retirés par amour et par respect pour lui, fâchés de ce qu’il ne les avait ménagés en rien, jurèrent avec des menaces qu’à l’avenir ils ne lui témoigneraient plus de déférence. Le voyant s’en aller, ils levèrent leur camp, arrangèrent leurs batailles et se mirent à le suivre comme pour engager la lutte avec lui.
Il n’y avait qu’un obstacle à une mêlée : entre les batailles des deux partis un ruisseau torrentueux, et dont le passage exigeait du temps, ne permettait pas la rencontre. Les trompettes demeurèrent là ainsi, les javelots menaçant les javelots (6), deux jours durant; des deux côtés on se regardait quand, tout à coup, arriva près des Français un certain jongleur, preux chevalier, venu de l’autre parti; il annonça, de telle façon qu’on ne pouvait en douter, que les autres, dès qu’ils auraient trouvé un moyen d’accès, engageraient le combat et vengeraient à coups de haches et d’épées le tort subi pour la défense de leur liberté; quant à lui-même ils l’avaient congédié, l’expédiant à son naturel seigneur, afin de combattre pour sa cause et en sa compagnie. Le bruit se répand parmi les tentes du camp. Les chevaliers, pleins d’audace, éprouvent des transports de joie. Ils revêtent des armures et des heaumes d’une éblouissante beauté; ils s’encouragent avec ardeur et se disposent à franchir promptement le torrent s’ils peuvent trouver un bon endroit pour passer, considérant l’offensive contre l’ennemi comme plus digne d’eux que la défensive.
A cette vue, les très nobles personnages Enguerrand de Boves, Ebles de Roucy, le comte André de Ramerupt (7), Hugues le Blanc de La Ferté (8), Robert de Cappy (9), d’autres encore, gens sages et capables de discernement, admirant l’audace de leur seigneur désigné, choisirent après réflexion le parti de la déférence : venus vers le prince dans un esprit de paix, ils embrassèrent sa jeunesse, et, lui tendant les mains avec amitié, s’engagèrent â non service, eux et les leurs. Peu après, pour que ce fût à la volonté divine qu’on attribuât la ruine des impies, Thomas de Marle perdit par l’annulation de son union et son château et son mariage, que souillait une incestueuse consanguinité (10).
Notes :
1) Aisne, arrondissement de Laon, canton de Sissonne.
2) Marle, Aisne, arrondissement de Laon, chef-lieu de canton. C’est du chef de sa mère, Ada de Roucy, que Thomas possédait cette terre, dont il porta le nom jusqu’à ce qu’il devînt sire de Coucy. Guibert de Nogent (Histoire de sa vie, édition G. Bourgin, page 160) l’appelle « le plus grand coquin qu’ait connu notre époque » (virum omnium quos novimus hac etate nequissimum). Cependant il n’avait pas mal commencé et s’était comporté avec une grande bravoure en Terre-Sainte, notamment aux sièges de Nicée et de Jérusalem.
3) Enguerrand de Boves (Somme, arrondissement d’Amiens, canton de Sains), comte d’Amiens, avait obtenu la terre de Coucy en 1086 en qualité de petit-fils d’Aubry de Coucy. Les réserves ici faites concernant sa paternité – Guibert de Nogent emploie les mêmes termes que Suger – s’expliquent par les dérèglements de sa première femme, Ada, qu’il finit par répudier comme adultère. Il ne fut d’ailleurs pas plus heureux dans la suite, mais Guibert de Nogent, qui raconte ses mésaventures de mari, nuance de quelques ombres le portrait flatteur esquissé par Suger (Histoire de sa vie, édition G. Bourgin, pages 133 à 134). Enguerrand haïssait Thomas et voulait le déshériter.
4) Ebles de Roucy était le grand-oncle maternel de Thomas de Marle.
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Errata de la note 4 :
D’après une recherche de Ludovic LEDIEU, Ebles de Roucy, le grand-oncle de Thomas de Marle serait décédé le 11 mai 1033 donc bien avant les événements du document (1103). Par contre, il a eu un petit fils homonyme et possédant les mêmes titres qui serait décédé vers 1104. Il y a donc lieu de remplacer « grand oncle maternel » par « cousin issu de germain du côté maternel » dans la note 4.
Ce deuxième Ebles de Roucy est fils de Huilduin de Montdidier, comte de Ramerupt et de Alix de Roucy (la fille du premier Ebles). La note 7) semble confirmer cette analyse.
Le père Anselme donne le décès d’Ebles de Roucy vers 1100. Cependant, plusieurs généalogistes sur Internet placent ce décès vers 1104.
L’ouvrage du père Anselme est disponible à la BNF en ligne : http://gallica.bnf.fr/catalog?CT=N076084
Cliquez sur le titre pour afficher le texte dans un fichier pdf, puis mettez 861 dans la rubrique Aller à la page (les pages concernant la généalogie de la maison de Roucy vont de 861 à 864).
Ludovic LEDIEU, mai 2003 – lledieu@free.fr
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5) Sortes de fortins de charpente dressés aux points où l’on avait à craindre une sortie des assiégés.
6) Lucain, Pharsale, I, 7.
7) Ramerupt, Aube, arrondissement d’Arcis-sur-Aube, chef-lieu de canton. André, comte de Ramerupt et d’Arcis-sur-Aube, était le frère d’Ebles de Roucy. Voir H. d’Arbois de Jubainville, Les premiers seigneurs de Ramerupt, dans Bibliothèque de l’École des chartes, 1860-1861, page 443 et suivantes.
8) La Ferté-Milon, Aisne, arrondissement de Château-Thierry, canton de Neuilly-Saint-Front.
9) Cappy, Somme, arrondissement de Péronne, canton de Bray-sur-Somme. Ce Robert était frère d’Enguerrand de Boves.
10) Il avait pour femme sa cousine Ermengarde, fille de Roger de Montaigu (Melleville, Dictionnairc de l’Aisne, tome II, page 39).
Sources : « Suger – Vie de Louis VI le Gros », éditée et traduite par Henri Waquet, archiviste du département du Finistère, « Les Classiques de l’Histoire du Moyen Âge » publiés sous la direction de Louis Halphen, Tome 11, Paris, Librairie Ancienne Honoré Champion, éditeur, 1929, pages 31 à 35.