SUGER, illustre abbé de Saint-Denis, a rédigé un ouvrage connu sous le nom de « Vie de Louis VI le Gros ». Nous donnons ci-dessous le texte qui décrit les jeunes années du futur roi de France et de sa lutte contre le roi d’angleterre Guillaume le Roux (né en 1056 – mort en 1100) :
Or donc le glorieux et renommé roi de France Louis, fils du magnifique roi Philippe, alors qu’il se trouvait encore dans la fleur du premier âge, à douze ou treize ans environ (1), beau et bien fait, accomplissait de tels progrès, à la fois quant à sa louable et belle activité morale et quant à la taille de son corps très élégant, qu’il promettait de ne pas tarder à procurer un honorable agrandissement à son futur royaume et faisait naître d’agréables espoirs pour la protection des églises et des pauvres. Ce jeune enfant de haut lignage, se conformant à l’antique coutume, attestée par des actes impériaux, des rois Charlemagne et autres excellents princes, s’attacha aux saints martyrs qui sont à Saint-Denis et à leurs serviteurs; il le fit avec un tel doux attrait, comme naturel, qu’il conserva durant toute sa vie, avec beaucoup de libéralité et d’honneur l’amitié qu’enfant il avait, innée en lui, pour leur église et qu’à la fin, mettant, après Dieu, son suprême espoir en eux, il leur abandonna délibérément et très dévotement sa propre personne, corps et âme, afin, si c’était possible, de se faire moine en ce lieu (2).
A l’âge dont nous parlons une valeur croissante mûrissait vigoureuse en son coeur de jeune homme; il ne pouvait s’en tenir aux amusements de la chasse et aux jeux enfantins auxquels il est d’usage qu’on s’ébatte à cet âge sans apprendre à manier les armes. Tandis qu’il se trouve en butte aux attaques de plusieurs hauts barons du royaume et du très grand roi d’Angleterre Guillaume (3), fils de ce roi Guillaume, encore plus grand, qui conquit l’Angleterre (4), la force de son coeur de preux s’exalte, sa vaillance sourit à l’épreuve, chasse l’inertie, ouvre les voies à la sagesse, dissipe l’oisiveté, presse la sollicitude. Guillaume, roi d’Angleterre, chevalier rompu à son métier, impatient de gloire et convoiteux de renom (5), ayant déshérité son frère aîné Robert, succédé heureusement à son père Guillaume et, après le départ de son frère aîné pour Jérusalem, obtenu le duché de Normandie (6), ainsi qu’il s’étend sur les limites des marches du royaume, s’efforçait de combattre par tous les moyens possibles le jeune et renommé prince (7).
Dans leur lutte, ils se montraient semblables et dissemblables, semblables en ce que ni l’un ni l’autre ne cédait, dissemblables puisque l’un était d’âge mûr, l’autre encore jouvenceau; l’un, opulent, prodigue des trésors de l’Angleterre, pratiquait à merveille l’art d’acheter et de soudoyer des chevaliers; l’autre, dépourvu d’argent, ménager des ressources du royaume paternel, n’assemblait de la chevalerie que par des prouesses d’activité et résistait avec audace (8). Vous eussiez vu ce jeune prince si prompt franchir d’un vol, à la tête d’une poignée de chevaliers, les frontières tantôt du Berry, tantôt de l’Auvergne, tantôt de la Bourgogne, revenir non moins vite dans le Vexin, s’il apprenait que son retour était nécessaire, faire héroïquement front avec trois cents ou cinq cents chevaliers au roi Guillaume, qui en avait dix mille, et, les vicissitudes d une guerre étant incertaines, tantôt céder devant lui, tantôt le mettre en fuite (9).
En de telles rencontres on se faisait beaucoup de prisonniers des deux côtés. Entre plusieurs autres que prirent ainsi le jeune et renommé prince et ses gens, il y eut le noble comte Simon (10), Gilbert de l’Aigle, noble baron, également illustre en Angleterre et en Normandie (11), Païen de Gisors, en faveur de qui fut pour la première fois fortifié le château de même nom (12); de son coté le roi d’Angleterre retint captifs le vaillant et noble comte Mathieu de Beaumont (13), l’illustre et très renommé baron Simon de Montfort (14) et monseigneur Païen de Montjay (15). Mais, au lieu que l’inquiétude d’avoir à soudoyer d’autres chevaliers accéléra le paiement de la rançon des Anglais, les Français, eux, subirent les rigueurs d’une captivité très longue et ne purent se faire relâcher que lorsque, s’étant engagés au service du roi d’Angleterre et attachés à lui par les liens de l’hommage, ils eurent promis par serment de combattre et troubler le royaume et le roi.
On disait couramment que ce roi orgueilleux et agressif aspirait à la couronne de France, parce que le jeune et renommé prince était le seul fils que son père eût de sa très noble épouse, la soeur du comte Robert de Flandre (16). Ses deux autres fils, Philippe et Floire, étaient nés de la comtesse d’Anjou, Bertrade, avec laquelle il avait, quoique déjà marié, vécu en concubinage (17); aussi ne les comptait-on pas comme des successeurs pour le cas où par infortune l’unique héritier décéderait d’abord. Mais, parce qu’il n’est ni permis ni naturel que les Français soient soumis aux Anglais, ni même les Anglais aux Français (18), l’événement déjoua sa détestable espérance. Le fait est que, s’étant, lui et les siens, tourmenté de cette folie pendant trois ans et plus, et voyant que, ni par le moyen des Anglais, ni par le moyen des Français liés à lui par l’hommage, il n’avançait à rien, qu’il ne pouvait satisfaire son désir, il perdit courage. Il passa en Angleterre (19), où il se livra au plaisir et à ses caprices. Un jour, il chassait avec ardeur dans la Forêt Neuve, quand il fut inopinément frappé d’une flèche (20). Il périt.
On vit là un coup de la vengeance divine et on en donnait pour raison, avec vraisemblance, qu’il s’était montré intolérable oppresseur des pauvres, qu’il soumettait les églises à de cruelles exactions et qu’à la mort des évêques et des prélats il retenait et dissipait leurs biens sans aucun respect. Certains accusaient un très noble personnage, Gautier Tirel, d’être celui qui l’avait percé d’une flèche. Mais nous avons assez souvent entendu ce Tirel, libre de crainte et d’espoir, affirmer sous la foi du serment et comme jurer sur saints que, ce jour-là, ni il n’était venu dans la partie de la forêt où chassait le roi, ni il ne l’avait du tout vu dans la forêt (21). D’où il est constant que, si une si grande folie, en un si grand personnage, s’est évanouie si brusquement en fumée, c’est par l’effet de la divine puissance; de la sorte, celui qui inquiétait sans raison les autres se vit inquiété beaucoup plus gravement et celui qui convoitait tout se trouva inglorieusement dépouillé de tout. En effet, c’est à Dieu, qui ôte le baudrier des rois (22), que les royaumes et les droits des royaumes sont soumis.
Au dit Guillaume succéda sur le trône, le plus promptement possible (23), son plus jeune frère – puisque l’aîné, Robert (24), était à la grande expédition du Saint-Sépulcre – le très sage Henri, prince dont le corps et l’âme, la vaillance et le savoir, aussi dignes d’admiration que de louange, offriraient une matière qui nous agréerait (25). Mais cela n’est pas notre affaire, à moins qu’il ne nous faille effleurer sommairement quelque sujet qui, incidemment, se puisse mêler à notre exposé, comme, par exemple, nous parlerons même du royaume de Lorraine. C’est des Français, non des Anglais, que nous nous sommes proposé de coucher par écrit l’histoire.
Notes :
1) On a fixé la date de sa naissance tantôt à 1077 ou 1078, tantôt à 1081 ou 1082. Achille Luchaire (Louis VI le Gros, Annales de sa vie et de son règne, Paris, 1890, in-8°, page 289) donne d’excellentes raisons en faveur de 1081 et même, plus précisément, du mois de décembre. Cf. A. Fliche (Le règne de Philippe Ier, roi de France, Paris, 1912, in-8°, page 39), qui se rallie à cette date.
2) Ce passage est repris par Suger dans ses leçons pour l’anniversaire de son royal ami (publiées par Dom Martène dans Amplissima collectio, tome IV, pages XXXVII-XL).
3) Guillaume le Roux.
4) Guillaume le Conquérant était mort le 9 septembre 1087.
5) « Convoiteux de renom » (fame petitor) est du Lucain (Pharsale, I, 131), impatient de gloire (laudis avarus) une réminiscence d’Horace (Art poétique, 324).
6) Avant de partir, Robert, dit Courteheuse, engagea son duché à Guillaume, moyennant une somme de 10.000 marcs, pour tout le temps qu’il resterait absent, trois ans au moins (Freeman, The reign of William Rufus, Oxford, 1882, tome 1, page 555).
7) Louis avait reçu de son père, en 1092, l’investiture du comté de Vexin, avec les villes de Mantes et de Pontoise (Achille Luchaire, Louis VI le Gros, Annales de sa vie et de son règne, Paris, 1890, in-8°, n° 4). La guerre pour le Vexin dut commencer au plus tôt dans les derniers jours de novembre 1097; Guillaume élevait des prétentions sur Pontoise, Mantes et Chaumont, que Philippe Ier refusait de lui abandonner.
8) Cette idée que l’Angleterre est plus riche que la France se retrouve dans un mot attribué par Gautier Map à Louis VI, de la bouche de qui il prétend l’avoir entendu : « Le roi d’Angleterre, à qui rien ne manque, possède des hommes, des chevaux, de l’or et de la soie… Nous, en France, nous n’avons que du pain, du vin et de la bonne humeur » (De nugis curialium, dans M.G.H., Scriptores, tome XXVII, page 73).
9) Le rôle du jeune Louis est peut-être quelque peu embelli par Suger. « Sa jeunesse encore tendre, écrit Orderic Vital, le tenait à l’écart » (Histoire ecclésiastique, éditions Le Prévost, et L. Delisle, tome IV, page 19). La lutte présenta deux phases, la première de novembre 1097 à la fin de l’hiver 1098, la seconde de septembre 1098 – ce fut le moment le plus critique – jusqu’au retour de Guillaume en Angleterre en avril 1099. Chaumont et Pontoise restèrent aux mains des Français (A. Fliche, Le règne de Philippe Ier, roi de France, pages 303 à 305).
10) Sans doute Simon de Senlis, comte de Huntingdon du chef de sa femme Mathilde.
11) Fils de Richer Ier, seigneur de Laigle (Orne, arrondissement de Mortagne), Gilbert possédait plusieurs fiefs en Angleterre et avait épousé une fille du comte du Perche, Julienne. Il ne doit pas être confondu avec un autre Gilbert de Laigle, son oncle paternel, qui, étant châtelain d’Exmes, fut tué en février 1092. Voir Vicomte du Motey, Robert II de Bellême, Paris, 1923, in-8°), pages 52, 66, 102, 211, 214.
12) Les Grandes Chroniques traduisent : « à qui le roy d’Angleterre ferma lors premierement le chastel de Gisors ». Le château de Gisors fut entrepris à la fin de 1096 d’après les plans de Robert de Bellême et sur l’ordre de Guillaume le Roux, qui voulait l’opposer aux places françaises de Chaumont, Trie et Boury. Thibaut Païen, premier du nom, seigneur de Gisors et de Néaufles, ne l’obtint qu’en 1101, après l’avoir jusqu’alors gouverné pour les ducs (Oeuvres de Suger, éditions Lecoy de La Marche, pages 427 à 428).
13) Beaumont-sur-Oise, Seine-et-Oise, canton de L’Isle-Adam. Mathieu, premier du nom, était fils du comte Ive III, dit le Clerc, qui mourut probablement en 1081. Une des soeurs de Mathieu, Agnès, avait épousé Bouchard IV de Montmorency. Cependant il y avait eu des démêlés entre les deux beaux-frères vers 1084, au sujet du règlement de la succession d’Ive le Clerc (J. Depoin, Les comtes de Beaumont-sur-Oise et le prieuré de Conflans Sainte-Honorine, dans les Mémoires de la Société historique … de Pontoise et du Vexin, tome XXXIII, 1915, pages 31 à 33).
14) Montfort-l’Amaury (Seine-et-Oise, arrondissement de Rambouillet, chef-lieu de canton). Simon II le jeune, second fils d’un troisième mariage de Simon Ier, avait succédé en 1092 à son frère Richard. Il mourut sans postérité vers 1101. Voir A. Rhein, La seigneurie de Montfort-en-Iveline (Versailles, 1910, in-8°), pages 36 à 50.
15) Montjay-la-Tour (Seine-et-Marne, arrondissement de Meaux, canton de Claye, commune de Villevaudé). Le vrai nom de Païen était Aubri. On le trouve dans l’entourage des rois Philippe Ier et Louis VI au moins de 1090 à 1122 (Achille Luchaire, Louis VI le Gros, Annales de sa vie et de son règne, Paris, 1890, in-8°, n° 2 et 319).
16) Soeur utérine seulement. Berthe de Frise était fille de Florent Ier, comte de Hollande, et de Gertrude de Saxe; celle-ci, veuve de Florent, avait épousé en 1060 Robert Ier, comte de Flandre, à qui succéda en 1093 son fils Robert II.
17) Ils étaient nés entre 1093 et 1097 (A. Fliche, Le règne de Philippe Ier, roi de France, page 549).
18) Les Grandes Chroniques traduisent : « Pour ce que ce n’est pas droit ne chose naturelle que François soient en la subjeccion d’Anglois, ains est droit que Anglois soient en la subjeccion françoise », ce qui ne répond ni à la structure de la phrase latine, ni aux idées générales de Suger. Voir, à l’encontre de notre opinion, O. Cartellieri, Abt Suger von Saint-Denis, page 114, note 1.
19) Le 10 avril 1099.
20) Le 2 août 1100. La Forêt Neuve se trouve entre Southampton et Winchester. L’endroit où tomba Guillaume est connu et marqué par une pierre (Freeman, The reign of William Rufus, tome II, pages 657 à 676).
21) Gautier Tirel, un Français – il était châtelain de Poix et de Pontoise – se retira à Pontoise après la mort de Guillaume le Roux, mais sans perdre les biens qu’il possédait outre-Manche. Il mourut sur le chemin de la Terre-Sainte en 1123 (J. Depoin, Cartulaire de Saint-Martin de Pontoise, page 454). Freeman, après un examen de tous les textes, se range à l’hypothèse d’un accident, mais croit que Tirel accompagnait le roi et fut l’auteur involontaire de l’accident.
22) Cf. Job, XII, 18.
23) Henri Ier Beauclerc gagna Londres dès la mort de son frère et se fit aussitôt sacrer à Westminster.
24) Robert Courteheuse était né vers 1054, Henri en 1068.
25) Suger ne parle jamais qu’avec respect d’Henri Ier, lequel, en retour, professait pour lui la plus haute estime. « Il se glorifiait de son amitié », écrit le moine Guillaume (Oeuvres de Suger, éditions Lecoy de La Marche, page 384).
Sources : « Suger – Vie de Louis VI le Gros », éditée et traduite par Henri Waquet, archiviste du département du Finistère, « Les Classiques de l’Histoire du Moyen Âge » publiés sous la direction de Louis Halphen, Tome 11, Paris, Librairie Ancienne Honoré Champion, éditeur, 1929, pages 5 à 15.