Dans l’ouvrage de l’historien Nithard (mort en 844) intitulé « Histoire des fils de Louis le Pieux », est un passage devenu célèbre : il concerne l’assemblée qui se tint à Strasbourg au cours de laquelle Louis le Germanique et Charles le Chauve prêtèrent serment l’un envers l’autre :

Ergo XVI kal marcii
Lodhuvicus et Karolus in civitate que olim Argentaria vocabatur, nunc autem
Strazburg vulgo dicitur, convenerunt et sacramenta que subter notata sunt,
Lodhovicus romana, Karolus vero teudisca lingua, juraverunt. Ac sic, ante
sacramentum (1), circumfusam plebem alter teudisca, alter romana lingua,
alloquuti sunt. Lodhuvicus autem, quia major natu, prior exorsus sic coepit :

Donc, le 16 des calendes de
mars, Louis et Charles se réunirent en la cité qui s’appelait jadis
Argentaria (1), mais qui aujourd’hui est appelée communément Strasbourg (2),
et prétèrent, Louis en langue romane et Charles en langue tudesque (3), les
serments qui sont rapportés ci-dessous. Mais avant de prêter serment, ils
haranguèrent comme suit le peuple assemblé, l’un en tudesque, l’autre en
langue romane, Louis, en sa qualité d’aîné, prenant le premier la parole en
ces termes :

 

 

"Quotiens Lodharius
(2) me et hunc fratrem meum, post obitum patris nostri, insectando usque
ad internecionem (3) delere conatus sit nostis. Cum autem nec fraternitas (4)
nec christianitas (5) nec quodlibet ingenium, salva justicia, ut pax inter
nos esset, adjuvare posset, tandem coacti rem ad juditium omnipotentis Dei
detulimus, ut suo nutu quid cuique deberetur contenti essemus. In quo nos, sicut
nostis, per misericordiam Dei victores extitimus, is autem victus una cum
suis quo valuit secessit. Hinc vero, fraterno amore correpti nec non et super
populum christianum (6) conpassi, persequi atque delere illos noluimus, sed
hactenus, sicut et antea, ut saltem deinde cuique sua justicia cederetur
mandavimus.

"Vous savez à combien de
reprises Lothaire s’est efforcé de nous anéantir, en nous poursuivant, moi et
mon frère ici présent, jusqu’à extermination. Puisque ni la parenté ni la
religion ni aucune autre raison ne pouvait aider à maintenir la paix entre
nous, en respectant la justice, contraints par la nécessité, nous avons
soumis l’affaire au jugement du Dieu tout-puissant, prêts à nous incliner
devant son verdict touchant les droits de chacun de nous. Le résultat fut,
comme vous le savez, que par la miséricorde divine nous avons remporté la
victoire et que, vaincu, il s’est retiré avec les siens là où il a pu.
Mais ensuite, ébranlés par l’amour fraternel et émus aussi de compassion pour
le peuple chrétien, nous n’avons pas voulu le poursuivre ni l’anéantir;
nous lui avons seulement demandé que, du moins à l’avenir, il fût fait droit
à chacun comme par le passé.

 

 

At ille post haec non
contentus judicio divino, sed hostili manu iterum et me et hunc fratrem meum
persequi non cessat, insuper et populum nostrum incendiis, rapinis cedibusque
devastat. Quamobrem nunc, necessitate coacti, convenimus et, quoniam vos de nostra
stabili fide ac firma fraternitate dubitare credimus, hoc sacramentum inter
nos in conspectu vestro jurare decrevimus.

Malgré cela, mécontent du
jugement de Dieu, il ne cesse de me poursuivre à main armée, ainsi que mon
frère ici présent (4); il recommence à porter la désolation chez notre peuple
en incendiant, pillant, massacrant. C’est pourquoi, poussés maintenant par la
nécessité, nous nous réunissons, et pour lever toute espèce de doute sur la
constance de notre fidélité et de notre fraternité, nous avons décidé de
prêter ce serment l’un à l’autre, en votre présence.

 

 

Non qualibet iniqua
cupiditate illecti hoc agimus, sed ut certiores, si Deus nobis vestro
adjutorio quietem dederit, de communi profectu simus. Si autem, quod absit,
sacramentum quod fratri meo juravero violare praesumpsero, a subditione mea
necnon et a juramento quod mihi jurastis unumquemque (7) vestrum
absolvo"

Nous ne le faisons pas sous
l’empire d’une inique cupidité, mais seulement pour que, si Dieu nous donne
le repos grâce à votre aide, nous soyons assurés d’un profit commun. Si
toutefois, ce quà Dieu ne plaise, je venais à violer le serment juré à mon
frère, je délie chacun de vous de toute soumission envers moi, ainsi que du
serment que vous m’avez prêté".

 

 

Cumque Karolus haec eadem
verba romana lingua perorasset, Lodhuvicus, quoniam maior natu erat, prior
haec deinde se servaturum testatus est :

Et lorsque Charles eut répété
les mêmes déclarations en langue romane, Louis, étant l’aîné, jura le premier
de les observer (5) :

 

 

"Pro Deo amur et pro
christian poblo et nostro commun salvament, d’ist di in (8) avant, in quant
Deus savir et podir me dunat, si salvarai (9) eo cist meon fadre Karlo et in
aiudha (10) et (11) in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fadra salvar
dift (12), in o quid il mi altresi fazet et ab Ludher nul plaid nunquam
prindrai, qui, meon vol, cist meon fadre Karle in damno sit".

"Pour l’amour de Dieu et
pour le peuple chrétien et notre salut commun, à partir d’aujourd’hui, en
tant que Dieu me donnera savoir et pouvoir, je secourrai ce mien frère
Charles par mon aide et en toute chose, comme on doit secourir son frère,
selon l’équité, à condition qu’il fasse de même pour moi, et je ne tiendrai
jamais avec Lothaire aucun plaid qui, de ma volonté, puisse être dommageable
à mon frère Charles."

 

 

Quod cum Ludhovicus
explesset, Karolus teudisca ligua si hec (13) eadem verba testatus est:

Lorsque Louis eut terminé,
Charles répéta le même serment en langue tudesque:

 

 

"In Godes minna ind in
thes christianes (14) folches ind unser bedhero gehaltnissi (15), fon thesemo
dage frammordes, so fram so mir Got geuuizci indi mahd (16) furgibit, so
haldih thesan (17) minan bruodher, soss man mit rehtu sinan bruher (18) scal,
in thiu thaz er mig so sama (19) duo, indi mit Ludheren (20) in nohheiniu
(21) thing ne gegango, the (22), minan uuillon, imo ce scadhen uuerdhen
(23)".

"Pour l’amour de Dieu et
pour le salut peuple chrétien et notre salut à tous deux, à partir de ce jour
dorénavant, autant que Dieu m’en donnera savoir et pouvoir, je secourrai ce
mien frère, comme on doit selon l’équité secourir son frère, à condition
qu’il en fasse autant pour moi, et je n’entrerai avec Lothaire en aucun
arrangement qui, de ma volonté, puisse lui être dommageable."

 

 

Sacramentum autem quod
utrorumque populus, quique propria lingua, testatus est, romana lingua sic se
habet:

Et le serment que prononça
chaque nation dans sa propre langue est ainsi conçu en langue romane:

 

 

"Si Lodhuuigs
sagrament que son fadre Karlo jurat conservat et Karlus, meos sendra, de suo
part non l’ostanit (24), si io returnar non l’int pois, ne io ne neuls cui eo
returnar int pois, in nulla aiudha (25) contra Lodhuuuig nun li iu er
(26)"
.

"Si Louis observe le
serment qu’il jure à son frère Charles et que Charles, mon seigneur, de son
côté, ne le maintient pas, si je ne puis l’en détourner, ni moi ni aucun de
ceux que j’en pourrai détourner, nous ne lui serons d’aucune aide contre
Louis".

 

 

Teudisca autem lingua:

Et en langue tudesque:

 

 

"Oba (27) Karl then
eid then er sinemo (28) bruodher Ludhuuuige (29) gesuor geleistit, indi
Ludhuuuig, min herro, then er imo gesuor forbrihchit, ob ih inan es iruuenden
ne mag, noh ih noh thero nohhein, then ih es iruuenden mag, uuidhar Karle imo
ce follusti ne uuirdhit".

"Si Charles observe le
serment qu’il a juré à son frère Louis et que Louis, mon seigneur, rompt
celui qu’il lui a juré, si je ne puis l’en détourner, ni moi ni aucun de ceux
que j’en pourrai détourner, nous ne lui prêterons aucune aide contre
Charles".

 

 

Quibus (30) peractis
Lodhuwicus Renotenus per Spiram et Karolus juxta Wasagum per Wizzunburg
Warmatiam iter direxit

Cela terminé, Louis se dirigea
sur Worms, le long du Rhin, par Spire, et Charles le long des Vosges, par
Wissembourg (6).

 


Notes du texte latin:

1) sacramenta
corrigé en
sacramentum A
2) folio 13, col. 1 de
A
3)
internictionem corrigé en internecionem A
4)
fraternitac corrigé en fraternitas A
5)
transcrit
Xpistianitas dans A
6) transcrit Xpistianum dans A
7)
folio 13, col. 2 de A
8)  
en
corrigé en
in A
9) la lettre a paraît
exponctué
10)
adiudha corrigé en aiudha A
11)
On a proposé de corriger
et en er (=
serai), ce qui, en effet est peut-être plus satisfaisant pour la construction
de la phrase.
12) On peut aussi lire
dist, mais
cette lecture paraît moins satisfaisante phonétiquement. Les ligatures
st et ft sont
identiques dans A. Certains linguistes lisent ou corrigent
dift (=
debet), d’autres ont lu et interprété
dist (=
debet), d’autres encore
dist (= decet).
13) ec
corrigé en
hec A
14) transcrit Xpistanes dans A
15)
gealnissi corrigé en gealtnissi A
16)
madh A
17) tesan A
18)
Sic A, pour
bruodher, comme ci-dessus
19) soma A
20)
Luheren A. Le copiste a tendance à supprimer la dentale
21)
noheiniu corrigé en nohheiniu A
22)
zhe A. Il faut corriger the, car
il n’y a pas d’exemple du groupe
zh en
vieux-haut-allemand
23)
uuerhen A
24)
Le manuscrit porte
n lostantit (avec un petit trait
horizontal sur le "n"), et de nombreuses interprétations en ont été
proposées… Mais il semble préférable de garder la leçon du manuscrit et
d’interpréter "ostanit" dans le sens du vieux français obstenir =
défendre, maintenir.
25)
aiuha
corrigé en
aiudha A
26) On a interprété iu
er
tantôt ergo ero, tantôt ibi
ero
. – Nous traduisons ici: "nous ne lui serons" et "nous
ne lui prêterons" dans la version germanique; mais littéralement, il
faudrait traduire "je ne lui serai" et "je ne lui
prêterai".
27) folio 13 verso, col. 1 de A
28) le premier
jambage de l’"m" est effacé A
29)
Hudhuuuig
corrigé en
Ludhuuuige A
30) Quipus
corrigé en
Quibus A

Notes du texte français:

1) Variante abrégée d’Argentoratum, forme
classique complète des inscriptions latines.
2) Les Annales de
Saint-Bertin
et de Fulda signalent aussi, sous l’année 842, la
substitution récente du nom germanique au nom celtique ou gallo-romain, dont
le souvenir n’était pas perdu.
3) les mots
romana
lingua
désignent la langue romane vulgaire parlée en Gaule à cette époque,
et les mots
teudisca lingua le dialecte
vieil-allemand parlé par les Francs, ou francique.
4) En prononçant ces
mots, Louis devait désigner du geste son frère Charles, à ses côtés.
5)
Contrairement à ce qui s’était passé pour l’allocution qui précède, où
chacun des deux rois tenait à mettre lui-même ses propres sujets au
courant de la situation, Louis le Germanique parle cette fois en roman
et Charles le Chauve en tudesque, afin que le serment de chacun soit
bien compris des fidèles de l’autre, vis-à-vis desquels il s’engage.
6)
Charles traversa les Vosges septentrionales ou Hardt, et, le
24 février 842, il était à Worms, où il délivrait un diplôme en
faveur de Saint-Arnoul-de-Metz (Recueil des historiens de France, tome
VIII, page 430, n° 4). Cf. Lot et Halphen, Le règne de Charles le Chauve,
tome I, page 49.

 


Remarque de l’auteur concernant le texte latin :

De ce fameux texte, il ne reste aujourd’hui que deux copies, conservées à la Bibliothèque Nationale de France. La plus ancienne date de la fin du IXe siècle (manuscrit latin 9768 – coté A dans notre texte), l’autre n’est qu’une copie incomplète du précédent, effectuée au XVe siècle (fonds latin n° 14663).

Pour l’établissement du texte, nous avons suivi aussi fidèlement que possible l’orthographe de ce manuscrit, respectant les « e » cédillés, les « ae » et les « æ » là où ils se trouvent, mais adoptant « ae » quand il s’agissait de développer une abréviation. Nous avons aussi distingué l' »u » du « v » et remplacé le double « u » par « w », afin de faciliter la lecture, sauf dans le texte en francique des « Serments de Strasbourg », où, faute de pouvoir indiquer avec certitude l’ancienne prononciation, nous avons cru devoir conserver la graphie de l’original. Nous n’avons fait aucune correction, addition ou suppression de mot sans en avertir dans les notes critiques – ce qui s’est produit plusieurs fois: car le texte, en certains endroits, paraît avoir eu assez à souffrir. Néanmoins, nous avons toujours cherché à nous rapprocher le plus possible de la leçon du manuscrit A, de manière à en reproduire la physionomie : car il est de bonne époque et évidemment peu éloigné de l’archétype, malgré ses erreurs ».

Sources : D’après l’ouvrage intitulé « Nithard – Histoire des fils de Louis le Pieux », édité et traduit par Ph. Lauer, bibliothécaire au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, publiés sous la direction de Louis Halphen dans la collection « Les Classiques de l’Histoire de France au Moyen Age », Paris, Librairie ancienne Honoré Champion, éditeur, 1926, pages 101 à 109.