Guillaume de Machaut (1300-1377) est un des écrivains et compositeurs parmi les plus prolifiques du Moyen-âge. C’est même un auteur incontournable pour qui s’intéresse à l’art musical et poétique français du 14ème siècle.

L’extrait présenté est issu de l’oeuvre intitulée « Jugement dou roy de Navarre »Rattaché à la littérature courtoise, ce long poème  comporte une longue première partie évoquant les malheurs du temps. Sans doute composé vers 1349, Guillaume de Machaut fait allusion, sans la nommer, à  la Peste noire qui a ravagé le royaume de France à partir de 1348. Non daté et non situé, l’auteur évoque un massacre de Juifs accusés d’être à l’origine du mal qui décime la population. On retrouve ici les préjugés antijudaïques médiévaux que Guillaume de Machaut  semble partager (et donc approuver les massacres, vus comme un châtiment divin) : empoisonnement des « puis, rivieres et fonteinnes Qui estoient cleres et seinnes » ; l’argent corrupteur de « Judée la honnie, La mauvaise, la desloyal, Qui bien het et aimme tout mal. Qui tant donna d’or et d’argent ».

 

Note : on doit au philosophe René Girard dans son ouvrage devenu un classique Le bouc émissaire d’avoir attiré l’attention sur ce texte. Il en propose une analyse de haute volée dans le premier chapitre.


Texte d’origine en vieux français

[…]

Après ce, vint une merdaille
Fausse, traïtre et renoïe :
Ce fu Judée la honnie,
La mauvaise, la desloyal,
Qui bien het et aimme tout mal.
Qui tant donna d’or et d’argent

Et promist a crestienne gent,
Que puis, rivieres et fonteinnes
Qui estoient cleres et seinnes
En pluseurs lieus empoisonnerent,
Dont pluseurs leurs vies finerent ;
Car trestuit cil qui en usoient
Assez soudeinnement moroient.
Dont, certes, par dis fois cent mille
En morurent, qu’a champ, qu’a ville,
Einsois que fust aperceüe
Ceste mortel descouvenue.

Mais cils qui haut siet et loing voit,
Qui tout gouverne et tout pourvoit,
Ceste traïson plus celer
Ne volt, eins la fist reveler
Et si generalement savoir
Qu’il perdirent corps et avoir.
Car tuit Juïf furent destruit,
Li uns pendus, li autres cuit,
L’autre noié, l’autre ot copée
La teste de hache ou d’espée.
Et meint crestien ensement
En morurent honteusement.

[…]

Guillaume de Machaut, jugement dou roy de Navarre, vers 1349 (?)

Proposition de traduction en français moderne

[…]

Après cela apparut un groupe de scélérats
Qui étaient faux, traîtres et hérétiques :
C’était la honteuse Judée,
La mauvaise, la déloyale,
Qui haït le bien et aime le mal de toute espèce,
Qui donna et promit tant
d’or et d’argent au peuple chrétien,
Qu’en plusieurs endroits elle
empoisonna les puits, les ruisseaux et les fontaines
Qui avaient été clairs et sains,
Et tant de gens perdirent la vie
Parce que tous ceux qui les utilisaient
moururent tout à coup, et de cette manière
Dix fois cent mille certainement

Périrent dans les campagnes et les villes aussi bien
Avant que cette affliction mortelle
Ne fût remarquée.

Mais Celui qui est assis là-haut et voit loin,
Qui gouverne tout et pourvoit à toutes choses,
N’a pas voulu que cette trahison
fût plus longtemps cachée ; Au contraire, Il l’a révélée
et rendue si publique
qu’ils perdirent la vie et leurs biens.
Car tous les Juifs furent mis à mort,
Les uns pendus, les autres brûlés vifs,
L’un noyé, l’autre décapité
Par la hache ou l’épée,
Et de même beaucoup de Chrétiens
moururent d’une mort ignominieuse à cause de cela. […]


Le jugement dou roy de Navarre a fait l’objet d’une interprétation remarquable.