Aux lendemains des deux guerres mondiales, les mutilés de guerre font l’objet d’une attention particulière de la société et la question de leur réinsertion est posée. Mais après 1945, la question du handicap en général et celui des paraplégiques en particulier est abordée différemment. Si la question d’une aide par l’exercice physique avait été envisagée dès la fin du XIXème siècle, cette fois, elle ne fait plus débat : le sport s’impose comme une solution pour les aider.

Ce lien est effectué, entre autres par le professeur Ludwig Guttmann. Ce dernier est né en juillet 1899 dans une famille juive allemande, à Tost (Haute-Silésie). Trois ans plus tard, sa famille s’installe à Konigshütt. En 1918, il décide de poursuivre des études de médecine et finit par obtenir son diplôme de médecin en 1924. Il est recruté à Breslau (Prusse). Marié en 1927, il dirige l’année suivante un service de neurologie dans un hôpital municipal de Hambourg, puis revient à Breslau (où il a commencé ses études de médecine) comme premier assistant de Foerster. En 1930, Guttmann devient Privatdozent (enseignant exerçant à titre privé dans les universités allemandes, suisses et autrichiennes).

Après l’arrivée d’Hitler au pouvoir le 30 janvier 1933, les médecins juifs sont interdits d’exercice dans les hôpitaux civils, à partir d’un mois d’avril. Guttmann prend alors un poste de neurologue à l’hôpital juif de Breslau en 1933 et en devient le directeur médical en 1937. Témoin des violences nazies, il décide finalement de s’exiler en Grande-Bretagne en 1939, sa famille ayant obtenu des visas. Finalement, Guttmann est embauché à la Radcliffe Infirmary.

En 1944, le gouvernement britannique lui demande de fonder le National Spinal Injuries Centre (Centre national des blessés de la moelle spinale) à l’hôpital de Stoke Mandeville, situé au nord-est de Londres. Ce centre fait alors partie d’un programme de rééducation des blessés de la Seconde Guerre mondiale atteints à la moelle spinale, dont la fonction principale est la transmission des messages nerveux entre le cerveau et le reste du corps. L’objectif est alors d’augmenter l’espérance de vie des paraplégiques. Il dirige ce centre jusqu’en 1966. Guttmann s’intéresse à la rééducation psychologique et sociale de ses patients. Ceux-ci étant souvent jeunes, il met au point une thérapie basée sur le sport incluant des activités physiques telles que le tennis de table, le basket-ball, ou encore le tir à l’arc.

Jane Richon

C’est dans ce contexte qu’en 1948, Gutmann a l’idée d’organiser des jeux sportifs en 1948, juste avant les Jeux olympiques organisés à Londres, les premiers de l’après-guerre. Les premiers Jeux de Stoke Mandeville se tiennent  le 28 juillet 1948 et réunissent avant tout d’anciens soldats. Seuls le tir à l’arc et le basket sont pratiqués. Mais très vite, les jeux, annuels, prennent une ampleur inédite : en 1952, plus de 130 compétiteurs internationaux atteints de handicap y participent, à l’exception des sourds-muets. En 1953, cet article paru dans le magazine très select Point de Vue image du monde créé en 1945, témoigne de l’intérêt de la démarche de Guttmann, interrogé pour l’occasion. Cet article se veut en prime inclusif avant l’heure en mettant en avant le parcours d’une participante : Jane Richon dont le portrait est proposé.

Le succès de ces jeux se confirme : 3 ans plus tard, le CIO accorde aux jeux de Stoke Mandeville le statut officiel de Jeux olympiques. Les Jeux paralympiques sont nés!


Sous le soleil d’Italie, en 1944, le canon tonne, les tanks alliés foncent sur Rome. Dans l’un d’eux, un jeune caporal plein d’allant continue à tirer de la tourelle de son char immobilisé par un obus ennemi. Dans le feu du combat, dans son enthousiasme, il se redresse et reçoit une rafale qui l’atteint aux jambes. Mais un shrapnell atteint également sa colonne vertébrale.
Ramené à l’arrière, les trois quarts du corps paralysé, il est condamné à mourir allongé sur un lit d’hôpital. Cependant aujourd’hui, Harry Collier — tel est son nom ¬ est l’un des employés les plus capables d’une fabrique de gants de Slough. Il est marié, il possède une maisonnette et participe à la vie de la communauté autant qu’un autre.

Ce miracle il l’a dû au fait qu’il était le premier « client » d’un petit homme nerveux, rieur, enthousiaste, qui pour l’instant vit un grand jour de son existence en présidant les « Jeux Olympiques de l’Espérance » qu’il a mis sur pied dans son hôpital. Il dispose maintenant de 160 lits et a traité plus de 900 malades, dont plus de 750 ont retrouvé une vie quasi normale dans la société. Le pourcentage de mortalité dans son hôpital est de l’ordre de 8 % ! Y compris les décès dus à des causes indépendantes de la paraplégie proprement dite. Ce docteur miracle, c’est le professeur Ludwig Guttmann.
Il me reçoit aujourd’hui avec la cordialité des gens heureux qui ont gagné une bataille, la plus dure des batailles contre la mort.
Le docteur Guttmann est un homme de 54 ans, qui fut le collaborateur du fameux neurologiste allemand Otfrid Foerster. Juif allemand lui-même, il dirigea, après avoir été évincé par le nazisme de ses fonctions à l’Université de Breslau, l’hôpital israélite de la même ville jusqu’en 1939.
En mars 1939, il est en Angleterre grâce à une bourse qui lui permet de poursuivre ses travaux à Oxford. La guerre le surprend dans ce pays tandis qu’en Allemagne son père, sa sœur et les autres membres de sa famille sont assassinés par les nazis dans les camps de concentration.
En 1944, devenu citoyen britannique, il prend la direction de ce centre de traumatologie spinale de Stoke Mandeville qui allait, en moins de dix ans, devenir célèbre dans le monde entier.
Il me résume ses idées révolutionnaires en matière de procédés de réadaptation des paraplégiques : « Nos malades comme beaucoup d’autres malades chroniques, représentent non seulement un problème psycho-biologique,  mais aussi un problème sociologique d’importance grandissante. Ceux qui contribuent à leur réadaptation doivent, dès le début du processus et à travers toutes ses phases, considérer le patient comme un être social et ne pas penser seulement à sa colonne vertébrale fracturée ou à sa vessie infectée.
Dès qu’on eut reconnu la subsistance, chez le paraplégique, de forces physiques et psychologiques capables de servir son reclassement, l’on s’est soucié de bien évaluer ses forces et de les utiliser méthodiquement pour développer chez lui un mode nouveau d’innervation qui puissent lui permettre de refaire sa vie selon un schéma entièrement renouvelé. Enfin, l’observation médicale du détail et un usage plus répandu des méthodes scientifiques dans le travail clinique, ont abouti à une association plus étroite de la physiologie et de la pratique médicale. C’est ainsi que l’on arrive à traiter les principales complications liées aux traumatismes ou maladies graves de la moelle épinière telles que les plaies de lit, l’infection de l’appareil urinaire, les contractures, les états spasmodiques persistants, etc…
Ces complications entraînaient le plus souvent la mort du malade … »
Mais ce qui est aussi important, conclut le docteur, c’est de persuader le patient de faire l’effort nécessaire pour recouvrer sa place dans la société, son indépendance et son utilité. Il faut qu’il consente, et qu’il croie possible, ce retour au monde, en qualité de citoyen respecté … »
C’est ce miracle de volonté, ce prodigieux effort de reconquête des forces vives qu’il m’a été donné de voir chez les paraplégiques.

On connaît le drame de l’aveugle, celui de l’invalide amputé d’un membre, la grande misère du tuberculeux, la tragique inconscience de l’aliéné, mais rien n’égale dans le désespoir la condition du paraplégique dont la diminution physique, encore récemment réputée incurable, s’accompagne d’une tragique lucidité.
Et c’est là que l’on assiste au prodigieux triomphe de la volonté et de l’esprit humain. Le « travail » des paraplégiques m’a étrangement rappelé l’étonnante aventure du fameux pilote Guillaumet, isolé en haute montagne après un accident d’avion, les jambes brisées et qui réussit, en rampant uniquement à l’aide de ses bras, à parcourir dans la neige près de quarante kilomètres avant de trouver du secours. Ce miracle de volonté, que l’on cite en exemple, est renouvelé tous les jours chez les paraplégiques.
J’ai retrouvé à Stoke Mandeville une jeune fille française que je connais bien. Jane Richon était sous-lieutenant interprète dans l’armée française en 1945 après avoir fait la campagne d’Italie. Un jour, en mission de liaison à bord d’une Jeep, elle est victime d’un accident. À 22 ans ! Voilà huit ans qu’elle est paraplégique. De l’hôpital militaire Begin à la Fondation Raymond-Poincaré à Garches, d’un lit de douleur à un autre, elle n’a jamais désespéré. Sa soif de vivre lui a permis de conserver une force extraordinaire. Contre les administrations, contre les difficultés, contre l’incompréhension et parfois l’incompétence, elle a lutté, elle a vécu. On lui parle du Dr. Guttmann. Elle réussit à le faire venir en consultation à Paris à ses frais. Il l’examine, reconnaît son énergie indomptable et lui conseille de venir suivre son traitement en Angleterre. Jane reprend la lutte et en un an, obtient son transfert.
Je l’ai retrouvée à la tête de l’équipe française de ces étranges Jeux Olympiques. Elle tirait à l’arc, et ne s’est fait battre à la nage que par un paraplégique Australien qui avait été champion dans son pays et sélectionné pour les jeux olympiques d’Helsinki avant son accident… Jane, après être restée des années allongée sur le dos, se déplace maintenant dans une chaise roulante.
Qui plus est, elle MARCHE. Et nous avons célébré les premiers vingt centimètres qu’elle a pu parcourir entre des barres parallèles après trois heures d’efforts …
Ces vérités, ces détails, ces chiffres, se passent de commentaires et d’explications. Jane Richon, titulaire de la Croix de guerre, est chevalier de la Légion d’honneur à titre militaire. Et elle m‘expliquait avec un grand rire frais que son vainqueur de la piscine, outre sa spécialisation de nageur, était d’une « classe » légèrement inférieure. Entendez que sa lésion spinale n’était pas aussi haute que la sienne, de sorte qu’il était moins handicapé !
[…]

Jean Derly, « Les olympiades de l’Espoir », Point de vue image du monde, 20 août 1953, extrait pages 10-11 et 30