Luis Felipe de ALENCASTRO, cdrom Encyclopædia Universalis, 2.0
Le commerce d’esclaves en Afrique
Pour mesurer les conséquences du pillage exercé sur les populations du continent noir, on doit tenir compte de plusieurs facteurs. Avant que les îles atlantiques (Madère, Canaries, São Tomé) et l’Amérique ne soient reliées au commerce négrier, des réseaux caravaniers et maritimes approvisionnent déjà le nord de l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Inde et l’Insulinde en captifs originaires d’Afrique noire. Le Maroc, Tripoli, l’Égypte et l’Arabie du Sud se détachent alors comme des marchés régionaux d’esclaves. Commencée avant la Grande Déportation atlantique (XVIe-XIXe s.), la traite transsaharienne orientée vers le nord de l’Afrique et l’Arabie prendra fin aussi après celle-ci. Au total, près de 8 millions d’esclaves seront transportés par les réseaux transsahariens et ceux de la corne de l’Afrique entre le VIIIe et le XIXe siècle. Moins intenses mais plus pérennes que celles de l’Atlantique, les déportations vers le nord – nord-est de l’Afrique sont aussi moins connues. Touchant à des questions traumatisantes du passé des sociétés et des nations, la discussion sur la traite dépasse parfois le débat historique pour s’engager dans la polémique politique. La sous-estimation du nombre de Noirs transportés vers l’Amérique est éventuellement perçue comme un moyen destiné à minimiser les conséquences du pillage occidental sur l’Afrique, alors que les études sur la traite transsaharienne, concernant généralement le monde islamique, peuvent être suspectées de vouloir envenimer les rapports entre Arabes et Noirs d’Afrique.
Trois marchés esclavagistes ponctionnent les populations noires à l’époque moderne : le premier est celui des zones esclavagistes à l’intérieur même de l’Afrique, dans la région subsaharienne, le second, le Moyen-Orient et le Maghreb, le troisième, l’Amérique. Chacun de ces marchés possède ses propres caractéristiques. En Afrique subsaharienne, le prix des captives dépassait celui des captifs, car la productivité des femmes – non seulement comme domestiques, épouses et mères, mais aussi comme travailleuses – était supérieure à celle des paysans et des artisans masculins dans la plupart des sociétés de l’Afrique noire. Structurellement limitée, en raison de la demande restreinte des produits mis en valeur par des captifs, cette économie africaine donna néanmoins lieu à des réseaux de traite qui facilitèrent la pénétration du grand commerce atlantique d’esclaves au XVIe siècle. En Afrique du Nord et au Moyen-Orient, les prix des captives était plus élevé encore que dans la région subsaharienne, bien que des esclaves masculins y fussent aussi utilisés dans l’agriculture et dans les tâches militaires. En Amérique prédominait, en revanche, l’utilisation d’esclaves masculins. Des recherches concordantes démontrent que les écarts de prix entre les captifs et les captives, les différences de mortalité entre les esclaves des deux sexes pendant la traversée océanique ou le choix des colons esclavagistes à l’achat n’expliquent pas le fait que le nombre d’hommes atteignît en moyenne le double de celui des femmes parmi les 10 millions d’Africains arrivés au Nouveau Monde. En réalité, si moins de captives furent vendues dans les ports de traite, c’est parce que les femmes étaient plus demandées que les hommes sur les marchés esclavagistes de l’Afrique.
Avant 1650, la traite vers le Nouveau Monde portait sur moins de 10 000 esclaves par an. Ces ponctions, limitées à l’échelle du continent, pesaient déjà sur les régions les plus atteintes : haute Guinée, Sénégambie, Congo, Angola et peut-être Bénin. Un tournant se produit au cours du premier quart du XVIIIe siècle, lorsque la demande américaine – activée par l’essor des plantations en Amérique du Nord et aux Antilles, ainsi que par l’exploitation simultanée de l’agriculture et des mines d’or au Brésil – fait quadrupler les prix des esclaves en Afrique. L’Amérique devient la plus grande zone esclavagiste du monde, dépassant de loin les marchés du Moyen-Orient. Cette hausse du prix des « pièces » accentue les mécanismes sociaux et les politiques de production d’esclaves en Afrique : on voit s’intensifier les razzias perpétrées par les ethnies guerrières, les enlèvements organisés par des bandes, les pratiques coutumières punissant des délits divers de la peine de captivité. En même temps entrent en lice les grandes zones africaines de déportation : baie du Bénin, Côte de l’Or, Loango et surtout Angola. L’accroissement de la demande américaine entraîne une hausse des prix des captifs, diminuant du même coup les transferts d’esclaves vers le Moyen-Orient et la région subsaharienne. Sous l’effet de ces déplacements massifs de population, les sociétés africaines subissent de profonds changements.
Le débat relatif aux ponctions esclavagistes sur le continent noir est déjà ancien. Malthus écrivait au début du XIXe siècle que la démographie africaine pouvait combler les pertes humaines causées par la traite océanique. À la même époque, les abolitionnistes européens affirmaient, au contraire, que ces prélèvements dépeuplaient l’Afrique. Une étude localisée et méticuleuse (P. Manning et W. S. Griffiths, 1988) montre que la traite atlantique a durement éprouvé les populations des régions côtières de l’Afrique de l’Ouest. Peuplées de 25 millions d’habitants en 1730, ces régions avaient perdu de 3 à 7 millions d’habitants en 1850. Même si elles ont été moins nombreuses que celles des hommes, les déportations de jeunes femmes dans la tranche d’âge de 15 à 29 ans – les années les plus favorables de la fécondité féminine – ont lourdement pesé sur la reproduction des populations de la région. Toujours en Afrique de l’Ouest, où les études démographiques sont plus poussées, on peut estimer à environ 12 millions le nombre d’individus capturés à partir de 1700. De ce total, 6 millions ont été déportés outre-mer, 4 millions furent livrés à la captivité domestique et les 2 millions restants périrent en Afrique au cours du processus de leur mise en esclavage.