Luis Felipe de ALENCASTRO, cdrom Encyclopædia Universalis, 2.0

La traite et la colonisation de l’Amérique

La découverte de l’Amérique suscita l’unification épidémiologique de la planète, provoquant un choc microbien et viral chez les Amérindiens. Déjà atteintes par les maladies contagieuses qui frappaient les Européens et partiellement immunisées, certaines populations africaines parurent mieux adaptées que les Amérindiens au nouveau milieu épidémiologique américain. Dès lors, l’introduction d’Africains, favorisant la contagion chez les Amérindiens, incita les colons à acquérir davantage d’esclaves originaires de régions africaines immunisés contre les maladies infectieuses transmissibles, en particulier contre la rougeole et la variole. Perceptible dès le début du XVIIe siècle, ce choix des colons contribua, à la fois, au dépérissement des populations amérindiennes et au développement de l’esclavage africain dans le Nouveau Monde.

Les caractéristiques d’âge et de sexe des déportés conditionnèrent l’évolution démographique des populations noires américaines. La faible proportion de femmes parmi les esclaves, le fait que celles-ci aient déjà passé plusieurs années de leur période de fécondité en Afrique et le petit nombre d’enfants débarqués rendaient difficile la reproduction des esclaves en Amérique. Comme l’écrit C. Meillassoux, la reproduction « mercantile » des esclaves – par le biais de la traite – était plus rapide et plus rentable que leur reproduction naturelle. Dans ce contexte, les États-Unis, où le taux de reprodution des esclaves a été positif dès le début du XVIIIe siècle, constituent un cas à part dans les annales de l’esclavage moderne. Les arguments attribuant cette spécificité au « meilleur traitement » que les Américains auraient accordé à leurs esclaves ont été rejetés par les historiens démographes, qui ont démontré que la période de fécondité des captives était à peu près semblable dans toutes les régions américaines. Des recherches récentes soulignent, en revanche, l’importance de la durée de l’allaitement. Alors que les esclaves américaines adoptaient les méthodes de l’Europe du Nord, nourrissant leurs enfants pendant une année, dans les autres régions esclavagistes du continent, elles suivaient les traditions africaines, prolongeant l’allaitement au-delà d’une année. L’écart des intervalles intergénésiques qui en résulte semble être l’une des raisons du plus grand nombre de naissances chez les esclaves américaines.

Outre le déclin de la population amérindienne et le taux d’accroissement négatif des esclaves noirs, la traite atlantique fut aussi stimulée par les réticences des Européens à émigrer en Amérique. David Eltis remarque que, du point de vue de l’immigration, le continent américain constitue, jusqu’au milieu du XIXe siècle, une extension de l’Afrique plutôt qu’un prolongement de l’Europe. Pour chaque Européen arrivé au Nouveau Monde autour des années 1820, il entrait quatre, et peut-être cinq, Africains. C’est seulement après les années 1840 que les migrations européennes dépassèrent les transferts forcés d’Africains vers l’Amérique. Néanmoins, l’importance des esclaves ne repose pas uniquement sur le fait que, en Amérique, ils pouvaient être contraints de travailler lorsque les travailleurs libres s’y refusaient. En réalité, les captifs noirs furent liés à un secteur productif spécifique : ils attiraient plus d’investissements, travaillaient plus intensément, plus longuement, de façon plus coordonnée, et ils produisaient des marchandises pour le commerce et l’exportation à une échelle inégalée dans les secteurs coloniaux tributaires du travail libre. La coercition, l’absence de la division sexuelle du travail dans les champs et la reproduction mercantile des esclaves assurée par la traite atlantique entraînent des taux élevés d’activité économique chez les esclaves : plus de 80 p. 100 d’entre eux sont économiquement actifs dans les plantations, alors que, chez les agriculteurs libres contemporains, cette proportion plafonne entre 50 et 60 p. 100. Ces données conduisent à une révision des schémas du physiocrate Dupont de Nemours et du théoricien du libéralisme économique, Adam Smith, sur l’inefficacité relative du travail des esclaves (R. W. Fogel et S. L. Engerman, 1975).