Durant la Seconde Guerre mondiale, lorsque après un long entretien diplomatique, Churchill écoute Staline évoquer les difficultés de la collectivisation de l’agriculture soviétique, il se remémore une phrase de l’Irlandais Burke estimant qu’il ne sert à rien de faire justice s’il faut fonder de nouvelles injustices. Penseur par excellence de la Contre-révolution, Burke oppose ici la sagesse (sic) du préjugé aux droits de l’Homme ou à la Raison invoquée depuis les Lumières. Typique d’une pensée classée à droite, la pensée de Burke accorde grande place à la nature et à ce qu’on pourrait qualifier de sagesse raisonnable des hiérarchies.
Nous ne sommes pas les adeptes de Rousseau, ni les disciples de Voltaire; Helvétius n’a pas fait fortune parmi nous; des athées ne sont pas nos prédicateurs, ni des fous nos législateurs. Nous savons que nous n’avons pas fait de découvertes; & nous croyons qu’i1 n’y a pas de découvertes à faire en moralité; ni beaucoup dans les grands principes de gouvernement, ni dans les idées sur la liberté qui, longtemps avant que nous fussions au monde, étoient aussi bien connus qu’ils le seront lorsque la terre aura élevé son moule sur notre présomption, & que la tombe silencieuse aura appesanti sa loi sur notre babil inconsidéré. En Angleterre, nous n`avons pas encore été dépouillés de nos entrailles naturelles; nous sentons encore au-dedans de nous, nous chérissons & nous cultivons ces sentimens innés, qui sont les gardiens fidèles, les surveillants actifs de nos devoirs, & les vrais soutiens de toute morale noble & virile.
Nous n`avons pas encore été vuidés & recousus, pour être remplis, comme les oiseaux d’un musée, avec de la paille, avec des chiffons, & avec de méchantes & sales hachures de papiers sur les droits de l’homme. Nous conservons la totalité de nos sentiments dans leur pureté native & en entier; ils ne sont sophystiqués1 ni par le pédantisme, ni par l’infidélité. Nous avons de véritables cœurs de chair & de sang qui battent dans nos seins; nous craignons Dieu; nous élevons avec crainte nos regards vers les rois, avec affection vers les parlemens2, avec déférence vers les magistrats, avec révérence vers les prêtres; & avec respect vers la noblesse, Pourquoi ? Parce que quand de telles idées sont présentées à nos yeux, il est naturel d”être ainsi affecté; parce que tous les autres sentimens3 sont faux & factices, parce qu’ils tendent à corrompre nos esprits, à vicier les bases de notre morale, pour nous rendre incapables de jouir d”une liberté éclairée; & en nous donnant des leçons d’une insolence servile, licencieuse & dissolue, pour faire le vil amusement de quelques jours de fêtes, de nous façonner parfaitement pour l’esclavage, & de nous en rendre justement & à jamais dignes. Vous voyez, monsieur, que dans ce siècle de lumière, je suis assez courageux pour avouer que nous sommes généralement les hommes de la nature; qu’au lieu de secouer tous les vieux préjugés, nous les aimons au contraire beaucoup; & pour nous attirer encore plus de honte, je vous dirai que nous les aimons, parce qu’ils sont des préjugés; que plus ils ont régné, que plus leur influence a été générale, plus nous les aimons encore. Nous avons peur d’exposer les hommes à ne vivre & à ne commercer qu’avec le fond particulier de raison qui appartient à chacun; parce que nous soupçonnons que ce capital est faible dans chaque individu, & qu’ils feroient beaucoup mieux tous ensemble de tirer avantage de la banque générale & des fonds publics des nations & des siècles.
Beaucoup de nos penseurs, au lieu de bannir les préjugés généraux, emploient toute leur sagacité à découvrir la sagesse cachée qui domine dans chacun. S’ils parviennent a leur but, & rarement ils le manquent, ils pensent qu’il est bien plus sage de conserver le préjugé avec le fond de raison qu’il renferme, que de se dépouiller de ce qu’ils n”en regardent que comme le vêtement, pour laisser ensuite la raison toute à nud4; parce qu’ils pensent qu’un préjugé, y compris sa raison, a un motif qui donne de l’action à cette raison, & un attrait qui y donne de la permanence. Le préjugé est d”une application soudaine dans l”occasion; il détermine, avant tout, l’esprit à suivre avec constance la route de la sagesse & de la vertu, & il ne laisse pas les hommes hésitant au moment de la décision; il ne les abandonne pas aux dangers du scepticisme, du doute & de l’irrésolution. Le préjugé fait de la vertu, une habitude pour les hommes, & non pas une suite d’actions incohérentes; par le moyen des bons préjugés enfin, le devoir fait partie de notre propre nature.
Edmund Burke, Reflections on the Revolution in France, 1790.
1 Orthographe des XVIIIe-XIXe.
2 Id.