ALGER VERS 1550

L’auteur de ce texte est né en 1517 et a accompagné une mission diplomatique française royale en direction de Constantinople, en passant par Alger, en 1550-1551. L’ouvrage, publié seulement en 1567-1568, a été réédité à Anvers en 1576 ; c’est de cette édition dont se sont servis les éditeurs modernes du texte.

Le titre exact est le suivant (long, à la manière de l’époque) :
« Les navigations, pérégrinations et voyages faits en la Turquie par Nicolas
de Nicolay Dauphinois, seigneur d’Arfeuille, valet de chambre et géographe ordinaire du roi de France contenant plusieurs singularités que l’auteur y
a vu et observé
Le tout distingué en quatre livres
Avec soixante figures au naturel tant d’hommes que de femmes selon la
diversité des nations, leur port, maintien, habits, lois, religion et façon
de vivre, tant en temps de paix comme de guerre
Avec plusieurs belles et mémorables histoires advenues de notre temps. »

Orthographe d’époque

« Alger (…) est située sur la mer Méditerranée à la pente d’une montagne, et environnée de fortes murailles avec remparts, bons fossés, plates-formes et boulevards, presque en forme triangulaire. (…) Quant aux édifices, outre le palais royal, il y a plusieurs belles maisons de particuliers, davantage grand nombre de bains et cabarets publics. (…) Au bas de la ville qui regarde la tramontane, joignant les murailles battues des vagues de la mer, en une grande place, est (…) édifiée leur principale et maîtresse mosquée. Et un peu plus bas, se voit l’arsenal qui est le lieu où on retire et raccoutre les galères et autres vaisseaux. Cette cité est fort marchande à cause qu’elle est située sur la mer, et si est par ce moyen merveilleusement peuplée par sa grandeur. Car elle est habitée de Maures, Turcs et Juifs en grande quantité, qui avec merveilleux gain exercent le train de marchandise et si prêtent ordinairement à usure. Ils ont deux marchés toutes les semaines auxquels arrivent peuples infinis des montagnes, plaines et vallées circonvoisines, qui y apportent toutes sortes de fruits, grains et volailles à très grand marché. (…)

La plupart de ceux qu’on appelle Turcs en Alger, soit de la maison du roi, ou des galères, sont chrétiens reniés et mahométisés de toutes nations. Mais sur tous force Espagnols, Italiens et Provençaux des îles et côtes de la mer Méditerranée, tous adonnés à paillardise, sodomie, larcins et tous autres vices détestables ne vivant que des courses, rapines et pilleries qu’ils font sur la mer, et îles circonvoisines, et avec leur art piratique, amènent journellement en Alger un nombre incroyable de pauvres chrétiens qu’ils vendent aux Maures et autres marchands barbares pour esclaves qui puis les transportent et revendent où bon leur semble, ou bien, à coups de bâton les emploient et contraignent au labourage des champs et tous autres vils et abjects métiers, et servitude presque intolérable. (…)

Et, tout le long du fleuve et du rivage, les femmes et les filles esclaves maures de la ville d’Alger vont laver le linge, étant ordinairement toutes nues, excepté qu’elles portent une pièce de toile de coton de quelques couleur bigarrée pour couvrir les parties secrètes (lesquelles toutefois pour peu d’argent elles découvrent volontiers) et portent aussi pour ornement, au col, aux bras et aux jambes des grands colliers ou bracelets de laiton embellis de quelques pierres fausses. Mais quant aux femmes des Turcs ou Maures, on ne les voit guère aller découvertes. Car elles portent un grand bernuche [burnous] d’une fine serge blanche, noire ou violette qui leur couvre toute la personne et la tête.. (…) »

Nicolas de NICOLAY, « Les navigations, pérégrinations et voyages faits en la Turquie« , Livre Premier, VIII, 1567-1568. Présenté et annoté par Marie-Christine GOMEZ-GÉRAUD et Stéphane YÉRASIMOS sous le titre Nicolas de NICOLAY, « Dans l’empire de Soliman le Magnifique. » Paris, Presses du CNRS, 1989, coll.  » Singulier Pluriel « , 311 p.

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Alger à la fin du XVIe siècle

La ville et l’architecture

Diego de Haëdo, moine espagnol de l’ordre des bénédictins, neveu de l’archevêque de Palerme à qui il dédie son livre, était chargé de négocier le rachat des chrétiens captifs à Alger, où il séjourne entre 1578 et 1581. Sa Topographie et histoire générale d’Alger a été publiée à Valladolid en 1612.

« Revenons à la ville : à l’intérieur de ses murailles, elles ne renferme que 12’200 maisons grandes et petites, car le développement de son enceinte n’est pas considérable, et qu’il n’y a pas une seule de ces habitations qui ne contienne une cour d’une plus ou moins grande étendue. Toutes les rues, plus étroites que les rues les plus rétrécies de Grenade, de Tolède ou de Lisbonne, peuvent livrer passage à un cavalier, mais pas à deux hommes de front. Une seule rue fait exception, c’est la grande rue du Socco [Souk], que nous avons dit traverser la ville en ligne directe de la porte Bab Azoun à la porte Bab el-Oued, parce qu’elle forme une espèce de marché entouré de chaque côté d’une nombre infini de boutiques où l’on vend toute sorte de marchandises ; encore cette rue qui est la principale et la plus large voie d’Alger, atteint à peine dans sa plus grande largeur 40 empans (1) tout au plus, et sur bien des points elle est de beaucoup plus étroite.

En résumé, les maisons de cette ville sont tellement agglomérées et serrées les unes contre les autres qu’elles la font ressembler à une pomme de pin bien unie. Il résulte de cet état de choses que les rues sont très sales pour peu qu’il pleuve parce que toutes ont le grand inconvénient d’être très mal pavées. A part la grande rue du Souk dont il vient d’être parlé, aucune d’elles n’a l’avantage d’être droite, ou alignée, et encore cela peut-il se dire ? car dans toutes les villes bâties par les Maures il est d’usage de n’apporter aucun soin et aucun ordre dans l’établissement des rues.

Quant à l’architecture de leurs maisons, il n’en est plus ainsi ; la plupart d’entre elles, ou pour mieux dire presque toutes sont très jolies. Elles sont généralement bâties à la chaux très solidement, et couvertes de terrasses sur lesquelles on étend au soleil le linge pour le faire sécher. Les maisons sont tellement rapprochées, et les rues si étroites que l’on pourrait parcourir presque toute la ville, en passant d’une maison à l’autre ; c’est du reste le moyen qu’emploient pour se visiter beaucoup de femmes de la ville. Mais cette grande facilité de communication par les terrasses expose à des vols, comme cela arrive souvent, car les voleurs savent aussi très bien prendre ce chemin, si on n’y veille pas. Il est bien peu de ces maisons qui n’aient un grand vestibule, une cour spacieuse destinée à éclairer largement l’intérieur, car comme les Maures ne veulent pas que leurs femmes ou leurs filles voient dehors ou soient vues, ils ne font pas ouvrir les fenêtre sur les rues, comme il est d’usage en pays de chrétienté. Ces vestibules et ces cours, généralement construits en briques avec beaucoup de goût, sont pour la plupart ornés sur leurs parois de carreaux de faïence de diverses couleurs ; il en est de même des corridors et des balustrades situées à l’intérieur de ces cours, qui ressemblent aux cloîtres des monastères ; ces ouvrages entretenus avec le plus grand soin sont frottés et lavés chaque semaine. Comme pour ces lavages et pour leurs autres besoins une grande quantité d’eau est nécessaire, chaque maison a généralement son puits, et beaucoup ont aussi en même temps une citerne. L’eau des puits est lourde et saumâtre ; on ne boit que celle des fontaines, qui sont belles et nombreuses au-dedans et au-dehors de la ville. »

Diego de HAËDO, Topographie et Histoire générale d’Alger, trad. de l’espagnol par Dr. Monnereau et A. Berbrugger, Editions Bouchène, 1998, p. 52 – 53.

1) Un empan = 25 cm environ

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Le gouvernement et l’administration d’Alger à la fin du XVIe siècle

« Le commandement de cette ville et de tout le pays est placé sous l’autorité d’un gouverneur, nommé par le Grand Turc ordinairement pour trois ans, quelquefois plus, quelquefois moins, ainsi que cela a eu lieu. Le choix ne tombe pas toujours sur un Turc ; il a porté quelque fois sur un renégat, ou sur un Maure élevé parmi les Turcs, et façonné à leurs usages (…). En langue turque, on appelle ce gouverneur baxa [pacha] ; ce titre est donné à tous ceux qui gouvernent de grands royaumes, parce que ceux qui sont à la tête des États ou des provinces de peu d’étendue sont désignés sous le nom de sanjachaboy [sandjak-bey]. Comme les Ottomans ne reconnaissent aucun autre souverain que le Grand Turc, le nom de pacha, à proprement parler, ne signifie pas roi, mais bien gouverneur, c’est donc ainsi qu’on doit appeler celui qui gouverne Alger, et le territoire qui en relève. Cependant parmi les chrétiens, il est d’usage de donner le nom de roi, aux gouverneurs d’Alger, de Tunis, de Tripoli, et autres États barbaresques. Les Maures les qualifient de sultan, dénomination qui en leur langue signifie roi et seigneur suprême. D’ordinaire, le Grand Turc ne donne point ces charges pour récompenser le mérite ou des services rendus ; elles ne s’obtiennent que par l’intermédiaire intéressé des conseillers et des favoris de la cour qu’il faut grassement payer ; aussi c’est à celui qui donne les plus beaux présents que revient cette charge et même d’autres plus importantes.

Donc ce roi (puisque nous l’appelons ainsi) doit se concerter avec l’agha et les janissaires pour tout ce qui concerne les choses de la guerre, et ne peut en entreprendre aucune sans leur avis. Si la guerre est de peu d’importance, ou que le roi ne puisse s’y rendre en personne, il désigne un capitaine général appelé beglerbey (qui est comme son lieutenant) et commande toutes les troupes d’infanterie et de cavalerie turque et maure. Sous ses ordres, il y a encore les boulouk-bachi, qui sont, comme nous l’avons dit, les capitaines des janissaires, car l’agha de ce corps ne sort jamais d’Alger quand le roi y reste. Le roi ainsi que le berglerbey sont ordinairement pourvus en même temps de leur charge par le Grand Seigneur qui les y envoie ensemble de Constantinople. On nomme généralement au poste de beglerbey une personne expérimentée dans l’art militaire, car c’est une position honorable et très respectée.

En dehors des affaires de guerre, le roi est entouré d’un grand nombre de conseillers qui l’aident dans le gouvernement de ses États. Il y a d’abord un Turc ou un renégat qu’on appelle galifa [khalifa] ; c’est le lieutenant du roi qui lorsque celui-ci sort d’Alger par terre ou par mer, gouverne en son lieu et place ; c’est aussi son conseiller ordinaire dans toutes les affaires, excepté pour les causes criminelles que le roi se réserve et sur lesquelles il statue, bien que comme nous l’avons dit, on puisse en rappeler devant l’agha des janissaires qui souvent révoque ou adoucit comme bon lui semble la sentence prononcée par le roi.

Deux juges qu’ils appellent cadhi, l’un turc (hanefi), l’autre maure (maleki), connaissent, chacun en ce qui le concerne, de toutes les affaires civiles. D’ordinaire, ces juges sont entendus à leur manière dans la connaissance de la loi du Coran. (…) Le cadhi turc (hanefi) a la prééminence sur le cadhi maure ; il peut réformer les jugements de ce dernier ; seul l’agha des janissaires peut en rappeler devant l’autre, du jugement de l’un des deux cadhis. Il résulte de cet état de choses que l’agha étend son autorité sur tous, aussi bien sur les juges que sur le roi d’Alger lui-même. (…) Les actes du cadhi sont écrits en langue turque, ceux du cadhi des Maures en langue arabe.  »

Diego de HAËDO, Topographie et Histoire générale d’Alger, trad. de l’espagnol par Dr. Monnereau et A. Berbrugger, Editions Bouchène, 1998, p. 227 – 229.

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Les renégats d’Alger (fin XVIe siècle)

« Les Turcs de profession sont tous les renégats qui, étant chrétiens par le sang et la parenté se sont faits Turcs volontairement, avec impiété et méprisant leur Dieu et Créateur. Ceux-ci et leurs enfants, sont pas eux mêmes, plus nombreux que les autres habitants maures, turcs et juifs, car il n’est pas une seule nation de la chrétienté qui n’ait fourni à Alger son contingent de renégats.

Le motif qui, à la si grande perdition de leurs âmes, les pousse à abandonner le vrai sentier de Dieu, est chez les uns la lâcheté qui les fait reculer devant les travaux de l’esclavage, chez les autres le goût d’une vie libre, et chez tous, le vice de la chair si fort pratiqué chez les Turcs. Chez plusieurs, la honteuse pédérastie est inculquée dès l’enfance par leurs maîtres, dérèglement auquel ils prennent bientôt goût. Ils sont de plus encouragés dans ce vice par les cadeaux que leur font les Turcs qui se montrent plus généreux envers eux qu’envers leurs femmes. C’est ainsi que sans apprécier ni connaître ce qu’ils laissent et ce qu’ils prennent, ils se font musulmans.

Quant aux Turcs, c’est avec plaisir qu’ils font des renégats, d’abord parce que ceux qui se piquent de dévotion raffinée, croient en cela servir Dieu et le Prophète ; ensuite parce qu’ils sont bien aise de voir adopter par d’autres un genre de vie aussi profitable à eux-mêmes qu’à leurs affiliés, car d’après les us et coutumes de ces gens, si un renégat meurt sans progéniture, ses biens reviennent au maître dont il a été d’abord l’esclave, bien qu’il lui ait donné la liberté. (…) Or il y a des Turcs qui ont jusqu’à vingt ou plus de ces renégats, que beaucoup d’entre eux appellent leurs fils et considèrent comme tels. En effet, dès qu’ils se sont faits musulmans, ils leur délivrent aussitôt leur lettre d’affranchissement, leur donnant des esclaves et de l’argent ; ils les soutiennent même par la suite s’il le faut. Quand ces patrons viennent à mourir sans héritiers, ils partagent entre ces affranchis leurs biens et propriétés comme avec des enfants. Généralement, ils affranchissent en mourant tous les renégats qui sont encore esclaves dans leurs maisons. (…)

Ces renégats deviennent ensuite les plus grands ennemis que le nom chrétien puisse avoir ; en eux réside presque tout le pouvoir, l’influence, le gouvernement et la richesse d’Alger et de toute cette Régence. Il y aura de ces gens et de leurs enfants, dans Alger, environ 6’000 maisons et plus. (…)

Quelques marabouts pensent qu’il ne sert à rien à un renégat de s’être fait musulman à un certain âge, et que cela ne profite qu’à ceux qui se convertissent étant encore enfants. Car, parmi les adultes ou hommes faits, les uns abandonnent l’islamisme par ignorance et les autres par perversité. Le fait est (outre que la conversion ne profite ni aux uns, ni aux autres), qu’il y a peu des renégats qui soient véritablement musulmans, car ils ne se font tels que par pure coquinerie, pour vivre à leur goût et se plonger dans toute espèce de luxure, sodomie et gloutonnerie. Au fond, ils ne sont effectivement ni chrétiens, ni mahométans. Beaucoup de ces renégats, même la majeure partie, soupirent intérieurement après leur retour dans leur patrie et au christianisme ; mais il y en a qui sont retenus par l’attrait de la liberté des vices ou par leurs richesses ; d’autres par l’agrément de pouvoir voler à chaque instant (avec impunité) ; d’autres enfin, parce qu’ils ne méritent pas d’être favorisés par le Seigneur qu’ils ont renié et méprisé si indignement. Et dans ces velléités très louables mais inefficaces, le temps s’écoule jusqu’à ce qu’ils meurent et aillent droit à l’enfer. Presque tous s’abusent par une fausse opinion très commune parmi eux et très ancrée, c’est qu’il leur suffit d’avoir bon coeur et d’être chrétien intérieurement, et à ce propos ils citent fréquemment ce proverbe : « L’habit ne fait pas le moine ! » (…) Au reste, ces désirs et ces intentions ne leur durent que tant qu’ils ne sont pas devenus riches, et qu’ils n’ont encore acquis ni charges ni commandements et surtout tant qu’ils ne sont pas mariés ; car une fois arrivés à ces résultats, ils prennent aussitôt leur parti et préfèrent le présent qu’ils possèdent dans le plaisir d’une existence facile avec leurs femmes et leurs enfants (qui sont les choses les plus douces et les plus aimées au monde) au souvenir de la patrie et du nom chrétien. Au contraire, ils deviennent alors plus cruels ennemis de la foi de N. S. Jésus-Christ que les Turcs et les Maures.  »

Diego de HAËDO, Topographie et Histoire générale d’Alger, trad. de l’espagnol par Dr. Monnereau et A. Berbrugger, Editions Bouchène, 1998, p. 52 – 53 ; p. 177 – 178.

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Les corsaires d’Alger (fin XVIe siècle)

« Les corsaires sont ceux dont la profession consiste à écumer continuellement la mer : les uns sont Turcs ou Maures d’origine, mais la majeure partie provient des renégats de toutes les nations, gens très pratiques en général dans la navigation du littoral des pays chrétiens. Leurs bâtiments de course sont des galiotes légères, ou des brigantins qu’ils appellent frégates. On construit ces navires à Alger, partie dans l’arsenal dont nous avons parlé ci-devant, et partie dans l’île du port rejointe à la cité par le terre-plein du môle. (…) On emploie pour la construction des ces galiotes, d’excellent bois de chêne et de pin, que le propriétaire du futur navire fait couper dans les montagnes qui avoisinent Cherchel, localité sise à 20 lieues ouest d’Alger, où ces arbres se trouvent en abondance. Quand ce bois est coupé, il est porté jusqu’au point d’embarquement tantôt par des bêtes de somme, tantôt par des esclaves chrétiens qui font une route d’environ six lieues avec une pareille charge sur les épaules. Ce sont également les chrétiens qui à Alger le débarquent, le mettent en chantier, le scient, le façonnent et le disposent pour les constructions navales. Bref, ils parachèvent le bâtiment sans qu’aucun Turc ou Maure y ait mis la main, si ce n’est quelque calfat, ou remolat (faiseur de rames), maure originaire d’Espagne. Il est bien rare que les corsaires n’aient pas à leur service des hommes de toutes les professions nécessaires à ces constructions, tels que charpentiers, serruriers, tonneliers, etc., attendu que ce sont surtout ceux-là qu’ils s’efforcent d’avoir, ou d’acheter à grand prix dans le partage ou la vente des équipages chrétiens. Il résulte de ce fait que si les ouvriers chrétiens venaient à manquer aux Turcs, il n’y aurait peut-être pas un seul bâtiment chez eux. (…)

Comme le Coran défend la course à moins que ce ne soit pour protéger la religion ou faire des prosélytes, les corsaires prétendent que ce n’est pas là un scrupule qui doive les arrêter, puisque disent-ils, causer des dommages aux chrétiens, en leur enlevant leurs biens et leurs richesses, c’est en définitive étendre la loi musulmane.

Le raïs ou patron qui n’a pas assez d’esclaves chrétiens pour en armer sa galiote (car presque tous emmènent trois et même quatre esclaves pour chaque rame), en loue alors à des marchands qui en détiennent pour cette occurrence. Il choisit donc les plus solides de ces rameurs, en prenant dix ou quinze captifs à l’un, à l’autre vingt, et paie douze écus d’or par tête pour chaque voyage. Il donne ce même salaire à des Maures natifs du pays qui gagnent leur vie à ramer comme bonevoglies (1) , et qu’on appelle bagarin comme il a dit précédemment.

Ceux qui ne peuvent pas équiper un navire, ni soutenir les frais de course à eux seuls, s’associent avec d’autres corsaires ou marchands et ils arment à frais communs et en société, se partageant ensuite les bénéfices au prorata de ce qui a été fourni par chacun pour la dépense. Pour que ce calcul de profits, dépenses et pertes soit établit régulièrement, ils choisissent un écrivain, qu’ils appellent khodja, qui s’embarque sur le navire pour tenir compte de tout.

Le nombre des soldats et combattants que les corsaires emmènent dépend de la grandeur du navire : il est de règle que, joint à chaque banc de rameurs, près des embrasures, il y a une banquette ou siège en bois sur lequel deux soldats peuvent prendre place ; de sorte qu’un galiote qui porte vingt rames ou bancs de chaque côté, compte un pareil nombre de banquettes ou se placent quarante soldats. Il suit de là, qu’en multipliant les bancs et les banquettes, on multiplie aussi le nombre possible de soldats. Ces soldats sont ou des janissaires (2), qui vont en course avec la permission de l’agha (3), comme nous l’avons dit, ou des renégats et quelques Turcs qui ne vivent que de ce métier. Tous ces soldats de la mer sont nommés Levantins ; ils n’ont aucun salaire, et se payent avec ce qu’ils peuvent voler. Ils doivent aussi pourvoir à leurs propres dépenses, et pour cela ils s’associent par escouades, de 10, 12 ou plus. Cependant, les raïs et armateurs sont obligés de leur fournir du biscuit, de l’huile et du vinaigre, en quantité égale à la ration ordinaire du rameur chrétien. L’approvisionnement en vivres de chaque navire se compose de biscuit, riz, bor’oul (blé torréfié puis concassé), huile, fromage, beurre, olives et raisins secs. Mais la ration journalière des rameurs levantins et ouvriers d’art se borne à une faible quantité de biscuit, quelque peu de vinaigre coupé d’eau et quelques gouttes d’huile. Quant aux chrétiens, ils n’ont l’habitude que du vinaigre. (…)

D’où qu’ils partent, et n’importe où ils aillent en terre de chrétiens, avant de mettre à la voile ils font d’abord le livre ; c’est-à-dire qu’au moyen d’un volume qu’ils ont à cet effet, ils tirent au sort afin de savoir de quel côté ils iront ; et pour rien au monde, ils ne feraient autre chose que ce qui leur est indiqué par le sort. (…) Naviguant pendant l’hiver et le printemps, sans nulle crainte, ils parcourent la Méditerranée, du Levant au Couchant, se moquant de nos galères dont l’équipage pendant ce temps s’amuse à banqueter dans les ports de la chrétienté. On dirait qu’ils vont tout simplement à la chasse des lièvres et des lapins, en tuant un ici, et un autre là-bas. Ils sont parfaitement sûrs que leurs galiotes si bien espalmées, si légères, opposées aux galères chrétiennes si lourdes et si encombrées, ne peuvent songer à leur donner la chasse et les empêcher de piller et voler à leur gré : de là vient que quand les galères chrétiennes s’avisent de donner la chasse aux galères turques, celles-ci ont coutume pour se moquer, de virer de bord et de leur montrer le derrière.

Comme ces gens-là sont bien pratiques dans le métier de corsaires et pour nos péchés aussi heureux qu’habiles, ils n’ont pas été plutôt quelques jours hors d’Alger, qu’ils y rentrent chargés d’un butin infini et de nombreux captifs. Ils peuvent ainsi faire par an trois ou quatre voyages et même plus si l’envie leur en prend.

Ceux qui font la course au Couchant vendent leurs prises à Tétouan ou à El-Arach dans le royaume de Fez ; ceux qui opèrent au Levant les vendent à Tunis, Bizerte, Djerba ou Tripoli. Après s’être ravitaillés dans ces endroits, ils se remettent aussitôt en course pour enlever leur nouveau butin. Cependant, si poussés par la tempête, ils ne trouvent pas tout de suite quelque navire à dépouiller, ils vont se réfugier, ceux qui naviguent dans l’ouest, à El-Arch, Salé, ou Tétouan ; ceux qui croisent sur les côtes d’Espagne, à l’île de Formentera ; ceux qui vont dans le Levant à l’île de Saint-Pierre près de la Sardaigne, ou aux Bouches de Bonifacio en Corse, ou bien aux îles Lipari et de Stromboli.

Dans ces divers lieux, avec la commodité des ports et des abris, avec l’abondance des eaux et du bois et grâce à la grande négligence et incurie des galères chrétiennes, qui se soucient peu des corsaires barbaresques et ne se mettent guère en peine de les chercher, ils se tiennent embusqués tout à leur aise attendant à leur gré le passage des bâtiments marchands qui viennent se mettre d’eux-mêmes dans leurs mains. (…)

Les coups de bâton, de poing, de pied et de fouet, la faim et la soif, accompagnés d’une foule de cruautés sont les traitements continuels dont ils usent envers les pauvres chrétiens rameurs, sans les laisser reposer une demi-heure. (…) Le langage humain est impuissant à exprimer de pareilles horreurs, et la plume à les décrire.

Dans les prises qu’ils font, et qu’ils appellent galima, les captifs et les marchandises appartiennent au raïs propriétaire du navire, ainsi qu’à ses associés s’il en a ; il en est de même de l’argent et des bijoux. Mais ce dernier point ne s’observe avec rigueur que si le butin est de grande importance, autrement des janissaires gardent l’argent sur lequel ils ont mis la main et qu’ils cachent d’ordinaire. Le linge et les habits appartiennent à ces soldats, lesquels pratiques cette bonne coutume que tous ceux d’une même escouade partagent fraternellement le butin qu’ils ont fait entre eux. S’ils s’emparent d’un navire après combat, celui qui entre le premier et le fait rendre peut prendre pour lui celui des chrétiens qui lui conviendra, pourvu que ce ne soit pas une personne de grande condition dont on puisse attendre une importante rançon. Si on a saccagé un village, ou centre de population, le raïs et les armateurs donnent aux soldats pour chaque captif qu’ils embarquent dix écus. Mais si le navire se rend sans combattre, ils ne reçoivent rien pour les captifs ; si ce n’est les vêtements et ce qu’ils peuvent saisir en contrebande. Le corps du navire appartient au pacha. La septième partie des captifs, à choisir, et même de tout le linge, des vêtements et de l’argent monnayé ainsi que des marchandises, appartient au souverain du port d’armement ; car si dans une seconde course, ils arment dans un port appartenant à un autre prince, ce sera à ce dernier qu’on paiera les droits. C’est ainsi que les choses sont réglées entre les pachas d’Alger, de Tunis et de Tripoli.

Les corsaires ont aussi un capitaine qui est comme leur chef à tous, et à qui ils obéissent en quelque endroit qu’ils le rencontrent. C’est le Grand Turc seul qui nomme à cette charge. Il y a un de ces capitaines à Alger, à Tripoli et à Tunis. Quand ce capitaine sort en course, tous les corsaires qu’il désigne sont obligés de l’accompagner et ne peuvent sans sa permission s’éloigner de lui. Il a le droit de prendre le 15e de tout ce que les corsaires pillent, mais d’ordinaire il se contente de ce qu’ils veulent bien lui donner. »

Diego de HAËDO, Topographie et Histoire générale d’Alger, trad. de l’espagnol par Dr. Monnereau et A. Berbrugger, Editions Bouchène, 1998, p. 88 – 97.

1) Bonevoglies (terme d’origine italienne) : galériens volontaires.
2) Janissaires : soldats turcs, formant un corps réputé pour sa discipline.
3) Agha : commandant des janissaires.

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Les marchands d’Alger (fin du XVIe siècle)

« Les marchands forment la cinquième classe de la population d’Alger ; elle est assez nombreuse. Elle se compose de Turcs de naissance, de renégats ou enfants de renégats, parmi lesquels on trouve aussi quelques juifs qui se sont volontairement convertis à l’islamisme ainsi qu’il arrive chaque jour.

Beaucoup de ces marchands ont été d’abord des janissaires ou marins et se sont donnés au commerce parce que ce genre de vie leur a paru plus paisible et exempt de périls. D’autres, dès l’enfance, sont dressés à cette carrière par leurs maîtres et patrons. Les marchandises sur lesquelles ils opèrent sont celles qu’il y a en Berbérie, dans la partie qui répond à Alger, savoir : blé, orge, riz, vaches, bœufs, chameaux, moutons, laines, huiles, beurre, miel, raisins secs, figues, dattes, soie ; on ne peut traiter en cuirs et en cire qu’autant qu’on a obtenu une permission du pacha pour acheter ces deux denrées aux Maures et les revendre aux chrétiens. Beaucoup aussi achètent et mettent en vente le butin des corsaires et surtout les captifs chrétiens de tout âge et condition, et font de très grands bénéfices dans ce genre de trafic.

Les chrétiens se vendent à la criée et à l’encan dans les souks, rues où se trouvent les principales boutiques de marchandises, et la vente n’est pas conclue tant que le chrétien n’a pas été crié pendant trois jours consécutifs sur le souk. Au bout de ce terme, on conduit l’esclave au pacha afin que celui-ci voie s’il lui convient de le prendre (par droit de préférence) au prix qu’on en a donné au marché.

Tous ces marchands trafiquent des marchandises que les navires chrétiens apportent à Alger avec sauf-conduit, les achetant en gros pour les revendre au détail aux gens de la ville, du dehors et de toute la Berbérie, car nulle part sur cette côte il ne vient autant de marchands chrétiens qu’à Alger.

Les bâtiments qui viennent d’Angleterre apportent quantité de fer, de plomb, d’étain, de cuivre, de la poudre et des draps de toute sorte.

Ceux venant d’Espagne, et spécialement de la Catalogne et de Valence, sont chargés de vin, de sel, d’essences colorantes, de cochenilles, de coiffures et de haïks teints en rouge, de perles et aussi d’or et d’argent monnayés dont ils tirent un grand bénéfice.

Les navires de Marseille et autres ports de la France apportent toute espèce de merceries, de cotonnades, du fer, de l’acier, des clous, du salpêtre, de l’alun, du soufre, et même de l’huile lorsqu’il en manque en Berbérie ; ils apportent aussi de la coutellerie fine, de la gomme, du sel et du vin, et même des chargements de noisettes et de châtaignes. Ces bâtiments vont aussi chercher en Espagne des marchandises prohibées qu’ils font pénétrer à Alger en contrebande.

De Gênes, de Naples et de la Sicile, il vient de la soie filées de toutes couleurs, des étoffes de Damas, du satin et du velours de toute sorte.
Venise fournit de la chaudronnerie, des draps, des coffres, des glaces et du savon blanc.

Des marchands turcs apportent de Constantinople des rames de galères, des toiles et étoffes pour turbans, des poignards damasquinés, des ceintures, des tapis, des caftans fourrés de martre, des cuillers sculptées, de la porcelaine, et enfin des plats et vases bien travaillés provenant d’Alexandrie ou de Tripoli.

Des marchands maures apportent de Djerba des épices, des mousselines, des camelots très fins pour manteaux de femme, et des dattes ; de Tunis, de bonne huile d’olives et du savon blanc.

De Tabarque et du Bastion de France (1) , beaucoup de corail, qui après avoir été travaillé sous différentes formes, se vend très bien par toute la Berbérie.

De Bône, du beurre salé, et de la viande de bœuf et de mouton préparée et conservée, qu’ils appellent chalea.

De Constantine et de Kollo, une grande quantité de peaux de chèvre préparées et teinte en couleurs variées, et des étoffes de laine grossières pour l’habillement des Arabes (2) de condition inférieure.

De Cherchell, du miel, des raisins secs et des figues.

D’Oran des draps d’Espagne et des bonnets rouges ; de Tlemcen, beaucoup de burnous très bien tissés ; de Fez et de Sous, du miel, du savon et une certains terre pour laver, aussi bonne que le savon, dont on fait usage dans les bains.

En échange, Alger donne aux commerçants de la chrétienté des laines, des cuirs, de la cire, des dattes et quelque peu de cochenille, qui, moins fine que celle d’Espagne, ne laisse pas cependant d’être très bonne. On y vend aussi le butin des corsaires tels que hardes, épées et coiffures, et il s’y fait encore un grand commerce d’esclaves.

A Fez, les marchands d’Alger envoient par des bateaux à rames naviguant en toute saison par la voie de Tétouan, des sabres, des poignards, des toiles de l’Inde et de Constantinople ; dans les autres localités de Berbérie, ils adresses des drops et des cochenilles d’Espagne, etc.

A Constantinople, ils expédient des pierres fines, des perles, du corail, des conserves de Valence, et principalement des réaux d’Espagne, sur lesquels on se procure de grands bénéfices. On y envoie aussi mais surtout en cadeau une certaine quantité de jeunes captifs chrétiens.
Ces marchandises sont accompagnées au lieu d’expédition par les fils des vendeurs, leurs renégats, ou leurs proches parents, qui doivent les vendre et en recouvrer le prix. Car, ils n’ont pas comme les chrétiens l’habitude des associations commerciales avec les marchands étrangers. Ils ne sont pas non plus dans l’usage de tenir des registres pour leurs transactions ; quand une affaire est de certains importance, ils l’inscrivent quelquefois sur une feuille volante de papier. Ils n’usent ni du change, ni de polices ou livrances envers les marchands d’autres localités, par la même raison qu’entre eux ils ne se fient à personne.

Bien que leur loi défende l’usure, elle est pratiquées par le plus grand nombre qui exige ordinairement deux deniers d’intérêt par jour pour chaque écu prêté. S’il est quelques-uns de ces marchands parmi les Turcs principalement, qui parle et agisse avec loyauté, c’est une rareté bien grande, car généralement, ils ne pratiquent que le mensonge et la fraude. (…)

Leurs boutiques qui sont nombreuses sont dirigées par leurs fils, ou des renégats en qui ils ont confiance ; d’ailleurs, ils s’y tiennent eux-mêmes presque continuellement accroupis à la manière des femmes. Ces boutiques, dans les divers souks sont au nombre d’environ 2’000 ; il n’est pas d’usage d’y habiter, les maisons où ces marchands logent avec leurs familles s’élèvent à peu près à 3’000. »

Diego de HAËDO, Topographie et Histoire générale d’Alger, trad. de l’espagnol par Dr. Monnereau et A. Berbrugger, Editions Bouchène, 1998, p. 103 – 106.

1) Selon Haëdo, les Génois pêchent le corail à Tabarqua et les Français dans un lieu appelé Bastion de France, situé un peu à l’est de Bône, activités pour lesquelles ils acquittent un droit de pêche au gouverneur d’Alger.
2) Arabe : désigne habituellement les bédouins.

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Les usages du mariage à Alger (fin XVIe siècle)

« S’il est vrai que beaucoup de musulmans et de renégats se contentent d’une seule femme, un grand nombre d’autres, d’après l’usage général, et en conformité avec la liberté charnelle que Mahomet leur a concédé, ont deux, trois, quatre femmes et même davantage. (…) Les musulmans d’Alger se marient indifféremment avec quelques femmes turques venues de Constantinople (mais celles-ci sont rares), avec des Mauresques, des renégates, ou avec des filles de Juifs, pourvu que ces dernières se fassent musulmanes ; de façon que (pourvu que cela leur plaise ou leur profite) nul d’entre eux ne fait cas (quelque personnage principal qu’il puisse être) du lignage de la femme, ou de la noblesse (de naissance) qu’elle peut avoir. Ils ne s’arrêtent pas non plus au degré de parenté avec l’épouse, pourvu que celle-ci ne soit pas leur soeur. (…)

Ordinairement, les musulmans préfèrent épouser des renégates, parce que celles-ci sont toutes plus accomplies, et diligentes dans le service des maris et le gouvernement de leurs maisons et plus soigneuses que les Turques et les Mauresques. Si le musulman l’achète chrétienne et la fait se convertir à l’islamisme, elle est toujours son esclave, à moins qu’il ne l’affranchisse expressément. Cette femme lui est donc d’autant plus obéissante et se conforme d’autant mieux à son humeur, qu’elle ne veut pas être vendue par lui, comme il peut le faire, sauf s’il en a eu des enfants. Ils usent aussi charnellement de leurs esclaves chrétiennes – ce qui ne leur est point défendu – mais, s’ils en ont des enfants, ils ne peuvent plus désormais les vendre.

Ils ont dans leur manière de contracter mariage, deux procédés très différents de ce qui se pratique en chrétienté. L’un, c’est qu’aucun d’eux ne prend femme, quelle qu’elle soit, si ce n’est d’après le goût d’un autre, et sans la voir, car tous leurs mariages se traitent pas le moyen d’autres [que les parties intéressées], et particulièrement par des entremetteuses qui vont de maison en maison examiner les filles des uns et des autres, et c’est d’après leurs rapports que les hommes se décident à prendre femme. La seconde c’est que, tandis que les femmes chrétiennes, et beaucoup d’autres, apportent une dot à leurs maris en l’épousant, pour l’aider à supporter les charges et les embarras du ménage, ici ce sont eux au contraire qui dotent leurs femmes avant de les prendre, et qui par conséquent les achètent. (…) L’homme règle avec le père ou les parents les plus proches de la fille, la dot qu’il promet à celle-ci, et on dresse acte judiciaire de sa promesse devant le cadhi. Ceci fait et accordé, le marié envoie à sa future un présent de comestibles, qu’ils appellent assinges [sfendj] et autres gâteaux au miel. (…)

Cet usage d’avoir tant de femmes étant admis, celles-ci s’arrangent de leur mieux les unes avec les autres pour que leur mari ne les répudie pas. Cependant, d’ordinaire elles ne s’aiment pas beaucoup, ne mangent pas ensemble, et se tiennent en garde les unes contre les autres, de peur qu’on ne leur administre du poison. Il y a toujours entre elles des haines, de l’envie, des jalousies, et il en est de même de leurs enfants qui jamais ne s’aiment sincèrement. C’est là un argument de la dernière évidence, qui prouve que la pluralité des femmes est contraire à la raison naturelle, au but du mariage, et à une des fins que Dieu a eues en l’instituant, laquelle est l’amour, la paix et la concorde entre les conjoints et leur progéniture.

Les maris musulmans sont aussi très jaloux de leurs femmes, et ne veulent pas qu’elles soient vues même par leurs propres frères ; c’est pour cela qu’ils n’ont pas de fenêtres sur rue et qu’il n’entre dans la maison ni Maure, ni Turc ou renégat sans que ceux de la maison crient d’abord : Garde à vous ! Faites le chemin libre ! A ce signal, les femmes courent aussitôt se cacher en leurs appartements, comme les lapins dans leurs terriers dès qu’ils sentent l’oiseau de proie. Outre cela, les Turcs principaux font continuellement surveiller leurs épouses par des eunuques noirs qu’ils appellent agha, et qui seuls entrent chez elles et font leurs commissions et donnent leurs réponses. »

Diego de HAËDO, Topographie et Histoire générale d’Alger, trad. de l’espagnol par Dr. Monnereau et A. Berbrugger, Editions Bouchène, 1998, p. 129 – 135.

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Le grand bagne d’Alger à la fin du XVIe siècle

« Il y a encore à remarquer les bagnes du pacha, qui sont les maisons ou pour mieux dire les écuries où ils tiennent leurs esclaves chrétiens renfermés. L’un d’eux, le Grand Bagne, est un carré long de 70 pieds et large de 40 ; ils se divise en rez-de-chaussée et étage supérieur divisé en nombreuses petites chambres et au milieu de la cour, il y a une citerne. Sur un côté, en bas, est l’église ou oratoire des chrétiens dans lequel (le Seigneur en soit loué !) on dit la messe toute l’année et notamment aux fêtes solennelles où les offices sont chantés avec harmonie ; car il n’y manque jamais de prêtres captifs. Ceux-ci sont habituellement au nombre de plus de 40 de toute nation, et parmi eux il ne trouve des hommes instruits, docteurs et maîtres, religieux ou clercs séculiers. On y administre aussi les sacrements et on y prêche parfois la parole du Seigneur ; et comme jamais, part la grâce de Dieu, il ne manque de chrétiens dévots, il y en a une grande affluence aux messes des dimanches et autres fêtes. (…) Ce Grand Bagne est dans la rue du grand Souk, qui va de la porte Bab Azoun à la pote Bab el-Oued, et à une distance de 400 pas, en partant de la porte Bab Azoun pour aller dans l’ouest.

L’autre bagne, appelé de la Bastarde, n’est pas aussi grand, mais il se partage en beaucoup de chambres ; on y met particulièrement les chrétiens du commun que l’on appelle esclaves du makhzen parce qu’ils appartiennent à la communauté et à la ville, et que l’agha des janissaires les emploient à des services et à des travaux d’utilité publique. (…)

Sous le règne d’Hassan, renégat vénitien, ayant appartenu à Ochali [Euldj Ali], ce bagne renfermait parfois 500 à 2’000 chrétiens. Celui de la Bastarde, du commun, ne contient guère que 4 à 500 personnes jamais plus. Les captifs qui y sont logés jouissent d’une grande liberté ; ils peuvent aller et venir comme bon leur semble, tant que l’agha et les janissaires ne les occupent point. Ceux du Grand Bagne, au contraire, sont toujours bien et dûment renfermés, avec des gardiens à chaque porte et des soldats qui nuit et jour veillent dans les chambrées.  »

Diego de HAËDO, Topographie et Histoire générale d’Alger, trad. de l’espagnol par Dr. Monnereau et A. Berbrugger, Editions Bouchène, 1998, p. 217 – 219.

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Les captifs d’Alger

« (…) Ce fut seulement le douzième de septembre [1640] que les esclaves (…) étant vendus, on nous mena au marché, où l’on était accoutumé à vendre les chrétiens. Un vieillard fort caduc, un bâton à la main, me prit par le bras et me mena à diverses reprises autour de ce marché ; et ceux qui avaient envie de m’acheter demandaient de quel pays j’étais, mon nom, et ma profession. (…) Ils me touchaient les mains, si elles étaient dures et calleuses à force de travailler ; outre cela, ils me faisaient ouvrir la bouche pour voir mes dents, si elles étaient capables de manger du biscuit sur les galères. (…)

Celui qui m’avait acheté était un renégat appelé Saban Galan. Mais comme le pacha a le droit de retrait, nous fûmes (…) menés devant le pacha, portant les marques sur notre chapeau en chiffres combien nous étions vendus, en présentant au pacha le droit de retrait, lequel nous prit nous trois, à savoir monsieur Caloen, Rénier Saldens et moi-même, disant qu’il était bien informé que nous étions riches et cavaliers. Mais malgré cette qualité qu’il nous attribuait, on nous mena dans l’écurie de son palais, où nous nous retrouvâmes deux cent cinquante esclaves dans la chiourme [ensemble des rameurs] de sa galère. Nous fûmes dans cette écurie vingt et un jours où nous reçumes pour notre ration chaque jour deux pains.

C’était alors la fin du mois de septembre et le temps où les galères font la dernière course de l’année. Les esclaves qui étaient avec nous faisaient leur petit matelotage pour s’embarquer. (…) Quand ils furent tous rasés et ajustés, le capitaine de la galère et le maître d’hôtel du pacha (…) commencèrent à distribuer les offices, etc., et quand ils eurent leur nombre complet, nous étions encore vingt esclaves nouveaux qui restaient. Ce que voyant, le capitaine dit au maître d’hôtel en passant devant nous : « Laissons cette canaille à terre, ils sont encore sauvages. » Je vous assure que cette injure pour ce coup-là nous était agréable. (…)

Le pacha ayant été bien informé que nous n’étions pas cavaliers ni riches comme on disait (…) nous fit mener dans la salle d’audience où était présent le général Ali Pégelin, qui nous dit : « Chrétiens, je vous ai achetés du pacha, mais à grand prix. » (…)

Nous fûmes envoyés de là au Bain de notre nouveau maître (c’est la place destinée pour le logement et la demeure des esclaves des galères). (…) Nous étions là cinq cents esclaves chrétiens, appartenant à notre patron Ali Pégelin, sans toutefois qu’il donnât à personne aucune chose à manger. La seule consolation que nous avions était que chaque jour nous pouvions durant trois ou quatre heures chercher notre vie (…).

(…) Le lendemain, le soleil n’était pas encore levé que le gardien entrant au Bain commença à crier : Surfa cani, à baso canalla, c’est-à-dire, levez-vous chiens, en bas canailles (ce fut là le bonjour). Aussitôt il nous fit marcher vers un faubourg appelé Babeloued où nous trouvâmes tous les outils pour faire des cordes ; et sans demander si nous connaissions le métier, il nous fallait travailler. (…) »

Emanuel D’ARANDA, Les captifs d’Alger. Texte établi par Latifa Z’RARI à partir de la troisième édition publiée à Bruxelles en 1662 sous le titre Relation de la Captivité & Liberté du sieur Emanuel d’Aranda, jadis esclave à Alger ; où se trouvent plusieurs particularités de l’Affrique, dignes de remarque. Paris, Jean-Paul Rocher, 1997, 279 p.

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La marine française bombarde Alger (1682)

Le comte Forbin raconte le bombardement d’Alger de 1682. Bien qu’il confonde certains épisodes avec le bombardement de 1683, son témoignage apporte un éclairage sur ce type d’expéditions. Les notes sont celles de l’éditrice du texte, Micheline Cuénin.

« Cette même année [1682], je m’embarquai avec le marquis de La Porte sur la flotte qui devait aller bombarder Alger1 ; elle était commandée par M. Duquesne2. Nous ne fûmes pas plutôt arrivés devant la place que nous commençâmes à faire sentir nos bombes aux Algériens. Le feu continuel3 que nous faisions sur la ville jeta une telle consternation que le roi, appréhendant de ne pouvoir pas contenir ses peuples, se hâta de demander la paix. Ses propositions ne furent pas écoutées et les hostilités suspendues qu’après que les Algériens eurent rendu quatre cents esclaves français qu’ils avaient pris en différentes occasions. Tous les autres articles étant réglés de part et d’autre, un Turc nommé Mezamorte qui avait une cabane4 dans Alger, s’opposa lui seul à la paix. Il commença d’abord par engager dans son parti le Taïf, ou la soldatesque ; après quoi, ayant soulevé la population, il s’empara des principaux postes de la ville. S’en voyant le maître, il fit couper le col au roi Baba Hassan et se fit roi à sa place. Cette révolution qui s’acheva fans un jour ayant rompu la trêve, la guerre recommença plus que jamais. Les nouvelles bombes qu’on jetait incessamment irritèrent tellement ces barbares que, pour se venger, ils se saisirent du consul français5, le mirent dans un de leurs mortiers, et le tirèrent au lieu du boulet. Leur cruauté n’en demeura pas là ; ils traitèrent de même plusieurs esclaves français qu’ils attachaient à la bouche de leurs canons, en sorte que les membres de ces pauvres chrétiens étaient portés tous les jours jusque sur nos bords, présentant ainsi un spectacle d’inhumanité dont la Barbarie6 Africaine est seule capable.

La saison, qui était fort avancée, ne nous permit pas de continuer plus longtemps ce siège. La flotte revint à Toulon (…). »

Mémoires du comte de Forbin. (1656 – 1733). Paris, Mercure de France, 1993, pp. 52 – 53.

1. « Le gouvernement d’Alger avait déclaré la guerre à la France le 18 octobre 1681, et en décembre, s’était emparé d’un bâtiment de la Marine Royale, réduisant en esclavage son commandant le chevalier de Beaujeu. Environ 30 000 captifs chrétiens étaient retenus dans ce district. Le roi décida d’une expédition consistant en un intense bombardement, qui eut lieu du 23 juillet au 12 septembre 1682. »

2. « Abraham II Duquesne (Dieppe 1610 – Paris 1688). (…) En 1669, Louis XIV le nomme lieutenant général des armées navales, après plusieurs opérations réussies contre les Barbaresques. »

3. « La flotte d’Abraham Duquesne comportait, en plus des vaisseaux et galères, de redoutables petits bâtiments, appelés galiotes à bombes, inventées par un Basque ingénieur de la marine, Renau d’Elissagaray (1652 – 1719). Ils pouvaient tirer à plus de 3 kilomètres, soit hors de portée des canons ennemis. Ce premier bombardement détruisit cent maisons et fit quelque sept cents morts, mais on le jugea insuffisant eu égard aux résultats. »

4. « Habitation, résidence. »

5. « Des religieux « rédempteurs » se tenaient en permanence à Alger pour racheter les esclaves chrétiens. Chaque nation avait son religieux préposé à cet office. Le « consul » de France était un vénérable père lazariste, M. Le Vacher. Cet effroyable épisode se situe lors du second bombardement d’Alger : Forbin ne tenait pas encore de journal. »

6. « Appellation géographique : le pays barbaresque. »

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LES TRIBUS ARABES DANS LA RÉGENCE D’ALGER AU DÉBUT DU XIXe SIÈCLE

« (…) Chaque tribu peut être considérée comme une nation ; à l’instar de celles des sauvages de l’Amérique, elles ont un chef. Cet officier se somme sheik, qui veut dire ancien. En général on le choisit parmi les plus vieux de la tribu ; et le plus distingué pour la maturité du jugement et la pratique de la vertu est celui que les Arabes jugent dignes de les commander (…).

Le gouvernement n’est à proprement parler ni électif ni héréditaire ; il y a quelques familles qui gouvernent depuis des siècles ; mais elles le doivent à leur administration paternelle et à ce plaisir que nous éprouvons tous à obéir à ceux qui cherchent à nous rendre heureux. On voit en général le fils succéder au père ; cependant ce mode d’arriver [sic] au pouvoir n’est pas assuré par un droit positif ; l’élection et l’approbation du peuple autorisent seules à prendre les rênes du gouvernement (…).

Si le sheik maltraite ses sujets, ou n’est pas fidèle aux principes qui l’ont fait appeler au gouvernement, on ne forme point de complot contre sa personne ; on ne trame aucune révolution. Le sheik est tranquillement délaissé par toute la tribu ; elle va se joindre à une autre dont le chef reçoit à bras ouvert cette nouvelle acquisition (…).

Dans les affaires d’importance, le sheik se fait un point capital de consulter les chefs de chaque tente ou famille, et il montre la plus grande déférence pour leurs opinions. (…) »

Filippo PANANTI, Relation d’un séjour à Alger, 1820, rapporté par Lucette VALENSI, Le Maghreb avant la prise d’Alger (1790-1830). Paris, Flammarion, coll. « Questions d’histoire », 1969.