La Suisse durant la Première guerre mondiale
1) Un pays mal préparé au conflit
L’attitude du gouvernement : les tensions entre les grandes puissances européennes étaient nettement perceptibles dans les années qui précèdent la guerre. Le Conseil fédéral (ci-dessous CF) s’en inquiète dès 1912 et s’interroge sur la valeur de la neutralité ainsi que sur les dangers qui guetteraient le pays en cas de guerre. Il est erroné de penser que le gouvernement de notre pays est surpris par les déclarations de guerre d’août 1914. Néanmoins, la Suisse est insuffisamment préparée au conflit : en ce qui concerne l’économie de guerre, le Conseil fédéral se préoccupe surtout de l’approvisionnement céréalier de l’armée. Du point de vue stratégique, il parvient à la conclusion un peu légère qu’en cas de guerre prolongée, la Suisse devrait s’allier, pour assurer son approvisionnement, avec l’une des puissances en guerre. En 1914, le seul préparatif économique de guerre consiste en une réserve de céréales juste suffisante pour tenir deux mois ! L’attitude du gouvernement correspond aux normes de l’époque. On ne se soucie que de l’armée (organisation, instruction et équipement), pas du tout de la population.
La préparation de l’armée : grâce à la nouvelle loi de 1907 sur l’organisation militaire, qui a amélioré la formation, la Suisse est assez bien préparée militairement. L’armée fait impression sur l’Empereur d’Allemagne Guillaume II lorsqu’il assiste aux manoeuvres de 1912. Lorsqu’à la fin de juillet 1914 la tension politique internationale s’aggrave, le Conseil fédéral ordonne la mise de piquet de l’armée (31 juillet). Les Chambres fédérales (Assemblée fédérale) sont convoquées le même jour en séance extraordinaire. Le 1 août, le Conseil fédéral expédie le télégramme de mobilisation générale. Les Chambres doivent élire le général, le chef de l’Etat-major, et donner les pleins pouvoirs au Conseil fédéral. Cependant, le choix d’Ulrich Wille (1848-1925) au poste de général échauffe les esprits. Les Romands sont choqués en particulier par sa sympathie pour l’Empire allemand et son organisation militaire. Il est aussi, par son éducation et sa mentalité, très proche de l’Allemagne. Il est en outre personnellement lié à la famille impériale et aux sphères supérieures de l’armée allemande. Theophil von Sprecher est quant à lui nommé chef de l’Etat-major général. Il est lui-même proche des Empires centraux. En outre, le Conseil fédéral reçoit les pleins pouvoirs. Le 4 août, il proclame la neutralité de la Suisse et souligne sa volonté de la défendre.
La dépendance économique : il est clair que le climat d’euphorie contribue à faire croire dans toute l’Europe que la guerre sera courte, « fraîche et joyeuse ». Mais compte tenu de la situation économique de notre pays dans les années 1910, il convient de se demander si le gouvernement suisse n’a pas quelque peu manqué de discernement en la matière. L’interpénétration de l’économie suisse et de l’économie mondiale a toujours été très importante. En 1913, les importations s’élèvent à 46% du revenu national (1,92 milliard de francs), les exportations à 33%. En cas de guerre, il était donc certain que l’économie serait fortement affectée. En ce qui concerne l’alimentation et les produits énergétiques, la Suisse dépendait de l’étranger pour 2/5 de sa consommation ! Sachant que la France et l’Angleterre envisageaient une guerre économique totale, on peut se demander si les autorités fédérales n’auraient pas dû prévoir que le conflit allait engendrer des problèmes de ravitaillement.
Durant la guerre : les autorités fédérales cherchent avant tout à répondre aux besoins de l’armée et restent longtemps passives par rapport à l’approvisionnement de la population. Cette impréparation conduit à une énorme augmentation des prix et au marché noir. Le gouvernement prend quelques mesures isolées et souvent trop tardives, comme par exemple l’introduction du monopole de céréales en 1915, le rationnement partiel en 1917 et la distribution de bons pour des aliments et des combustibles à prix réduit. Il n’y a donc qu’un minimum d’interventions étatiques. D’autres mesures sont heureusement prises par les cantons (fixation de prix maximum pour les aliments, blocage des loyers…) Ces mesures permettent néanmoins d’atténuer légèrement les injustices sociales. Mais en 1918, le pays compte tout de même 692’000 nécessiteux, soit un sixième de la population.
2) La neutralité, un concept flou
A l’ouverture des hostilités, le Conseil fédéral proclame solennellement sa neutralité et affirme son intention de ne pas prendre part au conflit, de quelque façon que ce soit. Mais à en juger par certains épisodes de la guerre, ce sentiment de neutralité n’est pas aussi solide que l’attitude officielle veut le faire croire.
La totalité de l’armée est affectée au contrôle de frontières, pour maintenir la neutralité territoriale. La Suisse ne fut jamais menacée durant le conflit. La mobilisation des troupes fut-elle suffisamment dissuasive ? La réponse reste incertaine, mais le maintien de la neutralité helvétique avantage les deux camps en conflit :
– La France considérait la Suisse comme un obstacle à une véritable jonction entre les armées autrichiennes et allemandes ;
– L’Allemagne comptait sur la Suisse pour raccourcir la ligne de front avec la France ;
– Le rôle humanitaire et diplomatique de la Suisse était utile pour tous les belligérants.
La neutralité militaire ne signifie pas pour autant que le peuple suisse était unanimement convaincu de la nécessité de se tenir à l’écart du conflit. Dès 1910, la Suisse francophone et la Suisse germanique rencontrent d’importantes difficultés dans leurs relations. Dès l’élection d’Ulrich Wille en août 1914, la polémique éclate entre les deux régions linguistiques. Cette polémique va être avivée par l’invasion de la Belgique neutre par les troupes allemandes au début du conflit. A cette occasion, la presse romande se montre très favorable aux Alliés, alors que la presse alémanique (sauf les journaux socialistes) approuve l’intervention allemande et justifie la violation de la neutralité belge. Dès lors commence à se creuser le « fossé » ou « Graben » entre les deux communautés linguistiques. Ni l’appel à la modération lancé par le Conseil fédéral (octobre 1914), ni l’exhortation apaisante du poète Carl Spitteler (décembre 1914) ne surent réduire les tensions. La cassure entre les régions s’accentua jusqu’en 1917 et le pays connut plusieurs crises politiques importantes :
– La lettre au Conseil fédéral du 20 juillet 1915 : le Général Wille y suggère l’entrée en guerre de la Suisse aux côtés des Empires centraux. Ces propos, révélés par la presse, suscitèrent un fort mécontentement en Suisse romande.
– L’affaire des colonels : à la fin de l’année 1915, le bruit se répand rapidement que deux hauts officiers de l’Etat-major se sont rendus coupables de trahison. Le chef du service de renseignements de l’armée, le colonel de Wattenwil, et son collaborateur, le colonel Egli, ont fait parvenir régulièrement aux attachés militaires allemand et autrichien, le bulletin d’information de l’Etat-major suisse, qui contient plusieurs données sur les intentions militaires des Alliés. Les actes des deux colonels sont guidés par une profonde germanophilie. Le général et le Conseil fédéral ne saisissent pas l’ampleur de l’affaire. Le général se borne ainsi à déplacer les deux colonels. Il sont aussi traduits devant un tribunal militaire, mais ils n’encourent que des peines légères (20 jours d’arrêt et l’exclusion de l’état-major). L’irritation est grande en Suisse romande.
– L’affaire Hoffmann : Le conseiller fédéral Arthur Hoffmann et Robert Grimm (socialiste bernois et conseiller national) s’entremettent en 1917 pour obtenir l’adhésion de la Russie à une paix séparée avec l’Allemagne. On pense dans certains milieux que le conseiller fédéral cherche à faire sauter le front allié en faveur de l’Allemagne. Il semble appuyer totalement la cause de l’Allemagne. En outre, Hoffmann a agi seul et sans en informer le reste du Conseil fédéral. Le 18 juin 1917, le Conseil fédéral fait connaître l’incident à l’Assemblée fédérale et Hoffmann doit démissionner. Il est remplacé par le genevois Gustave Ador.
Ces trois affaires vont affecter les relations entre les deux parties du pays; en outre, elles vont affecter l’image de la neutralité de la Suisse à l’étranger. Le fait que ces crises aient à chaque fois impliqué des hautes instances du pays n’est certes pas anodin. Malgré son engagement à une » stricte neutralité » et ses diverses déclarations en faveur de l’unité nationale, le Conseil fédéral lui-même ne croyait pas pouvoir se tenir à l’écart du conflit, dans le long terme. De plus, pensant que l’armée suisse ne parviendrait pas à défendre le territoire en cas d’attaque, il était persuadé de la nécessité de s’allier avec l’ennemi de l’éventuel agresseur !
Les archives de la diplomatie secrète ont ainsi révélé un accord avec l’Autriche en cas d’attaque italienne. La destruction des archives allemandes ne permet que des suppositions, mais on connaît par contre une convention signée en 1915 avec la France, pour une action coordonnée des troupes suisses et françaises en cas d’invasion allemande. Devant une telle indécision, il n’est pas inutile de se demander quelle est la juste place de la neutralité dans l’esprit des dirigeants de l’époque. D’autre part, l’attitude ambiguë du Conseil fédéral a sans doute contribué à accentuer le fossé entre régions linguistiques.
3) La perte de la souveraineté économique
Si la neutralité dans son ensemble perdure – tant bien que mal – durant tout le conflit, il en va tout autrement pour la neutralité économique. En raison de la guerre totale, les puissances européennes engagent une guerre économique dont le but est de couper les approvisionnements de l’adversaire. La Suisse est lourdement touchée par ces actes, car pour faire tourner son économie et vivre sa population, elle a besoin du fer et du charbon allemand ainsi que des denrées alimentaires et d’autres matières premières fournies par les Alliés. A la suite de négociations, les belligérants acceptent de continuer à livrer des matières premières à la Suisse, mais uniquement si elle participe à leur effort de guerre ! Elle doit aussi soumettre son économie à un contrôle total, pour éviter que les produit livrés par les uns soient transformés en matériel de guerre pour les autres ! La Suisse jongle avec les exigences des deux camps rivaux mais doit leur abandonner une partie de sa souveraineté économique.
Le contrôle des Alliés : le souci principal des Alliés est d’éviter que les marchandises fournies à la Suisse soient réexportées vers leurs ennemis. Ils limitent donc leurs fournitures aux nécessités de la consommation suisse et envoient des espions pour déterminer quelles entreprises commercent avec l’Allemagne. Comme certains spéculateurs helvétiques violent les interdictions fédérales et revendent aux Centraux des marchandises alliées aux prix fort, les Alliés accentuent leur pression. C’est ainsi qu’en 1915, des négociations s’ouvrent pour la création d’une société de surveillance qui aurait pour fonction de centraliser les demandes des maisons suisses, d’effectuer les achats et de vérifier la non réexportation de ces produits. Ce dernier point pose problème, car la Suisse s’inquiète de perdre les livraisons allemandes de charbon et de fer qu’elle reçoit en échange d’autres fournitures. On trouve donc un compromis : la Suisse peut effectuer des réexportations à partir de ses propres stocks, jusqu’à épuisement de ceux-ci. Le 26 août, la Société suisse de surveillance économique (SSS) entre en fonctions. C’est une association privée, dotée d’une légitimation fédérale officielle, dont les membres – uniquement suisses – sont issus du patronat industriel et commercial. Sous l’injonction des Alliés, elle s’emploie à manipuler le commerce extérieur de la Suisse, afin de renforcer la capacité offensive des Alliés au détriment de celle des Centraux.
Le contrôle des Centraux : dès août 1914, l’Allemagne cherche à obtenir, par des accords commerciaux, le plus possible de marchandises suisses en utilisant l’arme des fournitures en charbon et en acier. Les négociations sont facilitées par le penchant germanophile du Conseil fédéral et surtout par la longue tradition de liens industriels qui s’étaient établis entre la Suisse alémanique et l’Allemagne. D’autre part, en contrôlant le Rhin, l’Allemagne tient notre principale voie d’échanges commerciaux avec l’extérieur. Berlin exige également la constitution d’une société de surveillance, la Schweizerische Treuhandstelle, dont les buts sont similaires à ceux de la SSS. Son contrôle est néanmoins plus lacunaire. Elle autorise, en les limitant, les réexportations vers les puissances occidentales en échange d’autres fournitures. Mais elle refuse le charbon et le fer aux industries qui travaillent pour les Alliés.
4) La guerre, source de troubles sociaux
La guerre économique menée par les belligérants, l’impréparation de nos autorités ainsi que les différentes » affaires » contribuèrent à pourrir le climat social en Suisse. La plupart des citoyens suisses furent durement touchés par les privations, d’autant plus que l’inflation diminuait le pouvoir d’achat. Le salaire réel des ouvriers a diminué en moyenne de 30% entre 1914 et 1918. L’opinion publique se scandalise au sujet des profiteurs de guerre et des spéculateurs qui s’enrichissent démesurément sur le dos du peuple. Certaines industries profitent de la guerre pour s’enrichir (machines, médicaments, chaussures…) et les paysans, capables en raison de la pénurie de vendre leurs récoltes aux prix fort, vivent leurs meilleures années depuis longtemps. D’autres facteurs participent à l’augmentation de la misère sociale dans le pays :
– Le service militaire prive bon nombre de familles de leur principal soutien financier. Le soldat ne recevait aucune compensation pour la perte de son salaire. Il touchait uniquement une maigre solde (= de quoi s’acheter trois petites bières et un paquet de cigarettes par jour !) qui ne lui permettait pas de faire vivre les siens. En moyenne, les soldats passèrent plus de 500 jours (1 année et demi) sous les drapeaux !
– Les licenciements sont une conséquence directe de la fermeture du commerce international et contribuent à l’appauvrissement de la population. Les chômeurs ne bénéficiaient alors d’aucun soutien financier de l’Etat et étaient à la charge de leur commune.
– Le premier Impôt fédéral direct est introduit en 1915 pour financer l’effort de guerre. Il alourdit le budget des ménages déjà en difficultés. Il se voulait ponctuel, mais se généralisa dans les années suivantes.
– Les conditions de travail s’aggravèrent. Paradoxalement, pour soutenir au mieux l’économie nationale, le Conseil fédéral décida de suspendre la loi sur les fabriques. Cette loi limitait l’exploitation des ouvriers par le patronat et était le seul moyen de politique sociale de l’époque.
Face à cette dégradation progressive de la situation sociale, les mécontentements vont grandissant au sein de la population suisse. Assez rapidement, les ouvriers cherchent protection auprès de l’Union syndicale suisse (USS) et du Parti socialiste suisse (PSS) qui voient le nombre de leurs adhérents augmenter considérablement. Au début de la guerre, le PSS avait accepté les pleins pouvoirs, adhéré à l’Union sacrée et abandonné au nom de la solidarité nationale sa lutte contre les partis bourgeois. Mais, renforcé par la situation sociale désastreuse, le discours du PSS se durcit au fil de la guerre. Sous l’impulsion de Robert Grimm, le parti acquiert une stature internationale en organisant deux rencontres importantes : les conférences de Zimmerwald (sept 1915) et de Kienthal (avril 1916). Le but de ces conférences est de regrouper au plan international les socialistes qui s’opposent à la politique d’union nationale de leurs partis respectifs. Il s’agit de mener la lutte contre la guerre en combattant les gouvernements bourgeois qui l’ont déclenchée. La présence de Lénine en suisse contribue à durcir la position de la gauche helvétique.
La première étincelle fut sans doute le 17 novembre 1917 l’émeute de Zurich. Il s’agissait à la base d’un fête spontanée, organisée par des pacifistes marginaux et des cercles de la jeunesse de gauche, pour fêter la victoire des bolcheviques en Russie. Elle frappa l’opinion publique car elle provoqua la mort de 3 manifestants et d’un policier. Bien que les milieux officiels du PSS et de l’USS n’aient joué aucun rôle dans ces événements, on leur en attribua la pleine responsabilité.
La grève générale de novembre 1918 : un an plus tard, à l’approche du premier anniversaire de la révolution russe, diverses personnalités bourgeoises – parmi lesquelles le général Wille – font part de leur inquiétude face à cet anniversaire. On craint en effet une répétition de l’émeute de 1917, d’autant plus que le mouvement Spartakiste menace de faire sombrer l’Allemagne en pleine débâcle dans le communisme. Ces personnalités réussissent à convaincre le Conseil fédéral d’ordonner l’occupation militaire préventive de la ville de Zurich pour éviter toute insurrection révolutionnaire. Le Comité d’Olten, regroupant depuis février 1918 les forces politiques et syndicales du socialisme suisse, répond d’abord par des grèves de protestation. Face au refus du Conseil fédéral de faire marche arrière, le Comité d’Olten en appelle à la Grève générale (12-14 novembre 1918). Tous les dirigeants du Comité d’Olten n’ont pas les mêmes buts; alors que les représentants syndicaux tendent en premier lieu à obtenir une amélioration économique et sociale de la condition des ouvriers, certains cadres politiques rêvent d’instaurer un état socialiste. Le comité d’Olten va présenter neuf revendications, à savoir:
1) Renouvellement immédiat du Conseil national selon le système de la représentation proportionnelle,
2) Droit de vote et d’éligibilité de la femme,
3) Introduction du droit au travail pour tous,
4) Introduction de la semaine de 48 heures, dans toutes les entreprises publiques ou privées,
5) Organisation d’une armée essentiellement populaire,
6) Mesures visant à assurer le ravitaillement,
7) Assurance vieillesse et survivants,
8) Monopole de l’Etat pour les importations et les exportations,
9) Paiement des dettes publiques par les possédants.
La grève est suivie par quelque 250’000 travailleurs, de manière très inégale selon les régions : la participation est très forte dans les villes industrielles, mais bien plus faible en Suisse romande et au Tessin, qui sont occupés à fêter l’armistice.
Après trois jours, les soldats envoyés par le Conseil fédéral sont maîtres de la situation. Le Comité d’Olten cède sans condition. La grève est donc un échec. Elle sensibilise tout de même le camp bourgeois aux revendications ouvrières. Certains points des revendications vont être appliqués dans les années qui suivent :
– Le point 1 est en fait accepté dès le 18 octobre 1918. Normalement la première élection au système proportionnel aurait dû se faire en 1920. Elle se tiendra en 1919 déjà.
– La semaine de 48 heures (point 4) est introduite dès 1919.
– Le principe de la création de l’AVS est accepté par le peuple en 1925. Mais une première loi d’application est refusée en 1931. Il faudra attendre 1947 ( !) pour que l’AVS soit finalement acceptée, puis mise en pratique l’année suivante.
La grève générale de 1918 marquera longtemps les esprits. Du côté des ouvriers, on s’en souvient comme de l’événement qui a fait trembler la bourgeoisie. Du côté bourgeois, on se souvient du jour où la Suisse a failli » passer au bolchevisme » ! ! ! Malgré la naissance d’une certaine politique de consensus social, les partis bourgeois resteront longtemps méfiants face au parti socialiste. Il faudra attendre 1943 pour que le PSS obtienne un premier siège au Conseil fédéral.
cours d’Albert Chevalley
Sur la grève générale de 1918, un autre résumé ci-dessous…
Les exigences du Comité d’Olten (11 novembre 1918)
1. Réélection immédiate du Conseil national selon le système proportionnel.
2. Introduction du suffrage féminin.
3. Introduction de l’obligation générale du travail.
4. Semaine de 48 heures.
5. Démocratisation de l’armée.
6. En accord avec les producteurs paysans, assurer le ravitaillement.
7. Assurance vieillesse et invalidité.
8. Monopole de l’Etat sur les importations et les exportations.
9. Payement des dettes publiques par les possédants.
A la grève générale illimitée déclenchée par le comité d’Olten le 11 novembre, le Conseil fédéral répondra par la mobilisation d’une partie de l’armée. 250’000 travailleurs se mettront en grève. C’est la plus grande grève de l’histoire suisse. Devant un ultimatum du Conseil fédéral, le comité d’Olten décidera d’éviter l’affrontement en mettant fin à la grève le 14 novembre 1918.
Néanmoins des concessions seront ensuite faites aux travailleurs par les autorités (les possédants ont manifestement eu peur).
Robert Grimm (leader socialiste suisse qui s’était opposé à Lénine sur la question de l’emploi de la violence) dira plus tard : « En 1918, la classe ouvrière a perdu une bataille, mais remporté une victoire. La bataille a été courte, la victoire durable ».
Les travailleurs ont obtenu la semaine de 48 heures. Au Conseil national élu à la proportionnelle, 20 % de socialistes siégeront dès 1919. Les secours aux chômeurs furent améliorés. Il y eut une extension des contrats collectifs. Et le principe de l’assurance vieillesse (retraite) fut acquis en 1925 (même s’il faut attendre 1947 pour son application).
Documents : la Suisse durant la Première guerre mondiale.
1) Un pays mal préparé au conflit.
L’élection du général Wille – 3 août 1914.
» Le général Dufour avait été appelé à la tête de l’armée en 1847, en 1857 et en 1859 sans opposition. Il en fut de même du général Herzog en 1870. ce ne fut pas le cas du général Wille. Il n’avait pas que des amis. (…) Dans les milieux romands, on lui reprochait ses relations avec l’empereur Guillaume II, parrain d’un de ses petits-fils. On lui faisait grief de ses parentés allemandes, de ses allures d’officier de la garde prussienne. (…)
L’Assemblée générale convoquée le 3 août pour procéder à l’élection du général en chef, avait à choisir entre deux candidatures, dont l’autre était celle du colonel Sprecher de Bernegg, chef de l’état-major. Ce dernier était porté par les députés romands, par la droite et de nombreux députés de la gauche. Mais le Conseil fédéral, malgré ses démêlés récents avec Wille, était unanime pour son élection. (…) Aux yeux de certains Romands, l’élection de Wille ne manquerait pas d’être interprétée en France comme un acte d’adhésion à la cause des deux empires. C’était déjà, comme on le voit, à l’occasion d’une nomination d’ordre purement militaire, le fameux » fossé » qui commençait à se creuser. (…)
Le Conseil fédéral chargea quatre de ses membres d’agir auprès des groupes parlementaires et de participer à leurs délibérations. Et le jour même, Wille fut élu par 122 voix sur 192 bulletins délivrés. Le colonel Sprecher obtint 63 voix. Il y eut 7 bulletins blancs. »
cité in Georges Wagniere, « La Suisse et la Grande Guerre », Lausanne, 1938.
Portrait du général :
Dans la « Gazette de Lausanne » : « Personne plus que lui n’a éveillé dans l’esprit de notre armée le sentiment de sa force. Il a voué à cette noble tâche toute son énergie, sans souci des conflits et des animosités que sa manière directe et incisive d’exprimer sa pensée pouvait susciter et ont suscité en mainte occasion. Le général Wille est un homme d’action et de décision, d’une volonté de fer, d’une haute intelligence « .
Dans la « Sentinelle » : » Gros, gras, un peu essoufflé, haut en couleurs, sanglé dans sa tunique, ceint du cordon de général, le chef de l’armée suisse reçoit les félicitations du Conseil fédéral. »
2) La neutralité, un concept flou.
« Facettes de la neutralité :
Dans le langage usuel, être neutre signifie ne pas prendre parti, dans un conflit pour l’une ou l’autre des forces en présence. La neutralité est donc, dans la relation entre Etats, le fait de ne pas prendre part à une guerre. Pour des Etats dotés d’un statut de neutralité permanente (Autriche, Suisse), la neutralité implique des devoirs en temps de paix également. ces pays ne doivent jamais se placer dans une situation telle qu’il leur serait impossible de rester neutres en cas de conflit : ils ne peuvent donc pas adhérer à des alliances militaires offensives.
Le mot neutralité recouvre plusieurs aspects :
La neutralité armée : en temps de paix, l’Etat neutre affirme son indépendance en étant dans un état de préparation militaire suffisant. En temps de guerre, l’armée d’un pays neutre veille à la sécurité de l’Etat, prête à repousser un éventuel agresseur.
La neutralité territoriale : l’Etat neutre doit maintenir, par tous les moyens, l’inviolabilité de son territoire et de son espace aérien. Il doit empêcher que des opérations de guerre aient lieu sur son territoire, que des troupes étrangères le traversent ou que l’on y ouvre des bureaux de recrutement pour l’armée d’un belligérant.
La neutralité économique : en temps de paix, l’Etat neutre évite de trop dépendre d’un seul partenaire commercial ou de participer à des mesures de guerre économique prises contre un autre Etat. En cas de guerre, l’Etat neutre ne devra fournir aucune assistance financière aux belligérants ; il ne pourra leur livrer des produits stratégiques que dans la mesure où les deux parties sont traitées de manière égale. Pour n’avantager personne, le volume du commerce sera fixé par des quotas.
La neutralité de l’opinion : En temps de paix comme en temps de guerre, seuls les organes officiels de l’Etat peuvent être rendus responsables de manifestations d’opinion ; par contre, l’Etat ne peut être rendu responsable de manifestations d’opinions privées de ses ressortissants. On ne peut donc pas mettre d’entraves à la liberté de presse.
S’il a des devoirs à accomplir, un Etat neutre a aussi des droits : les belligérants n’ont pas le droit d’utiliser son territoire comme champ de bataille ou voie de passage ; ils ne peuvent pas le soumettre à un blocus économique. L’Etat neutre peut continuer à commercer avec d’autres Etats neutres et également avec des Etats en guerre. »
In « Histoire de la Suisse », Editions Fragnière, Fribourg, 1987. p. 200
Carl Spitteler : » Notre point de vue suisse «
« Voulons nous ou ne voulons nous pas rester un Etat suisse qui, vis-à-vis de l’étranger, représente une unité politique ? Si nous ne le voulons pas, si chacun veut se laisser pousser où l’entraînent ses sympathies personnelles et où il est attiré du dehors, alors je n’ai plus rien à dire. Mais si nous avons la ferme volonté de rester un Etat suisse, nous devons nous persuader que les frontières de notre pays sont aussi des lignes de démarcation pour nos sentiments politiques. Tous ceux qui vivent au-delà de nos frontières sont nos voisins et, jusqu’à nouvel ordre, nos chers voisins ; tous ceux qui vivent en deçà sont plus que des voisins, ce sont des frères. Or la différence entre voisin et frère est immense…
Nous devons nous pénétrer de l’idée qu’un frère politique est plus près de nous que le meilleur voisin et parent de race. Fortifier cette conviction est notre devoir patriotique. La tâche n’est pas facile ; nous devons sentir en commun, tout en restant divers. Nous n’avons pas le même sang, ni la même langue, nous n’avons pas de maison régnante pour atténuer les oppositions, nous n’avons pas même à proprement parler de capitale.
Neutralité ne signifie pas indifférence. Non pas qu’il faille prendre parti dans la querelle, mais à moins de renier tout ce qui fait la raison d’être du Suisse, nous avons le devoir de protester contre ce qui porte atteinte à l’existence de notre Etat, la violation du droit et l’abus de la force. »
Discours de Carl Spitteler, décembre 1914.
3) La perte de la souveraineté économique. Problèmes économiques et sociaux.
Opinion de Peter Dürrenmatt
« (…) Mais, si les puissances tenaient vraiment à l’indépendance et à la neutralité de la Suisse, elles devaient également veiller à son approvisionnement. Les deux camps offrirent leurs services dans deux traités séparés. (…) Mais, dans les deux cas, (…), le Conseil fédéral dut accepter un contrôle. (…) Il nous fallut ainsi faire un nouvel apprentissage de la neutralité. (…)
On trouve dans l’autobiographie de Jacob Lorenz, intitulée : « Souvenirs d’un simple Confédéré » et parue en 1935, ce dur jugement sur les dernières années de la guerre : La société bourgeoise se montra sous son jour le plus répugnant. Epargnée par la guerre, elle en profita odieusement. Son orgueil et son insolence ne connurent plus de bornes. N’importe quel idiot pouvait se faire bien voir pourvu qu’il eût quelque chose à acheter ou à vendre. On voyait des gens vêtus jusqu’alors de haillons et couverts de poux, porter d’un jour à l’autre de splendides fourrures, et donner le bras à une poule de luxe. Les procès d’accaparement pleuvaient, mais personne ne voulait savoir ce qu’était l’accaparement. (…)
Alors que, dans les villes, les facteurs de tension sociale s’accumulaient, la campagne s’en tirait fort bien. (…) Il faut bien dire qu’en Suisse romande, cette situation était moins grave qu’en Suisse allemande. »
Peter Dürrenmatt, « Histoire illustrée de la Suisse », 1960, pp. 281-283
Pour l’historien Hans-Ulrich Jost
« (…) Les difficultés réelles de nos relations extérieures furent toutefois essentiellement d’ordre économique. Les problèmes d’approvisionnement du pays obligèrent le gouvernement à céder aux exigences économiques des puissances étrangères. En même temps, les relations extérieures de la Suisse étaient grevées par des spéculations privées peu scrupuleuses et par une importante production de matériel de guerre et de munitions destinée aux pays en guerre. En outre, un fossé se creusa entre les Alémaniques et les Romands, les uns prenant parti pour l’Allemagne, les autres pour la France; ce qui contribua à enliser la Suisse dans le marais de la propagande de guerre. (…) »
« Histoire de la Suisse et des Suisses », T. 3, 1983, pp. 94-95
Évolution du coût de la vie en Suisse
années—- indice du coût de la vie
1914 ———— 100
1915 ———— 113
1916 ———— 131
1917 ———— 163
1918 ———— 204
Office fédéral de la statistique, estimation de 1914 à 1920, faite après la guerre
in s. d. Sébastien COTE, Histoire 9e, Paris, Nathan, 2011, p. 30
Les salaires réels ont diminué de 30 %
4) Les grèves de 1918
Consignes de Lénine aux socialistes suisses
« (…) en participant à n’importe quel conflit, la Suisse ne ferait que participer à une guerre réactionnaire, à une guerre de banditisme aux côtés d’une des coalitions impérialistes en cause (…).
(…) le gouvernement suisse par toute sa politique de ces dernières années qui est une politique de réaction dans les questions intérieures aussi bien que dans les questions internationales (voyez la police politique, la servilité du gouvernement suisse à l’égard de la réaction et des monarchies européennes, etc.) est un gouvernement réactionnaire (…). Le gouvernement suisse a bien prouvé qu’il n’était qu’un instrument docile entre les mains du parti militaire suisse et en général de la clique militaire (rappelons-nous la réorganisation militaire de 1907, les fameuses affaires Egli et de Loys, etc.).
(…) il appartient au parti socialiste suisse de démasquer le véritable caractère du gouvernement et sa servilité à l’égard de la bourgeoisie impérialiste et des promoteurs du drill et de créer des conseils de soldats.
En aucun cas, ni en temps de guerre, ni en temps de paix, les socialistes et leurs députés ne doivent voter les crédits militaires. Quels que soient les beaux discours trompeurs sur la défense de la neutralité qu’on puisse faire pour justifier un tel vote.
(…) Parmi les moyens de lutte révolutionnaire figurent les démonstrations et les grèves de masses, mais non pas le refus du service militaire (…). Il faut non pas refuser de prendre les armes en main, mais tout au contraire s’en emparer et s’en servir afin de les retourner contre la bourgeoisie de son pays.
(…) Un des traits caractéristiques de l’impérialisme suisse est justement le fait que la bourgeoisie suisse exploite un nombre toujours croissant d’ouvriers étrangers, privés de tous droits politiques, et dont elle anticipe l’isolement et l’éloignement du prolétariat suisse (…). Tant que la complète unité des ouvriers socialistes de toutes les nationalités de la Suisse n’aura pas été obtenue, l’internationalisme ne sera qu’une vaine phrase. Pour faciliter l’obtention de cette unité, il faudrait que les organes de la presse socialiste et syndicaliste suisse publient des suppléments paraissent dans les trois langues (…) en prenant pour point de départ les questions politiques à l’ordre du jour. »
Note du général de l’armée suisse, Ulrich Wille (10 novembre 1918).
« Si je ne m’en référais qu’à mon naturel, je n’attribuerais pas trop d’importance à l’agitation des bourgeois de Zurich ! (…)
Il y a deux ans, j’ai été amené à plusieurs reprises à faire part au Conseil fédéral de ma conviction que les congrès de Zimmerwald et de Kiental avaient décidé de commencer par la Suisse le processus de renversement de l’ordre établi en Europe. Le triomphe des bolcheviks en Russie a favorisé ce projet. Chacun sait que de nombreux messagers de bolcheviks russes, disposant de sommes d’argent importantes, se trouvent en Suisse dans le but d’exploiter la situation et d’accélérer l’exécution de ce plan.
Nos autorités n’ont absolument rien fait pour prévenir le renversement de l’ordre constitutionnel par la violence, pour obliger les meneurs à se demander si leur entreprise criminelle aurait vraiment des chances de réussir (…). Il est beaucoup plus important d’empêcher le crime, plutôt que d’abattre le criminel pris sur le fait ou de le livrer après coup à la potence. C’est aux autorités qu’il appartient de prévenir le crime, car elles ont pour tâche de faire respecter l’ordre public. Dans le cas qui nous occupe, le gouvernement zurichois n’a pas l’air de le comprendre. En effet, il ne se propose d’opposer la puissance de l’Etat à la volonté criminelle que lorsque cette volonté aura atteint le stade de l’action. A vrai dire, il ne va même pas jusque-là. Ce qu’il envisage, c’est de ne commencer à réunir les forces nécessaires à combattre le crime qu’au moment où il aura constaté que l’adversaire a déjà passé aux actes (…). Si l’on veut attendre, pour mobiliser les troupes, que des signes évidents confirment le déclenchement de la grève générale et de la révolution, on arrivera toujours trop tard. Une telle conception retarderait suffisamment l’intervention de l’armée pour permettre à la révolte d’atteindre son plein développement. L’armée ne serait plus en mesure de prévenir la sédition ou de la tuer dans l’oeuf. Il ne lui resterait plus qu’à se battre contre les révolutionnaires et pour le pouvoir. Nous ne devons pas rechercher l’affrontement, ni la guerre civile. Notre devoir est de les empêcher.
(…) dans le monde entier, on respecte le principe qu’il ne faut jamais, pour réprimer un soulèvement, recourir à des soldats qui pourraient avoir de proches parents ou des amis parmi les fauteurs de troubles (…). Tous les soulèvements qui se sont produits à Zurich jusqu’à ce jour ont démontré avec une évidente clarté que les autorités locales ne sont pas à même d’intervenir et d’agir sans provoquer de graves effusions de sang. Je n’en fais pas le reproche aux responsables. Leurs difficultés sont inhérentes aux institutions démocratiques. On le sait depuis longtemps et c’est la raison pour laquelle la Confédération doit intervenir à temps.
(…) Je sais très bien l’importance de l’opinion publique dans une démocratie. Je ne lui ferais jamais violence. Je m’y soumettrai toujours lorsque j’en aurai la possibilité. Mais dans les circonstances actuelles, nous n’en avons pas le droit. Le salut du pays est en jeu. Nous avons le devoir de ne pas nous laisser influencer par les mouvements et les sentiments de l’opinion publique. Aux termes de l’article 210 de l’Organisation militaire, je porte tout seul la responsabilité. Je suis prêt à l’assumer. »
En ce début du mois de novembre 1918, des unités de l’armée occupe Zurich sous prétexte d’empêcher un coup d’état de type bolchevique. A cette provocation, le comité d’Olten répondit par une grève générale de 24 heures. Notons que les chefs du comité d’Olten (regroupant socialistes et syndicalistes) n’ont jamais envisagé de recourir à la révolution pour s’emparer du pouvoir, quoiqu’en pense le général Wille.