Les civilisations

Discussion sur le caractère national

«Lui : Qui considérez-vous comme supérieurs, les étrangers ou les Arabes ?

Moi : Les savants reconnaissent quatre nations : les Byzantins, les Arabes, les Perses et les Indiens. Trois sont étrangers, et il serait difficile de dire que les Arabes à eux seuls sont supérieurs aux trois autres, dans tout ce qu’ils ont et dans leur diversité.

Lui : Je pensais seulement aux Persans.

Moi : Avant de donner ma propre opinion, je rapporterai ce que dit Ibn al-Muqaffa‘, noble persan et étranger distingué, éminent parmi les hommes cultivés […] Chabib ibn Chabba dit […] « Nous fûmes déçus par Ibn al-Muqaffa‘ qui nous demanda : “Quelle est la nation la plus sage ?“ Nous imaginant qu’il pensait aux Persans, nous répondîmes, cherchant à être dans ses bonnes grâces : “La Perse est la nation la plus sage. – Certainement pas, dit-il, elle ne peut y prétendre. Il y a là un peuple auquel on a donné des leçons et qui les a apprises, auquel on a donné un exemple et qui l’a copié, auquel on a donné une impulsion et qui a continué, mais qui n’a ni originalité ni ressource propre.“ […]

Nous lui avons retourné la question ; et il dit : “Les Arabes“ ; nous échangeâmes quelques murmures et clins d’œil. Cela le mit en colère. Il devint pâle et dit : “Vous semblez me soupçonner de vouloir vous flatter. Par Dieu, mon souhait le plus cher serait que vous n’ayez pas ce privilège ; mais même si moi je l’ai perdu, je me mépriserais de perdre en plus la vérité […] La Nation la plus sage est celle des Arabes en raison de leur caractère ferme, de leur physique équilibré, de leur pensée précise et de leur compréhension profonde.“ »

Lui : Comme Ibn al-Muqaffa‘ a bien parlé, et comme vous l’avez bien raconté. Donnez-moi maintenant votre propre version, à la fois ce que vous avez entendu et ce que vous pensez de vous-même.

Moi : […] Ce qu’il [Ibn al-Muqaffa‘] a dit est suffisant. Y ajouter serait superflu, le répéter, inutile.

Lui : […] Cette question – je veux dire les mérites relatifs de chaque nation – est l’un des principaux sujets sur lesquels les gens discutent et disputent et n’arrivent jamais à s’entendre.

Moi : C’est inévitable, car il n’est ni dans la nature, ni dans la coutume, ni dans les qualités innées des Persans d’admettre le mérite des Arabes, pas plus qu’il n’est dans le caractère ni l’usage des Arabes d’affirmer les mérites de Persans, et il en est de même pour les Indiens, les Byzantins, les Turcs, les Daylami et les autres. La reconnaissance du mérite et de l’honneur dépend de deux choses : l’une est ce qui distingue un peuple à son apogée d’un autre, dans le choix qu’il fait entre le bien et le mal, dans son jugement sûr ou défectueux, dans l’étude du début à la fin. De ce point de vue, chaque nation a ses mérites et ses défauts ; chaque peuple a commis de bonnes et mauvaises actions ; chaque communauté, dans ses œuvres, ses faits et ses méfaits, a connu la perfection et l’échec. Par conséquent, les bonnes et mauvaises qualités sont répandues sur toute l’humanité et implantées dans toutes les nations.

Les Persans ont l’habileté politique, la politesse, les règles et l’étiquette ; les Byzantins possèdent la science et la sagesse : les Indiens ont la pensée réfléchie, la vivacité, la magie et la persévérance : les Turcs ont le courage et l’impétuosité ; les Zanj ont la patience, l’endurance et la gaieté ; les Arabes sont intrépides, hospitaliers, loyaux, vaillants, généreux, protecteurs, éloquents et puissants.

On ne trouve pas ces qualités dans chaque individu de ces nations, mais elles sont largement répandues. Certains peuvent cependant en être privés, et d’autres, marqués par les qualités contraires […]. Il est clair que toutes les nations ont leurs lots de mérites et de défauts, à la fois du fait de pulsions innées et de choix intellectuel. Le reste n’est que dispute entre gens sur leur lieu d’origine, les coutumes dont ils ont hérité et les passions qui les habitent.

Il y a une deuxième considération, d’importance primordiale, que nous ne pouvons omettre de la discussion. Chaque nation a eu une époque où elle a prévalu sur ses rivales. Cela est clair si vous vous reportez en imagination à la Grèce et à Alexandre, qui a conquis, gouverné, régné, entraîné, mis en pièces et rassemblé, ordonné et abandonné, suscité et réprimé, effacé et enregistré […] Quand on demanda à Abu Muslim : « Quel est, à votre avis, le peuple le plus brave ? », il répondit : « Tous les peuples sont braves quand leur puissance est en train de croître. » Il disait la vérité, car chaque nation au début de sa félicité est plus valeureuse, plus hardie, plus brave, plus glorieuse, plus généreuse, plus munificente, plus éloquente, plus claire, plus judicieuse, plus véridique ; et cela vient de quelque chose qui est commun à toutes les nations […] et montre l’ampleur de la générosité du Tout-Puissant envers toutes Ses créatures. »

-Abu Hayyan al-Tawhidi, Kitab al-Imta‘wal’-Mu’anasa (Le livre des plaisir et de la convivialité), c. fin du Xe siècle, in Bernard Lewis, Islam, Paris, Gallimard, Quarto, 2005, p. 397-400Le philosophe Abu Hayyan al-Tawhidi (c. 930-1023) est sans doute né à Bagdad et mort en Perse. Le surnom «Tawhidi» viendrait de son père qui était marchand de dattes..

Comment les civilisations déclinent

«A notre époque, nous constatons une sorte de déplacement de la civilisation du sud vers le nord. [A l’époque préislamique] le Yémen était le siège d’un grand Etat. C’était aussi le cas de la Syrie au temps des Israélites. Le pays d’Égypte connaissait la même situation, et la civilisation du Maghreb était également très florissante. Le Nord était alors inférieur au Sud, tant pour la civilisation que pour les royaumes, comme ceux des Turcs, des Francs ou des Slaves […]

Toute la civilisation du Sud, au Yémen, en Arabie, en Egypte, au Maghreb et en Irak, s’est écroulée. C’est plus particulièrement vrai du Maghreb. Il ne reste que très peu de vestiges de sa civilisation ; ils s’étendent sur une étroite bande d’à peine deux journées de marche [50 à 60 km] le long du littoral.

Pour ce qui est des pays du Nord, nous avons appris que leur civilisation est florissante et leurs Etats puissants ; ainsi certaines nations franques et turques. La culture est donc peut-être en train de se déplacer du sud au nord. Le vide créé dans le Sud ne restera pas sans suite. Ce vide peut s’expliquer soit par des manifestations terrestres et de la civilisation visible – et ce ne peut être dans ce cas que la conséquence de la mainmise des Arabes et de leur domination, laquelle entraîne la ruine des pays dominés –, soit par des manifestations célestes. Les astrologues ont émis là-dessus certaines opinions, mais ce n’est pas le lieu de les exposer en détail. Dieu a le pouvoir de faire ce qu’Il veut !»

Ibn Khaldun, Kitab al-Ibar (Le Livre des exemples), c. 1380, Paris, Gallimard, 2002, p. 1207-1208 ; extrait publié dans Gabriel Martinez-Gros, « Ibn Khaldun : itinéraire d’un lettré arabe », in L’Histoire, n°309, mai 2006, p. 66.

Le rejet de l’Occident

«Comment expliquer l’étrange indifférence des pays d’islam envers l’Occident ? Jusqu’au XVIIIe siècle, les peuples islamiques ont continué à nourrir l’idée que leur civilisation était supérieure à toutes les autres et que l’Europe chrétienne était un monde barbare et inculte.

On ne manque pas, dès les premiers siècles de l’islam, d’exemples de voyageurs musulmans en Europe. Mais, se considérant comme membres de la communauté musulmane en général, ils voyaient leurs hôtes d’abord comme des infidèles ou des chrétiens dont le nom et le pays particuliers restaient secondaires. Ces chrétiens étaient classés en deux catégories, Rums et Francs : les premiers étaient les Byzantins, continuateurs de l’Empire romain, et plus tard les orthodoxes, Grecs et autres. Les Francs, eux, étaient les sujets de Charlemagne et, par la suite, les chrétiens d’Occident, catholiques ou protestants. Les musulmans sont d’abord entrés en contact avec Byzance. C’était à leurs yeux une forme de civilisation dépassée, reposant sur une révélation divine qui avait trouvé dans l’islam sa forme achevée. Ils ont recueilli à son école tout un héritage scientifique, en particulier celui de la géographie antique […]

On peut distinguer quatre périodes dans la découverte de l’Europe par les musulmans. C’est d’abord, au VIIIe-Xe siècle, un pays lointain, inconnu, non civilisé. On sait peu de chose à son sujet, on ne s’en préoccupe pas du tout. Or c’est à cette époque que les sciences islamiques connaissent leur essor et que sont établis les cadres du savoir ultérieur. Le centre du monde est alors le domaine de l’islam, de l’Espagne à l’Indus, qui renferme les foyers des civilisations plus anciennes et les villes saintes de la nouvelle religion. Au nord, ce qui reste de l’Empire byzantin. À l’est, au-delà de l’Iran, d’autres pays, d’un certain niveau, mais idolâtres et donc inférieurs. En dehors, le monde des Barbares, blancs au nord, noirs au sud.

Une seconde période commence avec la première grande contre-attaque européenne, à partir du XIe siècle. Elle est marquée par les reconquêtes de l’Espagne et de la Sicile, et par les croisades ; des musulmans tombent sous la domination des Francs. Après les batailles, ou dans l’entre-deux, se nouent des relations diplomatiques et commerciales. Les historiographes arabes des croisades nous renseignent en détail sur les États des croisés au Levant. Mais ils ne s’occupent ni de l’origine ni des motivations de ces gens qui ne sont, à leurs yeux, qu’une nouvelle vague d’envahisseurs barbares. Ils ne connaissent pas de « croisés » mais des « Francs » et ils attendent avec impatience qu’ils retournent là d’où ils viennent, au-delà de l’horizon, afin de pouvoir les oublier […]

La troisième période est marquée par la formation et l’expansion de l’Empire ottoman, à partir du XVe siècle. C’est la deuxième grande invasion islamique de l’Europe, cette fois par le sud-est et non plus par le sud-ouest. Les Turcs ottomans ont créé leur État aux frontières de pays chrétiens qu’ils se donnent pour mission de soumettre à l’islam. Ce devoir sacré est aussi une source de profits. À guerroyer contre les Byzantins, puis les Serbes et les Hongrois, les Autrichiens et les Vénitiens enfin, les Turcs se sont familiarisés avec les chrétiens : les nouveaux convertis forment une part importante de leur élite. Par l’étendue de son territoire, l’Empire ottoman est à un moment la première puissance européenne. Parallèlement, le Maroc et même l’Iran nouent des relations diplomatiques et commerciales avec l’Europe.

Or, tandis que ces pays suscitent en Europe un vif intérêt dont témoigne toute une littérature, les musulmans, eux, éprouvent en face de l’Europe la même indifférence qu’auparavant […]

À l’aube du XVIIIe siècle commence une nouvelle période, la quatrième, dans les rapports de l’Europe occidentale et des musulmans. Cette Europe qu’ils regardaient jusque-là du haut de leur puissance s’avère brusquement riche, forte et dangereuse. Le signal est donné par le deuxième échec des Ottomans devant Vienne, en 1683. Il est suivi par une retraite catastrophique, de longues guerres, des traités de paix (1699, 1718) dictés par l’ennemi vainqueur pour la première fois dans l’histoire ottomane, des pertes territoriales graves. Malgré un effort de modernisation et de réforme, d’autres pertes, d’autres défaites vont suivre au long du siècle, face aux Autrichiens et aux Russes. La domination étrangère menace et il ne suffit plus de savoir vaguement que l’Autre existe. Il faut se mettre à son école, opérer une véritable conversion – intellectuelle s’entend […].

Mais il est encore plus facile à un Européen d’étudier le Proche-Orient qu’à un Oriental d’étudier l’Europe. Dès la fin du XVIIIe siècle, les textes édités et traduits, les livres sur la religion, l’histoire, la civilisation islamique mettaient à disposition des savants occidentaux un outillage scientifique qui manquait de l’autre côté […]. Le contraste est vif avec l’indifférence à peu près complète des Orientaux envers l’Europe. Seuls les Ottomans, pour se défendre ou pour négocier, furent contraints de s’informer de temps à autre sur cet Occident mystérieux. Les renseignements recueillis sont restés superficiels, souvent imprécis et presque toujours périmés, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Pourquoi cette différence dans l’attitude des deux sociétés l’une en face de l’autre ? Elle ne vient assurément pas d’une tolérance religieuse plus grande de la part des Européens. Au contraire, l’attitude des chrétiens envers l’islam a été beaucoup plus bigote et intolérante que celle des musulmans devant le christianisme. Aux grands siècles des Abbassides (VIIIe-Xe siècle), on aurait pu attribuer cette différence d’attitude entre les deux civilisations au fait que l’une avait plus à apprendre, l’autre plus à offrir. Mais, dès l’époque des croisades, cette explication n’est plus appropriée et, dès la fin du Moyen Age, il est évident qu’il s’agit là d’une différence fondamentale entre deux types de sociétés.

On s’étonnera que la civilisation islamique classique, si ouverte à ses origines aux influences grecques ou persanes, ait ensuite rejeté l’Occident de manière aussi complète. Mais lorsque l’islam était réceptif, l’Europe occidentale n’avait à offrir que le spectacle d’une barbarie qui flattait l’orgueil des musulmans. Du point de vue religieux, elle était restée en arrière, n’ayant pas accepté la révélation achevée par le Coran. L’imperfection de la religion chrétienne disqualifiait la pensée et la civilisation qui lui étaient liées.

Lorsque la montée de l’Europe occidentale et le déclin de l’islam eurent établi de nouvelles relations, l’islam était déjà figé dans ses propres moules de pensée et de comportement. Il était peu perméable aux stimulations étrangères, surtout quand elles venaient de l’Occident à l’hostilité millénaire. Protégés par les capacités militaires imposantes des Ottomans, les peuples islamiques ont continué, jusqu’à l’aube de la période contemporaine, à caresser l’idée que leur civilisation était supérieure à toutes les autres, de loin et pour toujours.

Les musulmans du Moyen Age, de l’Andalousie à la Perse, voyaient l’Europe chrétienne plongée dans les ténèbres de la sauvagerie et de la mécréance. Cette vision, probablement juste à l’origine, devint dangereusement périmée avec notre Renaissance. Alors l’Europe changea radicalement d’attitude envers le monde extérieur. La coïncidence de trois évolutions majeures favorisa la floraison intellectuelle et la constitution des sciences. Il y eut la découverte du Nouveau Monde, avec ses peuples étranges, sauvages ou civilisés, inconnus des Écritures, des classiques, de la mémoire de l’Europe. Montaigne témoigne de la curiosité qu’ils ont suscitée. Il y eut en deuxième lieu la redécouverte de l’Antiquité classique, qui fournit à la fois un modèle à ce genre de curiosité et une méthode pour la satisfaire. Il y eut, enfin, la Réforme, qui mina l’autorité de l’Église sur la pensée et sur son expression. L’esprit humain connut une libération sans précédent depuis l’Antiquité.

Le monde musulman avait lui aussi redécouvert la science grecque et, dans une moindre mesure, iranienne au début de l’islam. Il avait ses propres « grandes découvertes » géographiques : l’Inde, la Chine avaient été atteintes par ses armées. Mais ces événements n’ont coïncidé et surtout ne se sont accompagnés d’aucun relâchement des liens religieux. La renaissance islamique est d’hier ; elle a été provoquée par l’expansion chrétienne. Auparavant, la lutte des Anciens et des Modernes, des théologiens et des philosophes s’était terminée par une victoire écrasante des premiers sur les seconds. Le monde musulman s’était trouvé confirmé dans son autarcie intellectuelle et dans la conviction de sa supériorité en tant que dépositaire de la seule Vraie Foi et de la seule forme de vie civilisée – les deux se confondant. Il a fallu des siècles de défaites et de reculs pour que les musulmans soient prêts à modifier leur vision du monde et de la place qu’ils occupent.»

Bernard LewisLewis est souvent cité par les Occidentaux en quête d’un spécialiste de l’Islam, ce qui ne manque jamais de choquer ou d’agacer des auteurs issus des pays arabo-musulmans. Il faut cependant prendre garde à ses approches souvent orientées vers l’idée d’un choc des civilisations, concept proche de la pensée de Samuel Huntington et des neo-cons américains., « Le rejet de l’Occident », Les collections de L’Histoire, n°30, janvier-mars 2006, p. 53-56.

Religions et sociétés, le propos d’Amin Maalouf

«Autour de la Méditerranée se côtoient et se confrontent depuis des siècles, deux espaces de civilisation, l’un au nord, l’autre au sud et à l’est. Je ne m’étendrai pas trop sur la genèse de ce clivage, mais il n’est jamais inutile de rappeler, parlant d’Histoire, que tout a un commencement, un déroulement et, à terme, une fin. À l’époque romaine, toutes ces contrées, devenues depuis chrétiennes, musulmanes ou juives, appartenaient au même empire ; la Syrie n’était pas moins romaine que la Gaule, et l’Afrique du Nord était assurément, du point de vue culturel, bien plus gréco-romaine que l’Europe du Nord.

Les choses ont radicalement changé avec l’apparition successive de deux monothéismes conquérants. Au IVe siècle, le christianisme devint la religion officielle de l’Empire romain ; après avoir admirablement propagé leur foi nouvelle par la prédication, la prière, et l’exemple des saints martyrs, les chrétiens usèrent alors pleinement de l’arme du pouvoir pour consolider leur autorité et s’imposer totalement, mettant hors la loi la religion romaine antique, pourchassant ses derniers adeptes. Bientôt, le monde chrétien pu épouser les frontières de l’Empire, mais ces dernières étaient devenues de plus en plus incertaines ; Rome devait « tomber sous les coups des barbares », comme disaient les vieux manuels, dès le Ve siècle.

Byzance, capitale d’Orient, survécut encore pendant un millier d’années, mais sa tentative de reconstituer l’Empire tourna court : Justinien réussit bien un moment à reprendre une bonne partie des territoires abandonnés, en Italie, en Espagne, en Afrique du Nord… Peine perdue. Son entreprise s’avéra désespérée, ses généraux ne furent pas en mesure de défendre les provinces reconquises, et lorsqu’il mourut en l’an 565, une page était tournée, une illusion était morte. Le grand Empire romain ne renaîtrait plus. Plus jamais la Méditerranée ne serait réunie sous une même autorité. Plus jamais les habitants de Barcelone, de Lyon, de Rome, de Tripoli, d’Alexandrie, de Jérusalem et de Constantinople n’adresseraient leurs requêtes à un souverain unique.

Cinq ans plus tard, en 570, naquit Muhammad, Mahomet, le Prophète de l’islam. Hors des limites de l’Empire, mais pas si loin. Il y avait constamment un va-et-vient de caravanes entre sa ville natale, La Mecque, et les cités du monde romain telles Damas ou Palmyre ; comme, ailleurs, avec l’empire iranien sassanide, rival des Romains et lui-même secoué par d’étranges convulsions.

Sans vouloir expliquer le phénomène mystique et religieux que constitue le message de l’islam, dont l’apparition obéit à des lois complexes, insaisissables, il est certain que, du point de vue politique, il y avait alors un vide propice à l’émergence d’une réalité nouvelle. Pour la première fois depuis plus de six siècles – autant dire, à l’échelle de la mémoire des hommes, depuis l’aube des temps –, l’ombre de la grande Rome n’était plus là. Bien des peuples s’en trouvèrent libres et orphelins.

Ce vide – ou peut-être faudrait-il dire cet « appel d’air » – qui permit aux tribus germaniques de se répandre à travers l’Europe pour s’y tailler les territoires qui s’appelleraient plus tard la Saxe ou le royaume des Francs, permit aussi aux tribus d’Arabie d’effectuer, hors de leur désert originel, une « sortie » remarquée. Ces bédouins, qui avaient vécu jusque-là en marge de l’Histoire, parvinrent en quelques dizaines d’années à se rendre maîtres d’un immense territoire allant de l’Espagne jusqu’aux Indes. Le tout d’une manière étonnamment ordonnée, relativement respectueuse des autres, et sans excès de violence gratuite.

Loin de moi l’idée de présenter cette conquête comme une marche pacifiste. Ou de dépeindre le monde musulman comme un paradis de tolérance. Mais les comportements s’apprécient au regard de leur siècle. Et il ne fait pas de doute que l’islam s’est traditionnellement accommodé de la présence, sur les terres qu’il contrôlait, des adeptes des autres religions monothéistes.

À quoi bon vanter la tolérance du passé si le présent est ce qu’il est, diront mes contradicteurs ? Et, en un sens, je ne leur donne pas tort. C’est une piètre consolation de savoir que l’islam fut tolérant au VIIIe siècle, si aujourd’hui les prêtres sont égorgés, les intellectuels poignardés et les touristes mitraillés. En évoquant le passé, je ne cherche en aucune manière à dissimuler les atrocités que l’actualité nous lance à la figure chaque jour, dépêches et images en provenance d’Alger, de Kaboul, de Téhéran, de Haute-Egypte ou d’ailleurs. Mon objectif est tout autre, et je préfère l’énoncer clairement pour qu’on sache où je veux en venir : ce contre quoi je me bats et me battrai toujours, c’est cette idée selon laquelle il y aurait, d’un côté, une religion – chrétienne – destinée de tout temps à véhiculer modernisme, liberté, tolérance et démocratie, et de l’autre une religion – musulmane – vouée dès l’origine au despotisme et à l’obscurantisme. C’est erroné, c’est dangereux, et cela assombrit pour une bonne partie de l’humanité toute perspective d’avenir. […]

Si le christianisme a façonné l’Europe, l’Europe aussi a façonné le christianisme. Le christianisme est aujourd’hui ce que les sociétés européennes en ont fait. Elles se sont transformées, matériellement et intellectuellement, et elles ont transformé leur christianisme avec elles. Que de fois l’Église catholique s’est-elle sentie bousculée, trahie, malmenée ! Que de fois s’est-elle cambrée, s’efforçant de retarder des changements qui lui semblaient contraires à la foi, aux bonnes mœurs, et à la volonté divine ! Souvent, elle a perdu ; pourtant, sans le savoir, elle était en train de gagner. Contrainte de se remettre en cause chaque jour, confrontée à une science conquérante qui semblait défier les Écritures, confrontée aux idées républicaines, laïques, à la démocratie, confrontée à l’émancipation des femmes, à la légitimation sociale des relations sexuelles prénuptiales, des naissances hors mariage, de la contraception, confrontée à mille et mille « diaboliques innovations », l’Église a toujours commencé par se raidir, avant de se faire une raison, avant de s’adapter.

S’est-elle trahie ? Bien des fois on l’a cru, et demain encore il y aura des occasions qui le laisseront croire. La vérité, pourtant, c’est que la société occidentale a façonné ainsi, par mille petits coups de burin, une Église et une religion capables d’accompagner les hommes dans l’extraordinaire aventure qu’ils vivent aujourd’hui.

La société occidentale a inventé l’Église et la religion dont elle avait besoin. J’emploie le mot « besoin » dans le sens le plus complet du terme, c’est-à-dire en incluant, bien sûr, le besoin de spiritualité. Toute la société y a participé, avec ses croyants et ses non-croyants, tous ceux qui ont contribué à l’évolution des mentalités ont aussi contribué à l’évolution du christianisme. Et ils y contribueront encore, puisque l’Histoire continue.

Dans le monde musulman aussi, la société a constamment produit une religion à son image. Qui n’était jamais la même, d’ailleurs, d’une époque à l’autre, ni d’un pays à l’autre. Du temps où les Arabes triomphaient, du temps où ils avaient le sentiment que le monde était à eux, ils interprétaient leur foi dans un esprit de tolérance et d’ouverture. Ils s’engagèrent par exemple dans une vaste entreprise de traduction de l’héritage grec, ainsi qu’iranien et indien, ce qui permit un essor de la science et de la philosophie ; au début, on se contenta d’imiter, de copier, puis on osa innover, en astronomie, en agronomie, en chimie, en médecine, en mathématiques. Et aussi dans la vie quotidienne, dans l’art de manger, de s’habiller, de se coiffer, ou de chanter ; il y avait même des « gourous » de la mode, dont le plus célèbre reste Ziryab.

Ce ne fut pas une courte parenthèse. Du VIIe jusqu’au XVe siècle, il y eut à Bagdad, à Damas, au Caire, à Cordoue, à Tunis, de grands savants, de grands penseurs, des artistes de talent ; et il y eut encore de grandes et belles œuvres à Ispahan, à Samarcande, à Istanbul, jusqu’au XVIIe siècle et parfois au-delà. Les Arabes ne furent pas les seuls à contribuer à ce mouvement. Dès ses premiers pas, l’islam s’était ouvert sans aucune barrière aux Iraniens, aux Turcs, aux Indiens, aux Berbères ; imprudemment, selon certains, puisque les Arabes se retrouvèrent submergés, et qu’ils perdirent très vite le pouvoir au sein de l’empire qu’ils avaient conquis. C’était la rançon de l’universalité que prônait l’islam. Parfois un clan de guerriers turkmènes déboulait des steppes d’Asie centrale ; arrivés aux portes de Bagdad, ces hommes prononçaient la formule de conversion – « il n’y a pas d’autre divinité que Dieu, et Muhammad est le messager de Dieu » –, plus personne n’avait le droit de contester leur appartenance à l’islam, et le lendemain, ils réclamaient leur part de pouvoir, en faisant même de l’excès de zèle comme font souvent les convertis. Du point de vue de la stabilité politique, cette attitude s’avéra parfois désastreuse ; mais du point de vue culturel, quel extraordinaire enrichissement ! Des bords de l’Indus jusqu’à l’Atlantique, les têtes les mieux faites purent s’épanouir dans le giron de la civilisation arabe. Pas seulement les adeptes de la nouvelle religion ; pour les traductions, on fit beaucoup appel à des chrétiens, qui avaient une meilleure connaissance du grec ; et il est significatif que Maimonide ait choisi d’écrire en arabe Le Guide des égarés, l’un de monuments de la pensée juive.

Je ne cherche pas à dire que cet islam dont je viens de brosser l’image est le seul vrai. Ni qu’il est plus représentatif de la doctrine que celui des talibans, par exemple. Ce n’est d’ailleurs pas un islam particulier que j’ai voulu décrire, j’ai survolé en quelques lignes des siècles et des contrées dans lesquels se sont manifestés mille et mille images de l’islam. Bagdad au IXe siècle pétillait encore de vie ; Bagdad au Xe siècle était devenue ronchonne et bigote et triste. Cordoue, au Xe siècle, était, elle, au contraire, à son apogée ; au début du XIIIe siècle, elle était devenue un bastion du fanatisme ; c’est que les troupes catholiques progressaient, qui allaient bientôt s’en emparer, les ultimes défenseurs ne voulaient plus tolérer de voix dissonantes.

Un comportement qu’on a pu observer à d’autres époques aussi, dont la nôtre. Chaque fois qu’elle s’est sentie en confiance, la société musulmane a su pratiquer l’ouverture. L’image de l’islam qui se dégage de ces temps-là ne ressemble en rien aux caricatures d’aujourd’hui. Je ne cherche pas à dire que celle d’autrefois reflète mieux l’inspiration originelle de l’islam, mais simplement que cette religion, comme toute autre religion, comme toute autre doctrine, porte à chaque époque les empreintes du temps et du lieu. Les sociétés sûres d’elles se reflètent dans une religion confiante, sereine, ouverte ; les sociétés mal assurées se reflètent dans une religion frileuse, bigote, sourcilleuse. Les sociétés dynamiques se reflètent en un islam dynamique, innovant, créatif ; les sociétés immobiles se reflètent en un islam immobile, rebelle au moindre changement.

[…] Quand j’évoque l’influence des sociétés sur les religions, je songe par exemple au fait que lorsque les musulmans du tiers-monde s’en prennent violemment à l’Occident, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont musulmans et que l’Occident est chrétien, c’est aussi parce qu’ils sont pauvres, dominés, bafoués, et que l’Occident est riche et puissant. J’ai écrit « aussi ». Mais j’ai pensé « surtout ». Parce qu’en observant les mouvements islamistes militants d’aujourd’hui, je devine aisément l’influence du tiers-mondisme des années soixante, tant dans leur discours que dans les méthodes ; en revanche, j’ai beau chercher dans l’histoire de l’islam, je ne leur trouve aucun ancêtre évident. Ces mouvements ne sont pas un pur produit de l’histoire musulmane, ils sont le produit de notre époque, de ses tensions, de ses distorsions, de ses pratiques, de ses désespérances […]

Lorsque j’observais l’ayatollah Khomeiny, entouré de ses Gardiens de la Révolution, qui demandait à son peuple de compter sur ses propres forces, qui dénonçait « le grand Satan » et se promettait d’effacer toute trace de la culture occidentale, je ne pouvais m’empêcher de penser au vieux Mao Zedong de la Révolution culturelle entouré de ses Gardes rouges, qui dénonçait le « grand tigre de papier » et promettait d’effacer toute trace de la culture capitaliste. Je n’irai certes pas jusqu’à dire qu’ils furent identiques, mais je constate entre eux de nombreuses similitudes, alors que je ne vois aucune figure dans l’histoire de l’islam qui me rappelle Khomeiny.»

Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Le Livre de Poche, 2001, Grasset, 1998, p. 63-66 ; 72-77Amin Maalouf est souvent cité en francophonie. Sa démarche de rapprochement des individus et des civilisations se nourrit d’une grande richesse de lectures et d’un esprit d’ouverture humaniste rarement égalé. Il faut cependant garder à l’esprit qu’il est écrivain et non historien. .

Immobilisme et modernité

«L’idée selon laquelle l’islam a toujours été un facteur d’immobilisme est tellement ancrée dans les esprits que j’ose à peine m’y attaquer. Il le faut, pourtant. Parce qu’une fois cet axiome posé, on ne peut plus aller nulle part : si l’on se résigne à l’idée que l’islam condamne irrémédiablement ses adeptes à l’immobilisme, et comme lesdits adeptes – forment près du quart de l’humanité – ne renonceront jamais à leur religion, l’avenir de notre planète paraît bien triste. Je n’accepte quant à moi ni l’axiome de base ni la conclusion.

Oui, bien sûr, il y a eu immobilisme. Entre le XVe et le XIXe siècle, alors que l’Occident avançait très vite, le monde arabe piétinait. Sans doute la religion y a-t-elle été pour quelque chose, mais il me semble qu’elle en a surtout été la victime. En Occident, la société a modernisé la religion ; dans le monde musulman, les choses ne se sont pas passées de la même manière. Pas parce que cette religion-là n’était pas « modernisable » – de cela, la preuve n’est pas faite –, mais parce que la société elle-même ne s’est pas modernisée […].

Cette poussée déstabilisante et salutaire n’a jamais eu lieu au sein du monde musulman. Ce formidable printemps de l’humanité créatrice, cette révolution totale, scientifique, technologique, industrielle, intellectuelle et morale, ce long travail « au burin » effectué par des peuples en pleine mutation qui chaque jour inventaient et innovaient, qui sans cesse bousculaient les certitudes et secouaient les mentalités, ce n’est pas un événement parmi d’autres, il est unique dans l’Histoire, il est l’événement fondateur du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui, et il s’est produit en Occident – en Occident et nulle part ailleurs. […]

À partir de quel moment cette prédominance de la civilisation occidentale est-elle devenue virtuellement irréversible ? Dès le XVe siècle ? Pas avant le XVIIIe siècle […]. Ce qui est certain, et capital, c’est qu’un jour une civilisation déterminée a pris les rênes de l’attelage planétaire dans ses mains. Sa science est devenue la science, sa médecine est devenue la médecine, sa philosophie est devenue la philosophie, et ce mouvement de concentration et de « standardisation » ne s’est plus arrêté, bien au contraire, il ne fait que s’accélérer, se répandant dans tous les domaines et dans tous les continents à la fois […]

Si bien qu’aujourd’hui – regardons autour de nous ! – l’Occident est partout […]. Depuis un demi-millénaire, tout ce qui influence durablement les idées des hommes, ou leur santé, ou leur paysage, ou leur vie quotidienne est l’œuvre de l’Occident. Le capitalisme, le communisme, le fascisme, la psychanalyse, l’écologie, l’électricité, l’avion, l’automobile, la bombe atomique, le téléphone, la télévision, l’informatique, la pénicilline, la pilule, les droits de l’homme, et aussi les chambres à gaz… Oui, tout cela, le bonheur du monde et son malheur, tout cela est venu d’Occident.

Où que l’on vive sur cette planète, toute modernisation est désormais occidentalisation […]

Cette réalité n’est pas vécue de la même manière par ceux qui sont nés au sein de la civilisation dominante et par ceux qui sont nés en dehors. Les premiers peuvent se transformer, avancer dans la vie, s’adapter, sans cesser d’être eux-mêmes ; on pourrait même dire que, pour les Occidentaux, plus ils se modernisent, plus ils se sentent en harmonie avec leur culture, seuls ceux qui refusent la modernité se retrouvent déphasés.

Pour le reste du monde, pour tous ceux qui sont nés au sein des cultures défaites, la réceptivité au changement et à la modernité s’est posée en termes différents. Pour les Chinois, les Africains, les Japonais, les Indiens ou les Amérindiens, et aussi pour les Grecs et les Russes autant que pour les Iraniens, les Arabes, les Juifs ou les Turcs, la modernisation a constamment impliqué l’abandon d’une partie de soi-même. Même quand elle suscitait parfois l’enthousiasme, elle ne se déroulait jamais sans une certaine amertume, sans un sentiment d’humiliation et de reniement. Sans une interrogation poignante sur les périls de l’assimilation. Sans une profonde crise d’identité.»

Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Le Livre de Poche, 2001, Grasset, 1998, p. 80-84.

L’Égypte de Muhammad-Ali

[…] C’est vers la fin du XVIIIe siècle que le monde musulman méditerranéen commença à prendre conscience de sa marginalisation et du fossé qui le séparait de l’Occident. Il n’est jamais facile de dater un événement aussi vague qu’une prise de conscience, mais il est généralement admis que c’est à la suite de campagne de Bonaparte en Égypte, en 1799, que de nombreuses personnes, parmi les lettrés comme parmi les responsables politiques, commencèrent à se poser des questions telles que : Pourquoi avons-nous pris tant de retard ? Pourquoi l’Occident est-il à présent si avancé ? Comment a-t-il procédé ? Que devrions-nous faire pour le rattraper ?

Pour Muhammad-Ali – ou Méhémet-Ali –, vice-roi d’Égypte, la seule manière de rattraper l’Europe était de l’imiter. Il alla très loin dans cette voie, faisant appel à des médecins européens pour qu’ils fondent une faculté au Caire, introduisant au pas de charge les techniques nouvelles dans l’agriculture et dans l’industrie, et allant jusqu’à confier le commandement de son armée à un ancien officier de Napoléon ; il accueillit même des utopistes français – les saint-simoniens – pour qu’ils tentent en terre d’Égypte les expériences audacieuses dont l’Europe ne voulait pas. En quelques années, il réussit à faire de son pays une puissance régionale respectée. L’occidentalisation volontariste dont il s’était fait le promoteur avait indiscutablement commencé à porter ses fruits. Aussi résolument que Pierre le Grand, de manière un peu moins brutale, et en rencontrant beaucoup moins de résistance, cet ancien dignitaire ottoman était en train de bâtir en Orient un État moderne capable de prendre sa place au milieu des nations.

Mais le rêve sera brisé, et les Arabes ne garderont de cette expérience qu’un souvenir amer. Aujourd’hui encore, des intellectuels et des dirigeants politiques évoquent avec tristesse, et avec rage, ce rendez-vous manqué, et rappellent en toute occasion à qui veut l’entendre que les puissances européennes, jugeant que Muhammad-Ali devenait trop dangereux et trop indépendant, se coalisèrent pour freiner son ascension, allant jusqu’à diriger contre lui une expédition militaire commune. Il finit sa vie vaincu et humilié.

À vrai dire, quand on observe avec le recul du temps tout le jeu militaire et diplomatique qui s’était déroulé autour de cette question d’Orient, on peut raisonnablement considérer qu’il s’agissait d’un épisode ordinaire des rapports de force entre les puissances. L’Angleterre préférait, sur la route des Indes, un Empire ottoman affaibli et malade plutôt qu’une Égypte vigoureuse et moderne. Cette attitude n’était pas foncièrement différente de celle qui avait conduit la même Angleterre à s’opposer, quelques années plus tôt, à Napoléon, et à animer une coalition capable de démanteler l’Empire européen qu’il venait de bâtir. Mais l’Égypte du XIXe siècle ne peut être comparée à la France ; celle-ci était déjà une grande puissance, elle pouvait être battue, avoir l’air anéantie, puis se relever une génération plus tard prospère et conquérante. En 1815, la France était vaincue et occupée ; en 1830, juste quinze ans plus tard, elle était suffisamment rétablie pour se lancer à la conquête de l’immense Algérie. L’Égypte n’avait pas une telle santé. Elle sortait à peine d’une longue, d’une très longue somnolence, elle venait tout juste d’amorcer sa modernisation, le coup qu’on lui assena à l’époque de Muhammad-Ali s’avéra fatal. Plus jamais une occasion semblable ne se présenta à elle de rattraper le peloton de tête.

La conclusion que les Arabes tirèrent alors et tirent encore de cet épisode, c’est que l’Occident ne veut pas qu’on lui ressemble, il veut seulement qu’on lui obéisse. Dans les échanges épistolaires entre le maître de l’Égypte et les chancelleries, on trouve des passages poignants où il n’hésite pas à mettre en évidence « l’action civilisatrice » qu’il avait entreprise ; affirmant qu’il avait toujours respecté les intérêts des Européens, il se demande pourquoi on cherche à le sacrifier. « Je ne suis pas de leur religion, écrit-il, mais je suis homme aussi, et l’on doit me traiter humainement. »  »

Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Le Livre de Poche, 2001, Grasset, 1998, p. 88-96.

De l’Empire ottoman aux nations, du nationalisme à la tentation islamiste

«[…] L’occidentalisation systématique et sans complexe pratiquée par le maître de l’Égypte [Muhammad-Ali] n’était plus à l’ordre du jour. Le vice-roi était un homme d’un autre âge. Comme dans la France du XVIIe siècle, où on n’hésitait pas à confier le gouvernement à l’Italien Giulio Mazarini, comme dans la Russie du XVIIIe siècle où une Allemande pouvait monter sur le trône des tsars, la génération de Muhammad-Ali ne raisonnait pas en termes de nationalité mais en termes de dynastie et d’État. Lui-même d’origine albanaise, il n’avait aucune raison de confier le commandement de l’armée d’Égypte à un Arabe plutôt qu’à un Bosniaque, ou à un Français. Son destin rappelle un peu celui des généraux romains qui se bâtissaient dans une province de l’Empire une base de pouvoir, mais qui ne rêvaient que de marcher sur Rome pour s’y proclamer imperator et auguste. S’il avait pu réaliser son rêve, c’est à Istanbul qu’il se serait installé, pour en faire la capitale d’un empire musulman européanisé.

À sa mort, toutefois, en 1849, les choses avaient déjà changé. L’Europe entrait dans l’ère du nationalisme, et les empires aux nationalités multiples étaient sur le déclin. Le monde musulman n’allait pas tarder à suivre ce mouvement. Dans les Balkans, les peuples gouvernés par les Ottomans commencèrent à bouger de la même manière que ceux de l’Empire austro-hongrois. Au Proche-Orient aussi, les gens s’interrogeaient à présent sur leur « véritable » identité. Jusque-là, chacun avait ses appartenances linguistiques, religieuses ou régionales mais le problème de l’appartenance étatique ne se posait pas, puisqu’ils étaient tous les sujets du sultan. Dès lors que l’Empire ottoman commençait à se désintégrer, le partage des dépouilles était obligatoirement à l’ordre du jour, avec son cortège de conflits insolubles. Fallait-il que chaque communauté ait son propre État ? Mais que faire lorsque plusieurs communautés cohabitaient depuis des siècles dans un même pays ? Fallait-il diviser le territoire de l’Empire en fonction de la langue, de la religion, ou en suivant les frontières traditionnelles des provinces ? Ceux qui ont observé ces dernières années l’éclatement de la Yougoslavie peuvent se faire une idée – très atténuée, et à petite échelle – de ce qu’a été la liquidation de l’Empire ottoman.

Les différents peuples s’employèrent à rejeter les uns sur les autres la responsabilité des maux dont ils souffraient. Si les Arabes ne progressaient pas, c’était forcément à cause de la domination turque, qui les immobilisait ; si les Turcs ne progressaient pas, c’était parce qu’ils traînaient depuis des siècles le boulet arabe. N’est-ce pas la vertu première du nationalisme que de trouver pour chaque problème un coupable plutôt qu’une solution ? Les Arabes secouèrent donc le joug des Turcs, persuadés que leur renaissance pourrait enfin s’amorcer ; pendant que les Turcs entreprenaient de « désarabiser » leur culture, leur langue, leur alphabet, leur vêtement, pour pouvoir rejoindre l’Europe plus facilement, avec moins de bagages.

Peut-être y avait-il, dans les propos des uns et des autres, une part de vérité. Ce qui nous arrive est toujours un peu de la faute des autres, et ce qui arrive aux autres est toujours un peu de notre faute. Mais peu importe… Si je mentionne ces arguments des nationalistes arabes ou turcs, ce n’est pas pour en débattre, c’est pour attirer l’attention sur une vérité trop souvent oubliée. À savoir que la réponse spontanée du monde musulman au dilemme posé par la nécessaire modernisation n’a pas été le radicalisme religieux. Celui-ci resta longtemps, très longtemps, un attitude extrêmement minoritaire, groupusculaire, marginale, pour ne pas dire insignifiante. Ce n’est pas au nom de la religion que le monde musulman méditerranéen a été gouverné, mais au nom de la nation. Ce sont les nationalistes qui ont conduit les pays à l’indépendance, ils ont été les pères de la patrie, ce sont eux qui ont ensuite tenu les rênes, pendant des décennies, et c’est vers eux que tous les regards étaient tournés avec attente, avec espoir. Tous n’étaient pas aussi ouvertement laïcs et modernistes qu’Atatürk, mais ils ne se référaient guère à la religion, qu’ils avaient mise, en quelque sorte, entre parenthèses.

Le plus important de ces dirigeants était Nasser. « Le plus important », j’ai dit ? C’est un plat euphémisme. On a du mal à imaginer aujourd’hui ce que fut le prestige du président égyptien à partir de 1956. D’Aden jusqu’à Casablanca, ses photos étaient partout, les jeunes et aussi les moins jeunes ne juraient que par lui, les haut-parleurs diffusaient des chansons à sa gloire, et lorsqu’il prononçait l’un de ses discours-fleuves, les gens étaient agglutinés par grappes autour des transistors, deux heures, trois heures, quatre heures sans se lasser. Nasser était pour les gens une idole, une divinité. J’ai beau chercher dans l’histoire récente des phénomènes semblables, je n’en trouve aucun. Aucun qui s’étende sur tant de pays à la fois, avec une telle intensité. Pour ce qui concerne le monde arabo-musulman, en tout cas, il n’y a jamais rien eu qui ressemble, même de loin, à ce phénomène.

Or cet homme, qui plus que quiconque a porté les aspirations des Arabes et des Musulmans, était un ennemi farouche des islamistes ; ils ont tenté de l’assassiner, et lui-même a fait exécuter plusieurs de leurs dirigeants. Je me souviens d’ailleurs qu’à cette époque-là, un militant d’un mouvement islamiste était considéré par l’homme de la rue comme un ennemi de la nation arabe, et souvent comme un « suppôt » de l’Occident.

Cela pour dire que lorsqu’on voit dans l’islamisme politique, antimoderniste et antioccidental, l’expression spontanée et naturelle des peuples arabes, c’est un raccourci pour le moins hâtif. Il a fallu que les dirigeants nationalistes, Nasser en tête, arrivent à une impasse, tant par leurs échecs militaires successifs que par leur incapacité à résoudre les problèmes liés au sous-développement, pour qu’une partie significative de la population se mette à prêter l’oreille aux discours du radicalisme religieux, et pour qu’on voie fleurir, à partir des années 1970, voiles et barbes protestataires.

Je pourrais m’étendre bien plus longuement sur chaque cas, celui de l’Égypte, de l’Algérie, et tous les autres, raconter les illusions et les désillusions, les mauvais départs et les choix désastreux, la déconfiture du nationalisme, du socialisme, de tout ce en quoi les jeunes de cette région, à l’instar des jeunes du reste du monde, de l’Indonésie au Pérou, ont cru, puis cessé de croire. Je voulais seulement redire ici, encore et encore, que le radicalisme religieux n’a pas été le choix spontané, le choix naturel, le choix immédiat des Arabes ou des Musulmans.

Avant qu’ils ne soient tentés par cette voie, il a fallu que toutes les autres se bouchent. Et que celle-là, la voie passéiste, se retrouve paradoxalement dans l’air du temps.»

Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Le Livre de Poche, 2001, Grasset, 1998, p. 88-96.