Les mœurs des Turcs vus par un voyageur français sous Louis XIV
Jean Thévenot, né en 1633, ami de l’orientaliste Barthélemy d’Herbelot, voyage par curiosité. Arrivé à Constantinople le 2 décembre 1655, il y reste neuf mois. Les éléments les plus personnels de sa relation de voyage sont ses observations sur les moeurs et coutumes des Turcs. Le 30 août 1656, il part pour l’Egypte, où il parvient au début de 1657. Il y fréquente la colonie française du Caire. Il visite les environs du Caire et voyage jusqu’à Jérusalem en passant par la Sinaï. Parti d’Alexandrie le 4 février 1659, il séjourne quinze jours à Tunis et rentre à Livourne le 12 avril 1659. Il part pour un second voyage en octobre 1663, mais meurt sur le chemin du retour après avoir visité la Perse et l’Inde. Le récit de son premier voyage paraît en son absence, en 1665 ; le second est publié en 1674 (Perse) et 1684 (Inde). Le tout est édité en français à Amsterdam en 1727, en cinq volumes.
« Sommaire de l’humeur des Turcs »
« Après avoir décrit au long toutes les coutumes et habitudes des Turcs, il est bon d’en faire ici un petit abrégé, et de représenter en peu de lignes leur naturel et leurs moeurs. Beaucoup croient en chrétienté que les Turcs sont de grands diables, des barbares, et des gens sans foi, mais ceux qui les ont connus et conversés en ont un sentiment bien différent ; car il est certain que les Turcs sont bonnes gens, et qui suivent fort bien ce commandement qui nous est fait par la Nature de ne rien faire à autrui que ce que nous voulons qui nous soit fait. Quand je parle ici des Turcs, j’entends les Turcs naturels, et non pas ceux qui passent d’une autre religion à la leur, lesquels sont en grand nombre en Turquie, et qui assurément sont capables de toutes sortes de méchanceté et de vices, comme l’expérience le fait connaître, et pour l’ordinaire aussi infidèles aux hommes qu’ils l’ont été à Dieu ; mais les Turcs natifs sont honnêtes gens, et estiment les honnêtes gens, soit turcs, soit chrétiens, ou juifs. Ils ne croient point aussi qu’il soit permis de tromper ni de dérober, non plus un chrétien qu’un Turc ; je sais bien qu’on peut me demander : « Pourquoi donc font-ils tant d’avanies aux Francs ? » Mais il est certain que ce sont les chrétiens et les Juifs qui les leur font faire, et les gâtent, et servent d’instruments à se ruiner les uns les autres, par une envie damnable qui règne même parmi les Francs qui sont en Levant. L’usure parmi les Turcs est un très grand péché, et peu en usage. Ils sont fort dévotieux, et fort charitables ; ils sont fort zélés pour leur religion, et tâchent tous de l’étendre par tout l’univers ; et quand ils estiment un chrétien, ils le prient de se faire turcs. Ils sont fidèles à leur prince, auquel ils portent grand respect, et lui obéissent fort aveuglément ; on ne voit point de Turcs qui trahissent leur prince et qui se rangent du côté des chrétiens. Ils ne se querellent point, et ne portent pas d’épée par la ville, pas même les soldats, mais seulement des cangiars. Ils se battent peu, et les duels n’ont jamais été connus chez eux, ce qui vient principalement de la sage politique de Mahomet, qui leur a ôté deux grands sources de querelles, le vin et le jeu, car les bons Turcs ne boivent point de vin, et ceux qui en boivent ne sont point estimés, non plus que ceux qui mangent de l’opium, ou de la coque de Levant, qui les enivre (1). Pour le jeu, quoiqu’ils jouent à plusieurs jeux, c’est toujours pour rien ; de sorte qu’ils ne se battent jamais, parce que s’il arrive quelque querelle entre eux, le premier qui passe les met d’accord, ou bien celui qui se plaint appelant son compagnon en justice devant des témoins, il n’oserait refuser d’y aller, autrement ce serait se condamner ; et là chacun ayant dit ses raisons, celui qui a tort étant condamné, est souvent puni de coups de bâtons, s’il l’a mérité.
Ils sont fort sobres, et ne font point d’excès par la quantité de viandes, non plus que par la qualité ; les traiteurs y seraient fort inutiles ; et on peut dire qu’ils mangent pour vivre, et ne vivent point pour manger. C’est à peu près tout le bien qui se peut dire d’eux.
Quant à leurs vices, ils sont fort superbes, s’estimant plus qu’aucune autre nation ; ils se croient les plus vaillants de la terre, et il semble que le monde ne soit fait que pour eux : aussi méprisent-ils en gros et en général toutes les autres nations, et principalement celles qui ne suivent point leur loi, comme les chrétiens et les Juifs ; et ils appellent ordinairement les chrétiens chiens : même il y a des Turcs, si superstitieux, que si en sortant le matin de leur logis, leur première rencontre est d’un chrétien ou d’un Juif, ils rentrent vitement au logis, en disant : « Aouz billah min el scheitan el regdim », c’est-à-dire « Dieu nous garde du Diable ». Pour le vulgaire, il croit faire une bonne action de se moquer d’un chrétien, principalement s’il est franc ; mais c’est parce que notre façon d’habit étant fort différente de la leur les choque fort, et ils disent que nous sommes de ces singes qui n’ont point de queue : mais à Constantinople, il ne se commet pas de grande insolence envers les Francs, soit pour la grande fréquentation qu’ils ont avec eux, ou plutôt parce qu’on les ferait châtier assez facilement s’ils faisaient du mal ; toutefois il se donne toujours quelque coup de bâton en passant, principalement par quelque ivrogne. (…)
Les Turcs cultivent peu les sciences, et ils se contentent d’apprendre à lire et à écrire, et étudient souvent l’Alcoran, dans lequel est compris leur droit civil et leur droit canon ; quelques-uns s’appliquent encore à l’astrologie, et peu à d’autres sciences.
Ils sont fort amoureux, mais d’un amour brutal ; car ils sont grands sodomites, et c’est un vice fort commun chez eux, et ils se cachent si peu, que toutes leurs chansons n’ont d’autre sujet que cet amour infâme, ou le vin. Ils sont fort avaricieux, c’est pourquoi on gagne facilement leur amitié par l’argent, ou autres présents ; on reçoit toute courtoisie d’eux par le moyen de l’argent, et il n’y a rien qu’on n’obtienne à la Porte du Grand Seigneur pour de l’argent ; et enfin l’argent est un grand talisman, aussi bien qu’ailleurs. Pour les gens du vulgaire, pourvu que vous les fassiez boire, ils sont tout à vous : voilà le principal de leurs moeurs. »
Jean Thévenot, Voyage du Levant, Paris, François Maspero « La Découverte », 1980, p. 128 – 131.
1) Nom de fruits desséchés d’un arbuste du Malabar et des Moluques qui servent aussi bien comme appât pour enivrer le poisson que comme drogue.
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