Couverture du Petit Journal pour les fêtes franco-russes en 1893 .

Les emprunts russes en France

« M. Germain (1) a gardé de son entretien avec Poliakov (2) l’impression que tous les groupes financiers importants d’Europe font en ce moment d’actives démarches pour participer aux affaires que le retour de la paix et la liquidation des dépenses de la guerre (3) vont sans doute faire éclore en Russie. M. Germain est d’avis que nous devons nous mettre sur les rangs (…). Il faudrait offrir 100 millions, que fourniraient sans difficultés les établissements français (…). Dans toutes vos conversations avec les représentants du gouvernement russe, insistez sur les avantages que trouvera la Russie à élargir en France la clientèle de ses emprunts. Le marché anglais peut à tout instant lui être fermé par la politique, et la France lui offre une garantie contre cette éventualité. (…) M. Germain pense que c’est le moment d’agir très activement pour prendre pied en Russie et pour jouer le rôle qui nous convient dans les grandes opérations qui s’élaborent. Tâchez de trouver des appuis influents, c’est pour vous le point le plus important et le plus délicat. »

Lettre de Mazerat, directeur parisien du Crédit lyonnais, adressée au directeur de l’agence du Crédit lyonnais à Saint-Pétersbourg, 18 mars 1878 (1) Maître du Crédit lyonnais (2) Constructeur russe de chemins de fer, alors en voyage d’affaires à Paris (3) Guerre russo-turque de 1877-1878

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Début du rapprochement franco-russe : 1887 ?

« Vers la fin de l’année 1886, les relations entre la France et l’Allemagne s’étaient tendues. M. de Bismarck voyait avec un vif déplaisir la France se relever de ses désastres et créer une puissante armée. Les allures du général Boulanger irritaient le chancelier. Le ministre de la guerre français, trouvant notre frontière de l’est insuffisamment protégée par des troupes très inférieures en nombre à celles de l’Allemagne, résolut d’augmenter nos forces sur la frontière et dans ce but ordonna la construction immédiate de baraquements dans les trois départements de la Meuse, de Meurthe-et-Moselle et des Vosges. Le général Boulanger ne voulait en aucune façon provoquer l’Allemagne et ne songeait pas à la guerre ; il n’avait en vue que des mesures de précaution.
Cependant on fit grand tapage en Allemagne autour de cette affaire que l’on grossit comme à plaisir ; la presse d’outre-Rhin s’en saisit et l’on apprit tout à coup que l’Allemagne, quoiqu’on fut en plein hiver, rappelait sous les armes 75’000 réservistes. Dès que cette nouvelle fut connue, M. Flourens demanda des explications à l’ambassadeur d’Allemagne. Le comte de Munster ne fit au ministre que des réponses vagues, évasives et peu rassurantes. Le gouvernement français acquit bientôt la conviction que le danger d’une agression allemande devenait de plus en plus menaçante.
A Saint-Pétersbourg on observait avec la plus vive attention ce qui se passait entre l’Allemagne et la France. Les menaces non équivoques que M. de Bismarck adressait à la France émurent vivement l’empereur Alexandre III. Vers la fin du mois de janvier 1887, les nouvelles de Berlin faisaient craindre que l’ouverture des hostilités ne fût imminente. M. Flourens me fit part de ses vives inquiétudes et j’informai un grand personnage russe de la gravité de la situation. Alors, au moment où l’on s’y attendait le moins, l’apaisement se fit. A la chancellerie allemande on déclarait à qui voulait l’entendre que les craintes étaient mal fondées, qu’il n’y avait aucun motif de s’alarmer et que l’Allemagne n’avait nullement l’intention d’attaquer la France. De son côté, M. Herbette, ambassadeur de France à Berlin, envoyait des télégrammes rassurants. Bref, l’incident était clos.
Quelle influence avait produit ce revirement complet et amené M. de Bismark à abandonner ses idées d’agression ? Il n’y a qu’une seule explication possible, c’est que l’Empereur Alexandre III a donné en cette occasion une preuve éclatante de ses sympathies personnelles et de sa sollicitude pour la sécurité de la France.
Le Tsar était intervenu par l’intermédiaire de son ambassadeur à Berlin en faveur de la paix et ses conseils de sagesse avaient été écoutés.
Tout porte à croire qu’à Saint-Pétersbourg on était à ce moment-là pénétré de l’idée que la France était un élément indispensable de l’équilibre européen et que la Russie avait intérêt à empêcher son écrasement. On reconnaissait que la neutralité de la Russie pendant la guerre de 1864 entre le Danemark et la Prusse, celle de 1866 entre l’Autriche et la Prusse et celle de 1870 entre la France et l’Allemagne avait été une faute. Les intérêts de la Russie lui défendaient de rester indifférente aux résultats de ces guerres et cependant elle avait gardé jusqu’au bout la neutralité, aidant ainsi l’Allemagne à créer et à développer sa formidable puissance.
Allait-elle commettre la même faute en 1887 ?
Alexandre III ne voulut pas retomber dans les mêmes erreurs et sut se dégager des liens traditionnels qui unissaient sa politique à celle de l’Allemagne. Il répondit par un refus aux propositions du prince de Bismarck qui lui offrait un nouvel accord aux termes desquels l’Allemagne donnait à la Russie son appui dons la question des Balkans à la condition que de son côté le Tsar promît de rester neutre dans le cas d’une guerre franco-allemande.Voulant conserver dans ses relations avec les Puissances étrangères une entière liberté d’action, Alexandre III inaugura ce qu’on appelait alors une politique de mains libres.
Ce fut un événement considérable et heureux pour la France, car l’attitude nouvelle de la Russie devait forcément gêner beaucoup M. de Bismarck dans ses desseins hostiles envers notre pays.  »

in HANSEN, Jules, L’alliance franco-russe, Paris, Flammarion, 1897, ch. III, p. 27-31

numérisé sur archive.org, téléchargé en janvier 2016
(l’auteur est « conseiller d’ambassade honoraire »)

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Alliance franco-russe (1892)

Le succès des premiers emprunts, russes à Paris contribue au rapprochement du régime tsariste et de la république française contre la Triplice (Triple-Alliance, 1882).
« La France et la Russie étant animées d’un égal désir de conserver la paix, et n’ayant d’autre but que de parer aux nécessités d’une guerre défensive, provoquée par une attaque des forces de la Triple-Alliance contre l’une ou l’autre d’entre elles, sont convenues des dispositions suivantes :

1. Si la France est attaquée par l’Allemagne, ou par l’Italie soutenue par l’Allemagne, la Russie emploiera toutes ses forces disponibles pour attaquer l’Allemagne.

Si la Russie est attaquée par l’Allemagne, ou par l’Autriche soutenue par l’Allemagne, la France emploiera toutes ses forces disponibles pour combattre l’Allemagne.

2. Dans le cas où les forces de la Triple-Alliance, ou une des puissances qui en font partie, viendraient à se mobiliser, la France et la Russie, à la première annonce de l’événement et sans qu’il soit besoin d’un concert préalable, mobiliseront immédiatement et simultanément la totalité de leurs forces, et les porteront le plus près possible de leurs frontières.

3. Les forces disponibles qui doivent être employées contre l’Allemagne seront, du côté de la France de 1 300 000 hommes, du côté de la Russie de 700 000 à 800 000 hommes. Ces forces s’engageront à fond, en toute diligence, de manière que l’Allemagne ait à lutter, à la fois, à l’est et à l’ouest.

4. Les états-majors des armées des deux pays se concerteront en tout temps pour préparer et faciliter l’exécution des mesures prévues ci-dessus. Ils se communiqueront, dès le temps de paix, tous les renseignements relatifs aux armées de la Triple-Alliance qui sont ou parviendront à leur connaissance. Les voies et moyens de correspondre en temps de guerre seront étudiés et prévus d’avance. (…)

6. La présente convention aura la même durée que la Triple-Alliance.

7. Toutes les clauses énumérées ci-dessus seront tenues rigoureusement secrètes.  »

Convention militaire de 1892, ratifiée en 1894.

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A propos de l’alliance franco-russe (1892)

Note : L’existence de l’alliance franco-russe est connue, mais le texte des accords reste secret.
« C’est l’alliance conclue en dehors des formules vieillies des protocoles, en dehors du mystère des chancelleries (…). C’est l’alliance entre deux grands peuples maîtres de leur destinée et qui n’ont rien à cacher. C’est la politique franche, loyale, à la lumière du grand jour; sans dissimulation et sans réticences (…). C’est la guerre rendue impossible. L’alliance franco-russe, c’est le triomphe des idées libérales dans toute l’Europe (…). »

Flourens, ancien ministre des Affaires étrangères, Le Journal, 30 octobre 1893

« Nous tenons le centre de l’Europe entre les deux mâchoires d’un étau. A la première insulte, nous serrerons la vis (…). Restons le fusil au bras, mais sans crainte d’en faire sonner la crosse à la frontière. Le jeune Empereur est-il secrètement tourmenté par le traditionnel idéal du monde slave ? Rêve-t-il de rejeter la barbarie turque au delà du Bosphore et de faire resplendir la croix grecque sur le dôme de Sainte-Sophie ? Pourquoi pas ? Mais le jour où les Cosaques pénétreront au galop dans les ruelles du vieux Stamboul, il est bien entendu qu’à Strasbourg, un bataillon français présentera les armes à la statue de Kléber [général français (1753-1800)] . »

F. Coppée, Hommage au tsar, 1896

« Le silence de nos gouvernants ne constituerait pas seulement une inconvenance intolérable à l’égard du Parlement, mais un véritable péril pour notre pays. Il s’agit de mettre en balance les bénéfices et les charges. Nous ne pouvons pas admettre que la France se trouve un beau matin obligée de tirer l’épée pour une querelle dans les Balkans sans avoir même été appelée à connaître l’engagement qui l’y contraint. »

A. Millerand, article dans La Petite République , 14 octobre 1896

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Les inquiétudes françaises face à la faiblesse de l’armée russe

« Le plan de concentration russe en cas de guerre sur la frontière occidentale a subi en effet, comme il fallait s’y attendre, des modifications très sensibles. Non seulement il est absolument défensif, mais ce n’est pour ainsi dire qu’un fantôme de plan de concentration.

Le nouvel armement de l’artillerie est loin d’être au complet, les approvisionnements de munitions ne sont pas à la hauteur des nouvelles exigences; il manque une quantité de matériel de train, de matériel d’intendance, de matériel sanitaire, de matériel roulant sur les chemins de fer.

D’autre part, les troupes sont dans un état très médiocre sous le rapport des cadres, de l’instruction et de l’esprit.

Il faudrait être aveugle pour ne pas voir… que  » la Russie sera pour un certain temps une alliée militaire presque sans valeur contre l’Allemagne « . »

Note secrète de l’attaché militaire français en Russie au ministre de la Guerre (25 nov. 1906).

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